CHAPITRE XI.

Vers le soir d'une brumeuse journée, un voyageur descendit à la porte d'une petite auberge de campagne, au village de N., dans le Kentucky. Il trouva, dans la salle commune, une compagnie assez mêlée; l'inclémence du temps contraignait tous ces voyageurs à chercher un abri; c'était la mise en scène ordinaire de ces sortes de réunions. Des habitants du Kentucky, grands, forts, osseux, vêtus de blouses de chasse, et couvrant de leurs vastes membres une superficie considérable, s'étendaient tout de leur long, avec la nonchalance particulière à leur race; des carnassières, des poires à poudre, des chiens de chasse et de petits nègres se roulaient pêle-mêle dans les angles. A chaque coin du foyer était assis un homme aux longues jambes, sa chaise à demi renversée, son chapeau sur la tête, et les talons de ses boites souillées de boue sur le manteau de la cheminée. Nous devons avertir nos lecteurs que c'est la position préférée de ceux qui fréquentent les tavernes de l'ouest. Cette attitude favorise chez eux l'exercice de la pensée.

Comme la plupart de ses compatriotes, l'hôte, qui se tenait derrière son comptoir, était grand, de mine joviale; ses membres étaient souples; sa tête, couverte de cheveux abondants, était surmontée d'un très-haut chapeau.

A vrai dire, chacun, dans l'appartement, portait cet emblème caractéristique de la souveraineté de l'homme. Qu'il fût de paille ou de palmier, de castor épais ou de soie brillante, le chapeau révélait chez tous l'indépendance républicaine. Le chapeau, c'est l'homme. Les uns le portaient crânement sur le côté: c'étaient les hommes de joyeuse humeur, les sans-gêne et les malins. Les autres l'enfonçaient jusque sur leur nez: c'étaient les indomptables et les tapageurs, qui portent ainsi leurs chapeaux, parce que c'est ainsi qu'ils veulent le porter. D'autres, au contraire, l'avaient renversé en arrière, hommes vifs et alertes qui veulent tout voir. Les autres, vrais sans-soucis, le placent de toutes sortes de façons.

Les chapeaux eussent mérité une étude de Shakespeare lui-même.

Des nègres, fort à l'aise dans leurs larges pantalons et fort à l'étroit dans leurs chemises, circulaient de tous côtés, sans autre but que de prouver leur désir d'employer tous les objets de la création au service de leur maître et de ses hôtes. Ajoutez à ce tableau un beau feu, vif, pétillant, qui flambait de la façon la plus réjouissante du monde dans une vaste et large cheminée. La porte et les fenêtres étaient ouvertes; les rideaux de calicot flottaient et se gonflaient sous de grosses bouffées d'air humide et froid. Vous avez maintenant une idée des agréments d'une taverne du Kentucky.

Les habitants du Kentucky, à l'heure où nous écrivons, sont une preuve vivante à l'appui de la doctrine qui enseigne la transmission des instincts et des particularités distinctives des races.

Leurs pères étaient de grands chasseurs, vivant dans les bois, dormant sous le ciel, avec les étoiles pour flambeaux. Leurs descendants regardent la maison comme une tente, ont toujours le chapeau sur la tête, s'étendent partout, mettent le talon de leurs bottes sur le manteau des cheminées, comme leurs pères faisaient sur le tronc des arbres, tiennent les fenêtres et les portes ouvertes, hiver comme été, afin d'avoir assez d'air pour leurs vastes poumons, appellent tout le monde «étranger» avec une nonchalante bonhomie [8], et sont, du reste, les plus francs, les plus faciles et les plus gais de tous les hommes.

Telle était la réunion dans laquelle pénétra notre voyageur. C'était un petit homme trapu, mis avec soin: toute l'apparence d'une bonne et franche nature, avec une certaine pointe d'originalité. Il accordait la plus grande attention à sa valise et à son parapluie; il entra, les portant lui-même à la main, et résistant avec opiniâtreté à toutes les offres de service des domestiques qui voulaient lui venir en aide. Il parcourut la salle d'un regard circulaire, où perçait une certaine inquiétude, et, se retirant vers le coin le plus chaud de l'appartement, il plaça ces objets sous sa chaise, s'assit enfin, et regarda avec anxiété le digne personnage dont les talons ornaient l'autre bout de la cheminée et qui crachait à droite et à gauche avec une force et une énergie bien capables d'effrayer un bourgeois minutieux et dont les nerfs sont trop susceptibles.

«Vous allez bien, étranger? dit le gentleman sans façon au nouvel arrivant; et il lança dans sa direction une gorgée de jus de tabac.

—Bien, je vous remercie, répliqua celui-ci, qui recula, non sans effroi, devant l'honneur qui le menaçait.

—Quelles nouvelles? reprit l'autre en tirant de sa poche une carotte de tabac et un grand couteau de chasse.

—Aucune que je sache, répondit l'étranger.

—Vous chiquez? dit le premier interlocuteur; et il présenta au vieux gentleman un morceau de tabac d'un air tout à fait fraternel.

—Non, merci! cela me fait mal, dit le petit homme en repoussant le tabac.

—Ah! vous n'en usez pas!» fit-il familièrement; et il fourra le morceau dans sa bouche.

Le vieux petit gentleman se reculait vivement chaque fois que son frère aux longues côtes crachait dans sa direction. Celui-ci, s'en apercevant, se détourna obliquement, et, dirigeant son artillerie d'un autre côté, il commença de battre en brèche un des landiers avec un déploiement de génie militaire suffisant pour prendre une ville.

«Qu'est-ce que cela? s'écria le vieux gentleman envoyant une partie de l'assemblée se former en groupe autour d'une affiche.

—Un nègre en fuite,» telle fut la réponse laconique d'un des lecteurs.

M. Wilson, tel était le nom du vieux gentleman, M. Wilson se leva, et, après avoir soigneusement rangé sa valise et son parapluie, il tira ses lunettes, les fixa sur son nez, et, cette opération une fois achevée, il lut ce qui suit:

«S'est enfui de la maison du soussigné l'esclave mulâtre Georges, taille de six pieds[9], teint presque blanc, cheveux bruns bouclés, très-intelligent; parle bien, sait lire et écrire; il essayera probablement de se faire passer pour un blanc; il a de profondes cicatrices sur le dos et sur les épaules; la main droite a été marquée au feu de la lettre H.

«Quatre cents dollars à qui le ramènera vivant. La même somme sur preuve justificative qu'il a été tué.»

Le vieux gentleman lut d'un bout à l'autre l'avertissement, comme s'il l'eût étudié.

Le vétéran aux longues jambes, qui avait fait le siége des chenets, ramassa son ennuyeuse longueur, et, cambrant sa vaste taille, il s'avança jusqu'à l'affiche et lança très-résolûment contre elle une gorgée de tabac.

«Voilà le cas que j'en fais!» dit-il.

Et il se rassit.

«Qu'est-ce à dire, étranger? demanda l'hôte.

—Je ferais la même chose à l'auteur s'il était ici, répondit l'homme aux longues jambes en reprenant son ancienne occupation, qui consistait à couper du tabac. Un homme qui possède un esclave de cette valeur et qui ne le traite pas mieux mérite de le perdre.... Des affiches comme celles-là sont une honte pour le Kentucky.... Voilà mon opinion, si quelqu'un veut la savoir.

—C'est assez clair, fit l'aubergiste en portant sur son livre la note du dégât.

—J'ai mon troupeau d'esclaves, monsieur, poursuivit l'homme aux longues jambes en reprenant son attaque contre les chenets, et je leur dis toujours: Garçons, décampez, fuyez, partez quand il vous plaira, je ne m'aviserai jamais de courir après vous.... Et voilà comme je les garde! Persuadez-leur qu'ils sont libres de s'en aller quand ils voudront, cela leur en ôte l'envie. Bien plus, j'ai leurs papiers d'affranchissement tout prêts au cas où ils voudraient partir; ils le savent, et, je vous le dis, étranger, il n'y a pas dans mes parages un homme qui tire meilleur parti que moi de ses nègres. Mes esclaves sont allés maintes fois à Cincinnati avec des poulains pour cinq cents dollars, ils m'ont rapporté l'argent bien exactement, et je le comprends. Traitez-les comme des chiens, ils agiront comme des chiens; traitez-les comme des hommes, ils agiront comme des hommes.»

Et l'honnête maquignon, dans l'ardeur de ses démonstrations, pour donner plus d'éclat aux sentiments moraux qu'il exprimait, les accompagna d'un véritable feu d'artifice dirigé vers l'âtre.

«Je crois, mon ami, que vous avez raison, dit M. Wilson, et l'esclave dont on donne ici le signalement est un individu remarquable: il n'y a point à s'y tromper; il a travaillé pour moi une demi-douzaine d'années dans ma fabrique de sacs; c'était mon meilleur ouvrier; c'est de plus un homme très-ingénieux; il a inventé une machine pour tiller le chanvre: c'est une excellente chose. On s'en sert dans diverses fabriques. Son maître en possède le brevet.

—Oui, dit le maquignon, il le possède, je vous en réponds, et il gagne de l'argent avec aussi; et il a marqué avec le feu la droite de l'esclave! Si j'ai un peu de chance, je le marquerai à son tour, je vous en réponds, et il portera la marque quelque temps.

—Ces esclaves intelligents causent toujours des ennuis et des embarras, dit un homme de mauvaise mine, qui se tenait de l'autre côté de la salle; c'est ce qui fait qu'on est obligé de les tenir sévèrement et de les marquer. S'ils se conduisaient bien, cela n'arriverait pas.

—C'est-à-dire, riposta sèchement le maquignon, que Dieu en a fait des hommes, et que vous vous efforcez d'en faire des bêtes.

—Les nègres distingués n'offrent aucun avantage à leur maître, reprit l'autre, bien retranché qu'il était contre le mépris de son adversaire dans sa stupide et grossière ignorance. A quoi bon le talent des esclaves puisqu'on ne peut s'en servir soi-même? Ils ne l'emploient qu'à vous éclipser. J'ai eu un ou deux de ces individus. Je les ai fait vendre de l'autre côté de la rivière. Je savais bien que je les aurais perdus tôt ou tard....

—Il vaudrait mieux les tuer, pour vous rassurer tout à fait; au moins leurs âmes seraient libres!»

Ici la conversation fut interrompue par l'arrivée dans l'auberge d'un petit boguey à un seul cheval. Il avait une très-jolie apparence; un homme comme il faut, bien mis, était assis sur le siége avec un domestique de couleur qui conduisait.

Toute la compagnie l'examina avec l'intérêt qu'une réunion d'oisifs, retenus au logis par un temps pluvieux, accorde toujours à un nouvel arrivant. Il était très-grand, brun, une complexion espagnole, de beaux yeux noirs expressifs; des cheveux bouclés, également noirs, mais d'un noir sans reflet; son nez aquilin, irréprochable, ses lèvres fines et minces, l'admirable contour de ses membres bien proportionnés, frappèrent toute l'assistance. On pensa que ce devait être un personnage de très-haut rang. Il entra, salua avec une aisance parfaite, indiqua d'un geste à son domestique où il devait poser ses malles, et alla au comptoir, à pas lents, et le chapeau à la main; il se fit inscrire sous le nom d'Henri Butler, d'Oaklands, comté de Shelby; il se retourna, examina l'affiche et la lut de l'air le plus indifférent du monde.

«Dites-moi, Jim, fit-il à son domestique, il me semble que nous avons rencontré un garçon qui ressemblait à cela, tout près de Barnan, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur, dit Jim; seulement je n'ai pas vérifié pour la main.

—Ma foi, je n'ai pas pris garde non plus,» dit l'étranger en bâillant d'un air ennuyé.

Il retourna vers l'aubergiste et le pria de lui faire donner un appartement séparé; il avait à écrire sur-le-champ.

L'aubergiste fit preuve du plus obséquieux empressement; une troupe de nègres, vieux et jeunes, mâles et femelles, petits et grands, se leva de tous les coins, avec le bruit d'une couvée de perdrix; ils se mirent à fureter, bouleverser, renverser partout, se marchant sur les talons, et tombant les uns sur les autres, dans l'excès de leur zèle à préparer la chambre de M'ssieu; lui cependant prit une chaise, s'assit au milieu de la compagnie et entama la conversation avec son voisin.

Le manufacturier, M. Wilson, n'avait cessé de regarder l'étranger; c'était une curiosité avide, troublée, mal à l'aise.... Il s'imaginait reconnaître Butler, l'avoir rencontré quelque part; mais il ne pouvait préciser ses souvenirs. A chaque instant, quand l'étranger parlait, souriait, faisait un mouvement, il fixait les yeux sur lui...; puis, soudain, les détournait, quand il rencontrait l'œil noir, brillant et calme de l'étranger. Enfin, tout à coup le souvenir vrai passa dans son esprit avec la rapidité de l'éclair; il se leva, et, d'un air de stupéfaction et de crainte, il s'avança vers Butler.

«M. Wilson, je pense, dit celui-ci du ton d'un homme qui reconnaît, et il lui tendit la main. Je vous demande mille pardons, je ne vous remettais pas tout d'abord... je vois que vous ne m'avez pas oublié: M. Butler, d'Oaklands.

—Oui! oui! oui!!» dit Wilson, comme un homme qui parlerait dans un rêve.

Au même instant, un négrillon entra; il annonça que la chambre de M'ssieu était prête.

«Jim! veillez aux bagages! fit négligemment le gentleman, et s'adressant à M. Wilson: Je serais heureux, lui dit-il, d'avoir avec vous quelques instants d'entretien, dans ma chambre, si vous le vouliez bien.»

M. Wilson le suivit d'un air égaré. Ils entrèrent dans une vaste chambre de l'étage supérieur où pétillait un bon feu. Les domestiques mettaient la dernière main aux arrangements intérieurs.

Quand tout fut terminé et que les gens se furent retirés, le jeune homme ferma résolûment la porte, mit la clef dans sa poche, se retourna, croisa les bras sur sa poitrine et regarda en face et fixement M. Wilson.

«Georges!

—Oui, Georges, dit le jeune homme. Je suis, j'imagine, assez bien déguisé, reprit-il avec un sourire. Une décoction de noix vertes a donné à ma face blanche une assez belle nuance brune. J'ai teint mes cheveux en noir; vous voyez que je ne suis plus du tout conforme au signalement!

—Ah! Georges, c'est un jeu dangereux que vous jouez là! je ne vous l'aurais pas conseillé.

—Aussi j'en prends la responsabilité,» répondit Georges avec un fier sourire.

Nous ferons remarquer en passant que Georges, par son père, était un blanc. Sa mère était une de ces infortunées que leur beauté désigne pour être les esclaves des passions de leurs maîtres, pauvres mères dont les enfants sont destinés à ne jamais connaître leur père! Il devait à une des plus nobles familles du Kentucky les beaux traits d'un visage européen, et un caractère indomptable et superbe; il devait à sa mère une certaine couleur, amplement rachetée par de magnifiques yeux noirs. Avec un léger changement dans cette teinte de la peau et dans la couleur des cheveux, c'était maintenant un véritable Espagnol. Comme la grâce des formes et l'élégance des manières lui avaient toujours été naturelles, il n'éprouvait aucun embarras à remplir le rôle audacieux qu'il avait choisi: celui d'un gentleman en voyage.

M. Wilson, bonne nature au fond, mais vieillard timide et minutieux, arpentait la chambre à grands pas, «roulant le chaos dans son âme,» selon l'expression de John Bunyan, déjà cité, partagé entre le désir de venir au secours de Georges et le sentiment confus de l'ordre et de la loi qu'il fallait faire respecter. Tout en continuant sa promenade, il s'exprima donc en ces termes:

«Ainsi, Georges, vous êtes évadé, fuyant votre maître légitime. Je ne m'en étonne pas, Georges, mais je m'en afflige. Oui, Georges, décidément, je crois que je dois vous parler ainsi; c'est mon devoir!

—De quoi êtes-vous affligé? dit Georges d'un ton calme.

—Mais de vous voir, pour ainsi dire, en opposition avec les lois de votre pays!

—Mon pays! dit Georges avec une expression à la fois violente et amère; mon pays! je n'en ai d'autre que la tombe! plût à Dieu que j'y fusse déjà!

—Quoi! Georges.... Oh! non! non! il ne faut pas! Cette façon de parler est mauvaise, contraire à l'Écriture! Georges, vous avez un mauvais maître, je le sais; il se conduit mal. Je ne prétends pas le défendre; mais vous savez que l'ange contraignit Agar à retourner chez Sara et à ployer sous sa main; l'Apôtre a renvoyé Onésime à son maître!

—Ne me citez pas la Bible de cette façon-là, monsieur Wilson, reprit Georges avec des éclairs dans les yeux. Non, ne le faites pas. Ma femme est chrétienne; je le serai moi-même si jamais j'arrive dans un lieu où je puisse l'être. Mais citer la Bible à un homme qui se trouve dans ma position.... tenez, c'est le pousser à faire le contraire de ce qui s'y trouve. J'en appelle au Dieu tout-puissant, je lui soumets le cas, je lui demande si j'ai tort de vouloir être libre.

—Oui! ces sentiments sont naturels, Georges, dit le bon vieillard en se mouchant.... Ils sont naturels.... Mais mon devoir n'est pas de vous encourager dans cette voie. Oui, mon cher enfant, je m'afflige pour vous.... Vous êtes dans une très-mauvaise condition, très-mauvaise. Mais l'Apôtre a dit: Que chacun conserve la condition à laquelle il a été appelé.... Nous devons nous soumettre aux volontés de la Providence.... Ne le pensez-vous pas?»

Georges était debout, la tête rejetée en arrière, les bras croisés sur sa large poitrine; un sourire amer contractait ses lèvres.

«Je vous le demande, monsieur Wilson, si les Indiens vous emmenaient prisonnier, s'ils vous arrachaient à votre femme et à vos enfants, s'ils voulaient vous contraindre à moudre leur blé pendant toute votre vie, dites-moi un peu, penseriez-vous que c'est votre devoir de demeurer dans la condition à laquelle vous auriez été appelé? Je serais plutôt porté à croire que vous regarderiez le premier cheval que vous pourriez attraper comme une indication plus certaine des volontés de la Providence! N'est-ce point?»

Le vieillard releva les yeux: c'était une nouvelle face de la question. Quoiqu'il ne fût pas un logicien très-distingué, il avait du moins sur beaucoup d'autres raisonneurs cette immense supériorité que, là où il n'y avait rien à dire, il ne disait rien! Il se contenta donc de passer à diverses reprises la main sur son parapluie dont il régularisa et rabattit les plis avec le plus grand soin. Il continua ensuite ses exhortations, tout en se bornant à des développements très-généraux.

«Vous voyez, Georges, vous savez maintenant que j'ai toujours été votre ami. Tout ce que j'ai dit, je l'ai dit pour votre bien; il me semble qu'à présent vous courez de terribles dangers. Vous ne pouvez espérer de les surmonter. Si vous êtes pris, vous serez plus malheureux que jamais! Vous serez accablé de mauvais traitements, à moitié tué et envoyé dans le sud.

—Monsieur Wilson, je sais tout cela, dit Georges. Je cours la chance.»

Ici Georges entr'ouvrit son par-dessus et montra un coutelas et deux pistolets à sa ceinture.

«Voilà! dit-il, je les attends.... Je n'irai jamais dans le sud. Si l'on en vient là, je saurai me conquérir au moins six pieds de sol libre.... le premier et le dernier morceau de terre que j'aurai dans le Kentucky!

—Ah! Georges! vous voilà dans une terrible surexcitation d'esprit; c'est presque du désespoir. Vous me faites peur. Briser les lois de votre pays!

—Encore mon pays! Monsieur Wilson, vous avez un pays, vous, mais quel pays ai-je, moi, et ceux qui me ressemblent? fils de mères esclaves, quelles lois y a-t-il pour nous? Nous ne les faisons pas; nous ne les consentons pas; elles ne nous regardent point, elles font tout pour nous briser et nous abattre! N'ai-je pas entendu vos discours du 4 juillet[10]? Ne nous dites-vous pas une fois par an que les gouvernements ne tirent leur autorité que du consentement des sujets? Et quand on entend cela, ne peut-on point penser et comparer?»

L'esprit de M. Wilson pourrait être assez justement assimilé à une balle de coton, douce, moelleuse, embrouillée, sans résistance. Il plaignait Georges de tout son cœur; il comprenait vaguement, obscurément, les sentiments qui l'agitaient; mais il croyait qu'il était de son devoir de s'obstiner à lui adresser de bons discours.

«Georges, c'est mal! je dois vous le dire en ami. Vous ne devriez pas nourrir de telles pensées; elles sont mauvaises pour un homme de votre condition, très-mauvaises!»

Et M. Wilson s'assit auprès de la table et se mit à mordre convulsivement le manche de son parapluie.

«Voyons, monsieur Wilson, dit Georges en s'approchant et s'asseyant résolûment tout près de lui, front contre front; voyons, regardez-moi donc! ne suis-je pas un homme comme vous? Voyez mon visage, voyez mes mains, voyez mon corps.... Et le jeune homme se leva fièrement.... Eh bien! ne suis-je pas un homme.... autant que qui que ce soit? Monsieur Wilson! écoutez ce que je vais vous dire: j'ai eu pour père un de vos messieurs du Kentucky; il n'a même pas daigné s'occuper de moi.... Il m'a laissé vendre.... avec ses chiens et ses chevaux. J'ai vu ma mère et sept enfants à l'encan du shérif.... devant ses yeux.... un à un.... ils ont été vendus à sept maîtres différents; j'étais le plus jeune: elle vint et s'agenouilla devant le vieux maître qui m'achetait, le suppliant de l'acheter avec moi pour qu'elle pût avoir un de ses enfants; il la repoussa du talon de sa lourde botte!... Je l'ai vu faire. Le dernier souvenir que j'aie gardé de ma mère, c'est le bruit de ses sanglots et de ses cris, quand on m'attacha au cou du cheval qui allait m'emporter loin d'elle!

—Et après?

—Mon maître s'arrangea avec un des acheteurs, et il prit ma sœur aînée. Elle était pieuse et bonne, membre de l'Église des anabaptistes, et aussi belle que ma pauvre mère l'avait été! elle était bien élevée et avait d'excellentes façons. Je fus d'abord heureux de la voir acheter: c'était une amie que j'avais près de moi. Hélas! je dus bientôt m'en affliger. Monsieur! je suis resté à la porte pendant qu'on la fouettait; il me semblait que chaque coup retombait à nu sur mon cœur. Et je ne pouvais rien.... rien pour la secourir! Et elle était fouettée, monsieur, pour avoir voulu vivre d'une vie chaste et chrétienne: vos lois ne donnent point aux filles esclaves le droit de vivre ainsi! Enfin, je l'ai vue enchaîner avec la troupe d'un marchand de chair humaine, qui l'emmenait à la Nouvelle-Orléans, et cela.... pour ce que je vous ai dit! Depuis, je n'ai jamais entendu parler d'elle. Je grandis; des années, de longues années passèrent! Ni mère, ni père, ni sœur! Pas une âme vivante qui se souciât de moi plus que d'un chien!... Rien que le fouet, les injures et la faim! Oui, monsieur, j'ai eu si faim, que j'étais heureux de manger les os qu'ils jetaient à leurs chiens! Et pourtant, quand j'étais petit enfant et que je passais à pleurer mes nuits sans sommeil, ce n'était pas le fouet, ce n'était pas la faim qui me faisaient pleurer.... C'était ma mère et ma sœur! Je pleurais parce que je n'avais point d'ami sur terre pour m'aimer. J'ignorais ce que pouvaient être la paix et le bonheur. Jusqu'au jour où j'entrai dans votre fabrique, on ne m'avait pas dit une bonne parole. Monsieur Wilson, vous m'avez doucement traité, vous m'avez encouragé à bien faire, à lire, à écrire, à faire quelque chose par moi-même. Dieu sait combien je vous en suis reconnaissant! C'est à cette époque que j'ai rencontré ma femme. Vous l'avez vue. Vous savez combien elle est belle! Quand j'ai senti qu'elle m'aimait, quand je l'ai épousée.... je ne me suis plus cru au nombre des vivants: j'étais si heureux! Elle est bonne autant qu'elle est belle! Mais quoi! voilà que mon maître vient.... il m'arrache à mon travail, à mes amis, à tout ce que j'aime, et il me rejette dans la boue! Et pourquoi? parce que, dit-il, j'oublie qui je suis.... Il veut m'apprendre que je ne suis qu'un esclave! mais voilà qui est la fin de tout, et pire que tout! Il se met entre ma femme et moi.... Il veut que je l'abandonne et que j'en prenne une autre.... et tout cela, vos lois lui permettent de le faire.... en dépit de Dieu et des hommes! Monsieur Wilson, prenez-y garde! il n'y a pas une de ces choses qui ont brisé le cœur de ma mère, de ma sœur et de ma femme.... il n'y a pas une de ces choses qui ne soit permise par vos lois. Chaque homme, dans le Kentucky, peut faire cela, et personne ne peut lui dire non! Appelez-vous ces lois les lois de MON pays? Monsieur, je n'ai pas plus de pays que je n'ai de père! Mais j'en aurai un plus tard.... tout ce que je demande à votre pays, à vous, c'est qu'il me laisse, c'est que je puisse en sortir tranquillement. Si j'arrive au Canada, où les lois m'assisteront et me protégeront, le Canada sera mon pays, et j'obéirai à ses lois; et si l'on veut m'arrêter, que l'on prenne garde! car je suis un désespéré! je combattrai pour ma liberté jusqu'au dernier soupir de ma poitrine! Vous dites que vos pères ont fait cela: s'ils ont eu raison, j'aurai raison aussi, moi!»

Georges parla tantôt assis près de la table, tantôt debout et parcourant la chambre à grands pas; il parla avec des larmes et des éclairs dans les yeux, et des gestes désespérés.

C'en était beaucoup trop pour le vieillard auquel il s'adressait; il tira de sa poche un grand mouchoir de soie jaune et s'essuya le visage.

«Que le diable emporte les maîtres! s'écria-t-il dans une explosion de colère. Malédiction sur eux!... Ah! est-ce que j'ai juré? Allons, Georges, en avant, en avant! mais soyez prudent, mon garçon! Ne tuez personne, Georges, à moins que.... tenez, il vaudrait mieux ne pas tuer! oui, cela vaudrait mieux. Pour moi, je ne voudrais faire de mal à personne, vous savez. Où est votre femme, Georges? ajouta-t-il en se levant avec un mouvement nerveux, et en parcourant la chambre.

—Partie, monsieur, partie! emportant son enfant dans ses bras. Où? Dieu seul le sait! Elle a pour guide l'étoile du Nord! Quand nous retrouverons-nous?... Nous retrouverons-nous sur cette terre?... Personne ne pourrait le dire.

—Est ce bien possible?... Vous me confondez! Cette famille était si bonne!

—Les bonnes familles contractent des dettes, et les lois de votre pays leur permettent d'arracher l'enfant du sein de sa mère pour payer la dette du maître! dit Georges avec amertume.

—Bien! bien! dit l'honnête vieillard en fouillant dans sa poche. Je ne veux pas discuter là-dessus, non, mordieu! je ne veux pas écouter mon jugement. Tenez, Georges, ajouta-t-il, en tirant de son portefeuille un paquet de billets.

—Non, cher et bon monsieur, dit Georges, vous avez fait beaucoup pour moi, et ceci pourrait vous jeter dans de grands ennuis. J'ai assez d'argent, je pense, pour aller jusqu'au bout de ma route....

—Je veux que vous acceptiez, Georges; l'argent est partout d'un grand secours. On ne peut en avoir trop, pourvu qu'on l'emploie honnêtement. Prenez, mon enfant, prenez! prenez!

—Eh bien! à une condition, dit Georges, c'est que je vous le rendrai un jour.

—Et maintenant, Georges, combien de temps comptez-vous voyager de la sorte? Pas longtemps et pas loin, n'est-ce pas?... C'est bien imaginé; mais c'est trop audacieux. Et ce nègre, quel est-il?

—Un fidèle: il a passé au Canada il y a plus d'un an, et puis, il a appris que son maître, furieux contre lui, torturait sa pauvre vieille mère.... il revient pour la secourir; il épie l'occasion de l'enlever.

—A-t-il réussi?

—Pas encore: il rôde autour de la place. Il va venir avec moi jusqu'à l'Ohio pour me remettre entre les mains des amis qui l'ont secouru; puis il reviendra la chercher.

—C'est dangereux, bien dangereux,» reprit le vieillard.

Georges releva la tête et sourit dédaigneusement.

Le vieillard le regarda de la tête aux pieds avec une sorte d'admiration naïve.

«Georges, lui dit-il, vous vous êtes singulièrement développé; vous portez la tête, vous agissez, vous parlez comme un autre homme.

—C'est que je suis un homme libre, reprit Georges avec orgueil; oui, monsieur, j'ai dit pour la dernière fois «Maître» à un autre homme. Je suis libre!

—Prenez garde! vous n'êtes pas sauvé; vous pouvez être pris.

—Si l'on en vient là.... tous les hommes sont libres et égaux dans le tombeau, monsieur Wilson!

—En vérité, votre audace me confond, reprit Wilson. Venir ici, à la plus proche taverne!

—Mais, monsieur Wilson, c'est si hardi, et cette taverne est si proche, qu'ils n'y penseront jamais. On ira me chercher plus loin.... et d'ailleurs, vous-même vous ne m'auriez pas reconnu. Le maître de Jim ne vit pas dans ce pays.... Jim y est tout à fait étranger; il est abandonné maintenant, on ne le cherche plus, et personne, je pense, ne me reconnaîtra au signalement de l'affiche.»

Georges tira son gant et montra la cicatrice d'une blessure récemment guérie.

«Ce sont les adieux de M. Harris, fit-il avec mépris. Il y a quinze jours, il lui prit fantaisie de me faire cette marque, parce que, disait-il, il pensait que je tâcherais de m'évader au premier moment. C'est particulier!... qu'en dites-vous?... Et il remit son gant.

—Je déclare que mon sang se glace quand je pense à tout cela.... Votre position, vos périls.... oh!

—Mon sang, à moi, a été glacé dans mes veines pendant des années.... il bouillonne maintenant! Allons, cher monsieur, reprit-il après quelques instants de silence, j'ai vu que vous me reconnaissiez, et j'ai voulu causer un peu avec vous, pour que votre surprise ne me trahît pas. Mais adieu! je pars demain matin de bonne heure, avant le jour. Demain soir, j'espère dormir en sécurité sur la rive de l'Ohio! Je voyagerai de jour, descendrai aux meilleurs hôtels, et dînerai à la table commune, avec les maîtres de la terre! Allons! adieu, monsieur, si vous apprenez que je suis pris, vous saurez que je suis mort.... Adieu!»

Georges se tint droit et ferme comme un roc, et tendit la main avec la dignité d'un prince. Le bon petit vieillard la secoua cordialement, et, après avoir jeté autour de lui un regard timide, il prit son parapluie et sortit.

Georges demeura un instant pensif, attachant ses regards sur la porte qu'il fermait. Une pensée traversa son esprit: il s'élança vers la porte, et l'ouvrant:

«Monsieur Wilson, encore un mot!»

M. Wilson rentra. Georges ferma la porte à clef comme auparavant, attacha un instant ses yeux irrésolus sur le parquet, puis enfin relevant la tête par un soudain effort:

«Monsieur Wilson, vous vous êtes conduit avec moi comme un chrétien. J'ai besoin de vous demander encore un acte de bonté chrétienne.

—Allez, Georges.

—Eh bien! monsieur, ce que vous disiez est vrai. Je cours un danger terrible; que je meure.... je ne connais pas en ce monde âme vivante qui seulement y prenne garde....» On entendait les palpitations de sa poitrine haletante; il ajouta avec un pénible effort: «On me jettera là comme un chien, et, un jour après, personne n'y pensera.... excepté ma pauvre femme! pauvre âme! elle se désolera et pleurera.... Si vous vouliez bien essayer de lui faire passer cette petite épingle. C'est un présent de Noël qu'elle m'a fait. Chère, chère enfant! Donnez-le-lui, et dites lui que je l'ai aimée jusqu'à la fin.... Voulez-vous, monsieur, voulez-vous? reprit-il d'une voix émue.

—Oui, certes, pauvre jeune homme! dit M. Wilson, les yeux humides et la voix tremblante.

—Dites-lui encore, reprit Georges, qu'elle aille au Canada, si elle peut, c'est là mon dernier vœu. Peu importe que sa maîtresse soit bonne, peu importe qu'elle soit attachée à cette maison, l'esclavage finit toujours par la misère. Dites-lui de faire de notre enfant un homme libre.... et alors il ne souffrira pas comme j'ai souffert. Dites-lui cela, monsieur Wilson, voulez-vous?

—Oui, Georges, je le lui dirai.... Mais j'ai la confiance que vous ne mourrez pas. Du courage! vous êtes un brave garçon. Ayez confiance en Dieu, Georges. Je souhaite de tout mon cœur que vous arriviez au bout de.... de.... Oui, je le souhaite.

—Y a-t-il un Dieu pour qu'on ait confiance en lui? fit Georges avec tant d'amertume que la parole expira sur les lèvres du vieillard. Ah! ce que j'ai vu dans ma vie me fait trop sentir qu'il ne peut pas y avoir de Dieu! Vous ne savez pas, vous autres, chrétiens, ce que nous pensons de tout cela! Il y a un Dieu pour vous, il n'y en a pas pour nous!

—Ah! mon enfant, ne pensez pas ainsi, dit le vieillard avec des sanglots. Dieu existe.... il existe! Autour de lui, il y a des nuages et de l'obscurité, mais son trône est placé entre la justice et la vérité. Il y a un Dieu, Georges; croyez en lui, confiez-vous en lui, et, j'en suis sûr, il vous assistera. Chaque chose sera mise à sa place, sinon en cette vie, au moins en l'autre!»

La véritable piété, la bienveillance de ce simple vieillard semblaient le revêtir d'une sorte de dignité et donnaient à ses paroles une autorité souveraine. Georges, qui se promenait à grands pas dans la chambre, s'arrêta un instant tout pensif; puis il lui dit tranquillement:

«Je vous remercie de me parler ainsi, mon ami; j'y penserai.»

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