CHAPITRE XXXIV.

Histoire de la quarteronne.

La nuit était fort avancée déjà. Tom, sanglant et gémissant, est étendu dans une pièce abandonnée, qui avait fait partie du magasin, au milieu des instruments brisés, du coton gâté, enfin de tout le rebut de la maison.

L'obscurité est profonde; dans l'atmosphère épaisse bourdonnent par essaims des myriades de moustiques; une soif brûlante, le plus cruel des supplices, comble la dernière mesure des angoisses de Tom.

«O seigneur Dieu! murmurait-il, bon Dieu! abaissez vos regards sur moi, donnez-moi la victoire, la victoire sur tous!»

Il entendit un bruit de pas derrière lui.... une lumière brilla devant ses yeux....

«Qui est là?.... Oh! pour l'amour de Dieu, à boire! un peu d'eau.... s'il vous plaît!»

Cassy, c'était elle, posa sa lanterne par terre, versa de l'eau d'une bouteille, souleva la tête de Tom et lui donna à boire. Dans sa fièvre embrasée il épuisa plus d'une coupe.

Quand il eut fini de boire: «Merci! madame, dit-il.

—Ne m'appelez pas madame; je ne suis comme vous qu'une misérable esclave... plus misérable encore que vous ne pourrez l'être jamais.... Et sa voix devint amère.... Mais voyons, dit-elle en allant vers la porte et tirant à elle une petite paillasse sur laquelle elle avait étendu des draps imbibés d'eau fraîche, voyons, mon pauvre homme, tâchez de vous mettre là-dessus....»

Couvert de blessures et moulu de coups, Tom eut bien de la peine à exécuter le mouvement. La fraîcheur de l'eau calma ses blessures.

La femme avait souvent donné des soins aux pauvres victimes de l'esclavage. Elle était habile dans l'art de guérir. Elle pansa les blessures de Tom, qui bientôt se trouva soulagé.

Elle posa la tête du malade sur un ballot de coton en guise d'oreiller.

«Maintenant, dit-elle, c'est tout ce que je puis faire pour vous.»

Tom la remercia. Elle s'assit par terre, ramena vers elle ses genoux, qu'elle entoura de ses bras. Elle regarda fixement devant elle. Son chapeau se détacha, et, comme un noir torrent, ses cheveux ruisselèrent en vagues épaisses autour de son visage mélancolique.

«C'est bien inutile, mon pauvre garçon, c'est bien inutile, ce que vous avez voulu faire! Vous êtes un brave homme! vous aviez le droit de votre côté, mais tout est inutile... Lutter ne vous servira de rien! il faut céder! vous êtes entre les mains du diable: il est le plus fort!»

Céder! ah! la faiblesse humaine et l'agonie n'avaient-elle pas déjà murmuré cette parole à ses oreilles? Tom se redressa. Cette femme, dont on devinait les secrètes amertumes, cette femme à la voix mélancolique, à l'œil sauvage, cette femme lui semblait la tentation en personne, la tentation contre laquelle il avait lutté!

«O Seigneur! Seigneur! céder! comment pourrais-je céder?

—Il est inutile d'appeler le Seigneur, il n'entend jamais, reprit la femme d'une voix énergique. Je crois qu'il n'y a pas de Dieu; mais, s'il y en a un, il a pris parti contre nous!... Oui, tout est contre nous, le ciel et la terre.... Tout nous pousse vers l'enfer; pourquoi n'y point aller?»

Tom frissonna, et ferma les yeux en entendant ces tristes paroles de l'athéisme.

«Vous voyez bien! reprit la femme, vous ne connaissez rien à cela. Moi, si! voilà cinq ans que je suis ici, corps et âme sous le talon de cet homme, et je le hais comme le diable. Vous êtes sur une plantation solitaire... à dix milles de toute autre... dans les savanes. Pas un blanc qui puisse témoigner que vous avez été brûlé vif, déchiré par morceaux, écorché, jeté aux chiens et fouetté jusqu'à la mort... Ici pas de loi, ou divine ou humaine, qui puisse nous faire le moindre bien, à vous ni à personne. Je ferais claquer les dents et dresser les cheveux, si je disais ce que j'ai vu et su.... Mais il est inutile de lutter.... Est-ce que je voulais vivre avec lui? N'étais-je pas une femme délicatement élevée? Et lui! Dieu du ciel!... quel était-il, et quel est-il?... Et cependant j'ai vécu avec lui cinq ans, maudissant chaque instant de ma vie, et le jour et la nuit.... Et maintenant il en a une autre.... une jeune.... qui n'a que quinze ans!... Et elle a été pieusement élevée, dit-elle. Sa bonne maîtresse lui avait appris à lire la Bible, et elle a apporté sa Bible ici.... Au diable, elle et sa Bible!»

Et la femme fit entendre un rire sauvage et douloureux, qui retentit avec je ne sais quel éclat étrange et surnaturel à travers les ruines.

Tom joignit les mains; autour de lui tout devenait horreur et obscurité.

«O Jésus, Seigneur Jésus! disait-il, avez-vous tout à fait abandonné vos pauvres créatures? Seigneur! secourez-moi, je péris!»

La terrible femme continua:

«Et que sont donc ces misérables chiens, vos compagnons, pour que vous vouliez souffrir à cause d'eux? Pas un qui, à la première occasion, ne se tourne contre vous! Ils sont aussi bas et aussi cruels que possible les uns envers les autres. Souffrir, comme vous faites, pour ne pas leur faire du mal.... c'est bien inutile, allez!

—Pauvres créatures, dit Tom, qui est-ce qui les a rendues cruelles?... Si je cède, moi aussi, petit à petit, comme eux-mêmes, je vais devenir cruel.... Non! non! madame! j'ai tout perdu.... femme, enfants, maison, un bon maître qui m'eût affranchi s'il eût vécu huit jours de plus. J'ai perdu, perdu sans espérance tout ce que j'avais dans ce monde.... Il ne faut pas que je perde encore le ciel.... Non, après tout, je ne veux pas devenir méchant!

—Il est impossible, reprit la femme, que Dieu mette ce péché-là sur notre compte.... nous sommes forcés de le commettre! il sera sur le compte de ceux qui nous y obligent!

—Oui, sans doute, reprit Tom; mais cela ne nous empêchera pas de devenir méchants.... et, si je deviens cruel comme Sambo.... qu'importe comment je serai devenu tel?.... c'est d'être tel que j'ai peur.»

La femme jeta sur Tom un regard effaré.... on eût dit qu'elle venait d'être frappée d'une idée toute nouvelle.... elle poussa un long gémissement, et elle s'écria:

«Miséricorde! vous venez de dire la vérité.... hélas! hélas!»

Et elle se laissa tomber sur le plancher, comme brisée par la souffrance et se tordant sous l'angoisse d'une mortelle douleur.... Il y eut un instant de silence et l'on n'entendit que leurs soupirs.... Mais Tom, d'une voix éteinte:

«Madame, s'il vous plaît!»

La femme se leva d'un bond: elle avait repris son air de farouche mélancolie.

«Madame, si vous vouliez bien, je les ai vus jeter ma veste dans un coin; et ma Bible est dans ma poche. Si madame voulait bien me la donner!»

Cassy lui donna la Bible.

Tom l'ouvrit du premier coup à un passage couvert de marques et tout usé. C'était le récit des derniers moments de celui dont les souffrances nous ont sauvés.

«Si madame était assez bonne pour lire! Oh! cela vaut encore mieux qu'un verre d'eau.»

Cassy, d'un air sec et orgueilleux, prit le livre et jeta les yeux sur le passage indiqué; puis elle lut tout haut, d'une voix douce, et avec une beauté d'intonation vraiment étrange, toute cette histoire pleine d'angoisses et de gloire. Sa voix s'altérait par intervalles. Souvent elle lui manquait tout à fait; et alors elle s'arrêtait, conservant un maintien glacial, jusqu'à ce qu'elle fût redevenue maîtresse d'elle-même. Quand elle en vint à ces touchantes paroles: «Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font,» elle rejeta le livre, et, ensevelissant son visage sous le voile épais de ses cheveux, elle éclata en sanglots violents et convulsifs.

Tom aussi pleurait, et de temps en temps il laissait échapper quelque tendre exclamation.

«Si nous pouvions seulement l'imiter! Mais cela lui était tout naturel, à lui, et ce nous est bien difficile, à nous. O Seigneur! aidez-nous. O doux Jésus! secourez-nous.

—Madame, reprit Tom au bout d'un instant, je vois que vous m'êtes supérieure en tout. Et pourtant il y a une chose que madame pourrait apprendre de ce pauvre Tom. Vous disiez que Dieu se met contre nous, parce qu'il nous laisse ainsi maltraiter et assommer. Mais voyez ce qui arriva à son propre Fils, le roi de gloire!... Ne fut-il pas toujours pauvre? Et nous-mêmes, si bas que nous soyons, pouvons-nous dire qu'aucun de nous soit aussi bas que lui? Le Seigneur ne nous a pas oubliés, j'en suis sûr. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons avec lui, l'Écriture le dit. Mais si nous le renions, lui-même nous reniera. N'ont-ils pas souffert, Dieu et les siens? Le Livre nous apprend qu'ils furent chassés à coups de pierres, livrés à la faim, errants à demi nus par le monde, abandonnés, affligés, torturés. Non, la souffrance ne doit pas nous faire croire que Dieu est contre nous. C'est le contraire.... pourvu que nous-mêmes nous nous attachions à Dieu et que nous ne nous livrions pas au péché!

—Mais pourquoi nous réduit-il en de telles extrémités qu'il nous soit impossible de ne pas pécher?

—Ce n'est jamais impossible!

—Vous verrez bien, reprit Cassy. Vous, par exemple, que ferez-vous?... Ils reviendront sur vous demain.... Je les connais! je les ai vus à l'œuvre.... Je ne puis supporter la pensée de ce qu'ils vous feront souffrir.... ils vous feront céder à la fin!

—Seigneur Jésus! vous prendrez soin de mon âme.... Oh! ne me laissez pas succomber!

—Hélas! dit Cassy, j'ai vu toutes ces larmes.... j'ai entendu toutes ces prières.... et à la fin il a fallu ployer et céder! Voici Emmeline! comme vous elle essaye de résister.... A quoi bon? Il faudra se soumettre..... ou mourir en détail....

—Eh bien! alors je mourrai.... j'y consens!... qu'ils prolongent mon supplice, ils ne m'empêcheront pas de mourir un jour, après tout!.... Mourir! que peuvent-ils de plus?... Je les attends.... je suis prêt.... Dieu m'assistera.... je le sais.»

La femme ne répondit rien.... elle s'assit par terre, ses yeux noirs fixés sur le plancher....

«Peut-être il a raison, murmurait-elle tout bas.... Mais pour ceux qui ont une fois cédé.... tout est fini.... il n'y a plus d'espérance.... non, plus, plus! Nous vivons de la vie d'un songe, objet de dégoût pour les autres.... pour nous-mêmes!... et nous tardons à mourir.... nous n'osons pas nous donner la mort! Plus d'espoir, plus d'espoir, plus d'espoir!... Cette jeune fille, tout juste mon âge.... Vous me voyez, dit-elle à Tom, en parlant avec volubilité.... regardez-moi, comme me voilà! Eh bien! j'ai été élevée dans le luxe.... Mes premiers souvenirs me rappellent à moi-même, jeune enfant, jouant dans des salons splendides.... J'étais vêtue comme une poupée.... les amis, les visiteurs louaient mes belles grâces.... il y avait un salon dont les fenêtres s'ouvraient sur un jardin.... je jouais à cache-cache sous les orangers, avec mes frères et mes sœurs.... Je fus mise au couvent.... J'appris la musique, le français, la broderie.... que n'appris-je pas? J'avais quatorze ans quand on me fit sortir pour assister aux funérailles de mon père.... Il était mort subitement. Quand on vint à liquider, on trouva qu'il y avait à peine de quoi payer les dettes.... Les créanciers firent un inventaire de la propriété; je m'y trouvai comprise. Ma mère était esclave! Mon père avait toujours voulu m'affranchir.... mais il ne l'avait pas fait.... J'avais toujours ignoré mon état.... jamais je n'y avais songé.... Est-ce qu'on pense jamais qu'un homme fort et plein de santé va mourir?... Mon père fut emporté en quatre heures.... ce fut un des premiers cas de choléra de la Nouvelle-Orléans. Le lendemain, la femme de mon père retourna avec ses enfants à la plantation de son propre père.... Il me sembla qu'on me traitait d'étrange sorte.... mais je n'y prenais pas garde.... Il y avait un jeune avocat chargé d'arranger les affaires. Il venait chaque jour et parcourait toute la maison et me parlait fort poliment. Un jour il amena avec lui un jeune homme.... je n'avais jamais vu un homme plus beau.... Oh! je n'oublierai pas cette soirée-là. Je me promenai avec lui dans le jardin.... J'étais seule et bien triste.... Il était si plein de bonté et de tendresse pour moi!... Il me dit qu'il m'avait vue avant que je n'allasse au couvent, qu'il m'aimait beaucoup, et qu'il voulait être mon protecteur et mon ami. En un mot, bien qu'il ne m'eût pas dit qu'il avait payé dix mille dollars pour que je fusse à lui, j'étais sienne, vraiment, car je l'aimais!... Je l'aimais, dit-elle en s'arrêtant.... Oh! comme je l'aimais, cet homme! comme je l'aime, comme je l'aimerai.... tant qu'il me restera un souffle! Il était si beau, si élevé, si noble! Il me donna une maison superbe, des domestiques, des chevaux, des voitures, des meubles, des toilettes.... tout ce que l'argent peut acheter, il me le donna. Je n'y prenais pas garde.... je n'aimais que lui, je l'aimais plus que Dieu, plus que mon âme.... et, quand même je l'aurais voulu, je n'aurais pu résister à un seul de ses désirs. Je ne désirais qu'une chose, moi.... je désirais qu'il m'épousât! je pensais que, s'il m'aimait autant qu'il le disait, si j'étais réellement pour lui ce qu'il paraissait croire, il s'empresserait de m'épouser et de m'affranchir.... Il me démontra que c'était impossible.... il me dit que, si nous étions fidèles l'un à l'autre, ce serait un vrai mariage devant Dieu.... Ah! si cela était vrai.... n'étais-je vraiment pas sa femme?... N'étais-je pas fidèle?... Pendant sept ans j'épiai chacun de ses regards, chacun de ses mouvements, je ne respirai que pour lui plaire! il eut la fièvre jaune.... vingt jours et vingt nuits je le veillai.... moi seule.... je le soignai.... je fis tout! il m'appela son bon ange, et il dit que je lui avais sauvé la vie. Nous eûmes deux beaux enfants: le premier était un garçon; nous l'appelâmes Henri. C'était l'image de son père.... il avait ses beaux yeux, son front, et ses cheveux retombant en boucles autour de son visage.... il avait aussi l'esprit et le talent de son père. Il disait, au contraire, que la petite Élisa me ressemblait.... il répétait sans cesse que j'étais la plus belle femme de la Louisiane.... il était si fier de moi et de nos enfants! Souvent il me disait de les parer, puis il nous promenait tous en voiture découverte, pour entendre ce que l'on disait de nous.... et il me répétait tout ce que l'on avait dit de plus charmant sur les enfants et sur moi. Oh! c'étaient là d'heureux jours! je me trouvais heureuse, autant qu'on puisse l'être. Vinrent ensuite les temps mauvais. Un de ses cousins, son ami intime, vint à la Nouvelle-Orléans. Il en faisait le plus grand cas.... mais moi.... du premier instant que je l'aperçus.... je le redoutai.... je sentais qu'il allait attirer le malheur sur nous.... Souvent il emmenait Henri dehors.... et il ne rentrait qu'à deux ou trois heures dans la nuit.... Je n'avais rien à dire; Henri était si ombrageux!... mais j'avais bien peur.... Il l'emmenait dans des maisons de jeu, et il était ainsi fait, qu'une fois entré là il n'en pouvait plus sortir.... Son ami le présenta à une autre femme.... je vis bientôt que son cœur n'était plus à moi; il ne me le dit jamais, mais je le vis bien.... Oh! jour après jour je le voyais s'éloigner.... Mon cœur se brisait.... Le misérable lui offrit de m'acheter avec les enfants, pour payer les dettes de jeu qui l'empêchaient de se marier comme il l'entendait; et il nous vendit!... Il me dit qu'il avait affaire à la campagne, et qu'il y resterait deux ou trois semaines; il me parla avec plus de tendresse que d'habitude, me dit qu'il reviendrait; mais il ne me trompa point.... Je sentais que le temps était venu.... il me semblait que j'étais changée en statue. Je ne pouvais ni dire une parole, ni verser une larme. Il m'embrassa; il embrassa les enfants à plusieurs reprises, et il sortit. Je le vis monter à cheval.... Tant que je pus, je le suivis des yeux. Quand je ne le vis plus, je tombai et je m'évanouis.

«Alors il vint, l'autre, le misérable! il vint prendre possession.... Il me dit qu'il m'avait achetée, moi et les enfants.... il me montra les papiers.... Je le maudis devant Dieu, et je lui dis que je mourrais plutôt que de vivre avec lui!... «A votre aise, dit-il; mais, si vous n'êtes pas raisonnable, je vendrai les deux enfants, et vous ne les reverrez jamais....»

«Il me dit qu'il m'avait désirée du jour où il m'avait vue.... qu'il avait attiré Henri, et qu'il l'avait endetté pour le faire consentir à me vendre.... qu'il l'avait rendu amoureux d'une autre femme, et que je devais être bien certaine, après tout cela, qu'il se souciait peu de mes larmes.

«Il fallut céder. J'avais les mains liées.... Mes enfants n'étaient-ils pas en son pouvoir?... A la moindre résistance il parlait de les vendre.... Il me rendait ainsi l'esclave de ses moindres désirs. Oh! quelle vie c'était là! vivre le cœur brisé chaque jour.... continuer d'aimer, quand l'amour était le malheur, et être enchaînée corps et âme à celui que je haïssais! J'aimais à faire la lecture, à jouer, à chanter pour Henri, à valser avec lui.... Mais pour celui-ci, tout ce que je faisais était un supplice; et cependant je n'osais rien lui refuser. Il était impérieux et dur avec les enfants. Élisa était une petite créature timide; mais Henri était audacieux et emporté comme son père: il n'avait jamais plié sous personne.

«Cet homme le prenait toujours en faute. Il se disputait sans cesse avec lui. Mes jours se passaient dans la crainte et le tremblement. Je m'efforçais de rendre l'enfant plus respectueux; je tâchais de les éloigner l'un de l'autre.... Tout fut inutile.... il vendit les deux enfants! Un jour, il m'emmena faire une partie de cheval.... Quand je revins, on ne les trouva plus. Il me dit qu'on les avait vendus.... il me montra l'argent.... le prix du sang!... Il me sembla que tout m'abandonnait à la fois. Je tempêtai, je maudis.... oui! je maudis Dieu et les hommes.... Il eut peur de moi, mais il ne céda pas.... Il me dit que les enfants étaient vendus, mais qu'il dépendait de moi de les revoir; que, si je me conduisais mal, ce seraient eux qui en souffriraient.... Ah! l'on peut tout faire de la femme à qui l'on prend ses enfants.... je me soumis, je me calmai.... lui me fit espérer qu'il les rachèterait un jour. Les choses marchèrent ainsi une semaine ou deux. Un jour, en me promenant, je passai devant la calebasse: il y avait foule à la porte.... j'entendis une voix d'enfant. Tout à coup Henri, mon Henri! échappa à deux ou trois hommes qui le tenaient; il s'enfuit en poussant des cris, et vint s'attacher à ma robe.... Ils s'élancèrent après lui, et l'un d'eux—oh! jamais je n'oublierai son visage—dit à Henri qu'il allait le reprendre, l'emmener dans la calebasse, et lui donner une leçon dont il se souviendrait toujours.... Je suppliais, j'invoquais.... ils riaient! Le pauvre enfant poussait des cris.... il me regardait.... il s'attachait à moi.... enfin ils déchirèrent mes vêtements et me l'arrachèrent.... lui criait toujours: «Mère! mère! mère!» Un homme, parmi les spectateurs, semblait éprouver quelque pitié.... je lui offris tout ce que j'avais d'argent pour intervenir.... il hocha la tête et me répondit que le maître de mon fils prétendait que, depuis qu'il l'avait, l'enfant était insolent et désobéissant, et qu'il allait le réduire pour toujours.... Je m'enfuis en courant.... il me semblait entendre les lamentations de mon enfant.... je rentrai à la maison.... je me précipitai dans le salon, hors d'haleine.... j'y trouvai Butler, mon maître; je lui dis tout.... je le suppliai d'intervenir.... Il ne fit qu'en rire.... il me dit que l'enfant avait ce qu'il méritait.... qu'il avait besoin d'être maté, et que le plus tôt serait le mieux... Il me demanda ce que je comptais donc en faire.

«A ce moment, il me sembla que quelque chose se détraquait dans ma tête.... je devins furieuse, égarée.... Je me rappelle que j'aperçus un grand couteau à lame recourbée.... il me semble que je le pris et que je m'élançai sur cet homme.... puis tout devint sombre.... et de longtemps je ne sus rien....

«Quand je revins à moi, j'étais dans une chambre propre, mais qui n'était pas ma chambre. Une vieille négresse veillait auprès de moi.... Un médecin venait me voir; j'étais entourée de soins. Je sus bientôt que Butler m'avait abandonnée et laissée là pour être vendue; je compris alors pourquoi j'étais si bien soignée....

«Je ne désirais pas revenir à la vie, j'espérais n'y pas revenir; mais, quoi que j'en eusse, la fièvre me quitta, la santé reparut, je fus bientôt rétablie.... Chaque jour on me parait; des hommes élégants venaient chez moi; ils y restaient, ils y fumaient. Ils me regardaient, ils me faisaient des questions et me marchandaient; mais j'étais tellement triste et silencieuse qu'aucun d'eux ne voulait de moi. Les gens de la maison me menaçaient alors du fouet, si je ne voulais pas être gaie et me montrer aimable....

«Il vint enfin un gentleman du nom de Stuart. Il parut avoir quelque sympathie pour moi.... il vit bien que j'avais un poids terrible sur le cœur.... Il vint souvent me voir aux heures où j'étais seule; je lui contai mes malheurs. Il m'acheta et me promit de tout faire pour me rendre mes enfants. Il alla lui-même à l'hôtel où se trouvait mon petit Henri. On lui dit qu'il avait été vendu à un planteur de la rivière de la Perle. Je n'en ai jamais entendu parler depuis. Il retrouva ma fille; elle était gardée par une vieille femme. Il en offrit des sommes considérables: on ne voulut pas la vendre. Butler découvrit que c'était pour moi qu'on la voulait, il ne consentit point à la laisser partir; il me fit dire que je ne l'aurais jamais. Le capitaine Stuart était bon pour moi: il possédait une magnifique plantation, il m'y emmena. Dans le courant de l'année, j'eus un fils.... pauvre chère petite créature!... comme je l'aimais! c'était le portrait de mon pauvre Henri! Je m'étais mis dans la tête, oh! invinciblement!... que je n'élèverais plus jamais d'enfant.... Je pris le pauvre petit dans mes bras, il pouvait avoir quinze jours, je le couvris de baisers et de larmes, puis je lui fis prendre du laudanum, et je le serrai sur mon cœur pendant qu'il s'endormait dans la mort.... Que de regrets et que de pleurs!... On crut à une erreur de ma part.... Tenez, Tom! c'est une des choses que je m'applaudis le plus d'avoir faites. Ah! celui-là du moins est affranchi de toute peine! Pauvre enfant! que pouvais-je lui donner de meilleur que la mort? Bientôt vint le choléra. Le capitaine Stuart mourut.... Ah! tous ceux-là mouraient qui auraient dû vivre!... Et moi.... moi.... je fus à deux doigts de la mort.... et je ne mourus pas! Je fus encore vendue.... Je passai de main en main.... jusqu'à ce qu'enfin je devinsse flétrie et ridée, malade.... Ce misérable Legree m'acheta.... m'amena ici.... et m'y voilà!»

La femme s'arrêta tout à coup. Elle avait fait ce récit avec une éloquence entraînante et passionnée, tantôt s'adressant à Tom et tantôt paraissant se parler à elle-même, comme dans un monologue. Et il y avait dans ses paroles une telle puissance et une si grande énergie, qu'en l'écoutant Tom oubliait jusqu'à ses douleurs.... Il se soulevait sur ses coudes et la suivait des yeux, tandis qu'elle arpentait la chambre à grands pas, secouant autour d'elle, à chaque mouvement, sa longue chevelure noire qui l'inondait.

«Vous me disiez, reprit-elle après un instant de silence, qu'il y a un Dieu, et que ce Dieu regarde et voit toutes choses. Cela se peut bien! Au couvent où j'étais, les sœurs me parlaient d'un jour de jugement où tout sera découvert.... Oh! y aura-t-il des vengeances, alors! Elles pensent que ce n'est rien, ce que nous souffrons, rien, ce que souffrent nos enfants.... Oh! non!... ce n'est rien.... et pourtant.... quand je parcourais les rues, il me semblait, par instants, que j'avais assez de haine au cœur pour anéantir toute une ville. Oui, je désirais que les maisons s'écroulassent sur ma tête, ou que les rues s'entr'ouvrissent sous mes pas.... Oui! et au jour de ce jugement je me lèverai devant Dieu, et je porterai témoignage contre ceux qui m'ont perdue, moi et mes enfants.... perdue corps et âme!...

«Quand j'étais jeune fille, j'étais religieuse; j'aimais Dieu, je le priais.... Maintenant je suis une âme perdue.... poursuivie par les démons, qui me tourmentent nuit et jour.... Ils me tiennent sans relâche.... ils me poussent en avant.... toujours.... toujours.... et un moment viendra où je.... oui!...»

Elle ferma la main comme par une étreinte convulsive.... et une lueur fatale passa dans ses yeux.

«Oui, reprit-elle, bientôt je l'enverrai.... où il doit aller.... bientôt.... une de ces nuits.... quand ils devraient pour cela me brûler vive....»

Un long et sauvage éclat de rire retentit à travers la chambre déserte et s'éteignit dans un sanglot convulsif.... et elle se roula sur le plancher, en proie à un accès de frénésie violente.

Ce ne fut qu'un instant: elle se releva lentement et parut se recueillir.

«Puis-je faire quelque chose pour vous, mon pauvre homme? dit-elle en s'approchant de Tom, toujours gisant. Voulez-vous encore de l'eau?»

Et il y avait dans ses manières, comme dans sa voix, une douceur pleine de grâce et de tendresse sympathique, qui faisait le plus étonnant contraste avec sa sauvagerie et sa rudesse habituelles....

Tom but encore, et la regarda avec intérêt et attendrissement.

«O madame! comme je voudrais que vous pussiez aller à celui qui donne les sources d'eaux vives!

—Aller à lui! où est-il? quel est-il? demanda Cassy.

—C'est celui dont tout à l'heure vous me lisiez l'histoire.... le Seigneur!

—Quand j'étais jeune fille, je voyais son image sur l'autel.»

Et les yeux de Cassy devinrent immobiles.... et elle eut une expression de rêverie attristée....

«Mais il n'est pas ici, s'écria-t-elle; il n'y a ici que le péché et le long désespoir! Oh!»

Cassy mit la main sur sa poitrine et respira.... comme si elle eût voulu soulever un poids qui l'accablait....

Tom voulut parler, mais elle lui imposa silence par un geste impérieux.

«Ne parlez plus, mon pauvre homme.... tâchez de dormir, si vous pouvez....»

Elle mit de l'eau tout près de lui, fit tous les petits arrangements nécessaires à la nuit d'un malade.... et elle sortit.

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