CHAPITRE XXXVI.

Emmeline et Cassy.

Cassy entra dans la chambre et trouva Emmeline, pâle de terreur, assise à l'extrémité la plus éloignée de la porte. Quand elle entra, la jeune fille se leva par un mouvement nerveux.... mais, en reconnaissant Cassy, elle s'élança vers elle, et lui prenant le bras:

«Oh! Cassy, est-ce vous? Je suis si heureuse que vous veniez.... j'avais si peur que ce ne fût!... Vous ne savez pas quel terrible tapage ils ont fait toute la nuit....

—Je dois le savoir, fit Cassy d'un ton sec; je l'ai entendu assez souvent....

—Oh! Cassy, dites-moi, ne pourrions-nous pas nous échapper? N'importe où.... dans les savanes.... parmi les serpents.... où vous voudrez! Ne pourrions-nous point aller quelque part.... loin d'ici?

—Nulle part que dans le tombeau....

—N'avez-vous jamais essayé?

—J'ai assez vu essayer, et je sais le résultat.

—Je voudrais vivre dans les savanes, arracher l'écorce des arbres avec mes dents. Je n'ai pas peur des serpents; j'aimerais mieux en avoir un.... que lui.... auprès de moi!

—Bien des gens ici ont pensé comme vous; mais vous ne pourriez pas rester dans les savanes; vous y seriez traquée par les chiens, ramenée ici.... et alors.... alors....

—Que ferait-il?»

Et la jeune fille tout émue retenait son souffle et regardait Cassy.

«Ah! plutôt demandez: Que ne ferait-il pas? Il a appris son métier parmi les pirates des Indes occidentales. Vous ne dormiriez plus, si je vous racontais tout ce que j'ai vu et ce qu'il raconte, lui, en manière de plaisanterie.... J'ai entendu ici des cris qui me sont restés dans la tête pendant des semaines. Tenez! là-bas, du côté du quartier, il y a un endroit où vous pourrez voir un arbre noirci et dépouillé; le terrain tout autour est couvert de cendres. Demandez ce qu'on a fait là, et vous verrez si on ose vous répondre!

—Oh! ciel! que voulez-vous dire?

—Je ne veux rien vous dire.... je hais d'y penser.... Dieu seul peut savoir ce que nous verrons demain.... si ce pauvre diable persévère.

—Horreur! s'écria Emmeline; et elle devint pâle comme la mort.... Oh! Cassy, que ferai-je? dites-le moi!

—Ce que j'ai fait. Faites de votre mieux, faites ce que vous devez faire, en maudissant et en haïssant.

—Il voulait me faire boire de cette détestable eau-de-vie.... Je ne peux la souffrir.

—Vous ferez mieux de boire. Je la détestais bien aussi, et maintenant je ne puis m'en passer. Il faut bien avoir quelque chose pour soi.... notre position est moins affreuse quand nous avons bu!

—Ma mère me disait toujours qu'il ne fallait même pas goûter à ces choses-là.

—Ah! votre mère.... Et Cassy prononça ce mot de mère avec une expression de sombre tristesse.... Qu'est-ce que les mères ont à dire? Vous êtes achetées et payées, vos âmes appartiennent à vos maîtres.... ainsi va le monde! Buvez de l'eau-de-vie! buvez tant que vous pourrez, les choses n'en iront que mieux!

—Oh! Cassy, ayez pitié de moi!

—Pitié de vous!... Oh! n'ai-je pas pitié de vous? n'ai-je pas eu une fille? Dieu sait où elle est et à qui elle est à présent! Elle a marché sans doute sur les traces de sa mère, comme ses enfants marcheront sur les siennes; il n'y aura pas de fin à cela: la malédiction sur nous est éternelle!

—Oh! je voudrais n'être jamais née! dit Emmeline en tordant ses mains.

—Ah! voilà un de mes anciens souhaits, dit Cassy.... Je me tuerais.... si j'osais....» Et elle regarda dans les ténèbres. Son œil avait la fixité immobile du désespoir; c'était du reste l'expression habituelle de sa physionomie au repos.

«Il est mal de se tuer, dit Emmeline.

—Je ne sais pas pourquoi! ce ne serait pas plus mal que de mener la vie que nous menons ici, jour après jour.... Mais au couvent les sœurs me disaient des choses qui me faisaient peur de la mort.... Si ce n'était que la fin de nous.... oh! dans ce cas....»

Emmeline se détourna et cacha sa tête dans ses mains.

Tandis que cette conversation avait lieu dans la chambre d'Emmeline, Legree, dompté par l'ivresse, était tombé de sommeil dans le salon.

L'ivresse, chez Legree, n'était pas une habitude: sa constitution robuste pouvait braver les excès qui auraient ruiné une organisation plus délicate; mais sa prudence, défiante et rusée, ne lui permettait pas de s'abandonner souvent à ses instincts au point de perdre la raison.

Cette nuit-là, dans ses fiévreux efforts pour chasser le remords et le chagrin qui le dévoraient, il s'était livré complétement; quand il eut renvoyé ses deux compagnons, il s'étendit sur un siége du salon et s'endormit....

Oh! comment les méchants osent-ils pénétrer dans ce monde inconnu du sommeil, terre que ses horizons incertains séparent à peine du royaume mystérieux de la suprême justice?

Legree rêvait.

Au milieu de ce lourd sommeil tourmenté, une femme voilée se dressa bientôt à ses côtés, et posa sur lui une main douce, mais froide. Il crut la reconnaître, quoiqu'elle fût voilée.... et il frémit.... Il crut encore sentir la longue boucle de cheveux autour de ses doigts.... puis elle passait autour de son cou, elle s'y nouait, et elle le serrait, le serrait, jusqu'à ce qu'il ne lui fût plus possible de respirer.... Et il crut entendre des voix qui murmuraient.... et ce qu'elles murmuraient le glaçait d'horreur.... Il lui semblait encore qu'il marchait au bord d'un abîme, se retenant et luttant dans les angoisses de la peur.... Puis des mains noires s'emparaient de lui, le suspendaient au-dessus de l'abîme et le précipitaient. Alors survenait Cassy, qui riait et le poussait encore.... Et la figure solennelle et voilée se leva, elle tira son voile: c'était sa mère!... Elle se détourna de lui, et il tomba, tomba, tomba, tomba, au milieu d'un bruit confus de sanglots, de soupirs, de cris et de rires de démons....

Legree s'éveilla.

Calmes et roses, les lueurs de l'aurore glissèrent dans le salon. L'étoile du matin, l'étoile solennelle entr'ouvrit son œil béni, et, du haut de son ciel brillant, regarda l'homme du péché. Oh! quelle solennité, quelle beauté, quelle fraîcheur entoure la naissance de chaque jour, comme pour dire à l'homme insensé: «Regarde! c'est une chance de plus qui t'est donnée.... Combats pour la gloire immortelle!» Ah! il n'y a plus ni langage ni discours possible, là où cette voix n'est plus entendue.... L'homme audacieux et pervers ne l'entendit pas.... Il se réveilla avec un juron et une malédiction.... Qu'étaient-ce donc pour lui, cette pourpre et cet or, miracles renaissants, merveille de chaque matin? Qu'était-ce donc pour lui, la sainte pureté de cette étoile, que le Fils de Dieu a choisie pour emblème?... Véritable brute, il voyait sans voir.... Il fit quelques pas, se versa un verre d'eau-de-vie et en avala la moitié.

«J'ai eu une affreuse nuit! dit-il à Cassy, qui entrait par la porte en face de lui.

—Oh, oh! vous en aurez bien d'autres pareilles, dit-elle sèchement.

—Que voulez-vous dire, coquine?

—Vous verrez un de ces jours.... Maintenant, Simon, faut que je vous donne un bon avis.

—Au diable!

—Mon avis, dit-elle en rangeant dans la pièce, est que vous laissiez Tom tranquille....

—Qu'est-ce que ça vous fait?

—Dame! ça ne me regarde pas.... Si vous payez un homme douze cents dollars, et que vous le mettiez hors d'état au milieu de la saison, dans un moment de dépit, ça ne me regarde pas! J'ai fait ce que j'ai pu pour lui!

—Voyons! pourquoi vous mêlez-vous de mes affaires?

—Au fait, c'est vrai; pourquoi? Je vous ai sauvé quelques milliers de dollars en prenant soin de vos esclaves.... Voilà comme on me remercie! Si votre récolte est inférieure à celle des autres, vous perdrez votre pari, voilà tout.... Tom Kiris l'emportera sur vous et vous payerez comme une femme.... voilà tout!... Il me semble que je vous y vois!»

Legree, comme beaucoup d'autres planteurs, n'avait qu'une ambition.... c'était d'obtenir la plus abondante récolte de la saison.... Il avait en ce moment plusieurs paris engagés à la ville voisine. Cassy, avec le tact d'une main féminine, avait touché la seule corde qui pût vibrer.

«Eh bien! soit.... On va en rester là.... mais il va me demander pardon et promettre de se mieux conduire....

—Il ne le fera pas!

—Ah! il ne le fera pas?

—Non!

—Et pourquoi cela, madame? demanda Legree avec un sourire méprisant.

—Parce qu'il a raison, qu'il le sait, et qu'il ne voudra pas dire qu'il a tort.

—Eh! qu'il pense ce qu'il voudra, le chien! mais je veux qu'il dise comme il me plaît.... ou....

—Ou vous perdrez votre récolte pour l'avoir éloigné des champs au moment où le travail est le plus pressé!

—Mais il cédera, vous dis-je.... Est-ce que je ne sais pas ce que c'est qu'un nègre?... ce matin il va ramper comme un chien!

—Non, Simon! vous ne connaissez pas les gens de cette espèce-là.... vous pouvez le tuer en détail.... vous ne lui arracherez pas le premier mot d'un aveu.

—C'est ce que nous verrons.... Où est-il? fit Legree en sortant.

—Dans la grande salle du magasin.»

Legree, bien qu'il parlât résolument à Cassy, n'en éprouvait pas moins une certaine émotion intérieure; il était fort irrésolu en sortant du salon. Les rêves de la nuit et les conseils de prudence que lui donnait Cassy ébranlaient fortement son âme. Il voulut que personne n'assistât à son entrevue avec Tom. Il voulait, s'il ne parvenait pas à le réduire par des menaces, différer du moins sa vengeance et choisir son temps.

La lueur solennelle de l'aube, les angéliques rayons de l'étoile du matin avaient pénétré dans l'humble asile de l'esclave, et, avec ses doux rayons, dans leur calme majestueux, descendaient sur lui ces paroles: «Je suis le rejeton de David, la brillante étoile du matin.» Les avertissements et les conseils de Cassy n'avaient pas abattu son âme; au contraire, elle s'était relevée comme à un appel qui lui venait d'en haut.... Il se disait que peut-être c'était son dernier jour qui se levait maintenant dans le ciel; et son cœur battait d'une émotion suprême.... pleine de désirs.... Il pensait que peut-être ce tout mystérieux, qu'il avait si souvent rêvé, ce grand trône éclatant de blancheur, entouré de ses arcs-en-ciel lumineux, cette multitude vêtue de robes blanches, dont la voix est douce comme le murmure des eaux, les couronnes, les palmes, les harpes d'or, tout allait enfin apparaître à ses yeux avant la fin du jour. Aussi, sans frissonner, sans trembler, il entendit le pas et la voix de son bourreau.

«Eh bien! garçon, dit Legree, en le touchant dédaigneusement du pied, comment vous trouvez-vous?... Ne vous avais-je pas bien dit que je vous apprendrais une chose ou deux?... Comment trouvez-vous cela.... hein? La leçon vous convient-elle? Êtes-vous aussi crâne qu'hier soir? Êtes-vous disposé à régaler le pauvre pécheur d'un bout de sermon.... hein?»

Tom ne répondit rien.

«Allons! levez-vous, animal,» dit Simon en lui donnant un second coup de pied.

Se lever, c'était là une opération assez difficile pour un homme moulu et brisé. Tom s'efforça vainement de se lever.... Legree fit entendre un rire brutal.

«Tiens! vous n'êtes pas vif, ce matin, Tom; vous avez pris froid hier soir, peut-être?»

Tom cependant s'était levé, et il s'était mis en face de son maître, le front calme et serein.

«Eh! que diable! vous voilà debout! Allons! je vois bien que vous n'en avez pas eu assez.... Voyons, Tom, à genoux maintenant, et demandez-moi pardon pour vos réponses d'hier soir.»

Tom ne fit pas un mouvement.

«Par terre, chien! fit Legree en lui donnant un coup de fouet.

—Monsieur Legree, dit Tom, je ne puis pas faire cela! J'ai fait ce que j'ai cru juste; j'agirai toujours ainsi à l'avenir. Je ne ferai jamais rien de mal.... advienne que pourra!

—Ah! vous ne savez pas ce qui adviendra, maître Tom!... Vous croyez que c'est quelque chose, ce que l'on vous a fait. Ce n'est rien! rien du tout.... Aimeriez-vous à être attaché à un arbre et à voir allumer un petit feu autour de vous? Ne serait-ce pas agréable, Tom.... hein?

—Maître, je sais que vous pouvez faire de terribles choses; mais....»

Il se redressa et joignit les mains.

«Mais, quand vous aurez tué le corps, vous ne pourrez plus rien; et, après cela, il y aura l'Éternité!»

Éternité! ce seul mot remplit de force et de lumière l'âme du pauvre esclave,... et le pécheur se sentit au cœur comme une morsure de scorpion.... Legree grinça des dents, mais sa rage même le fit taire; et Tom, comme un homme délivré de toute contrainte, parla d'une voix claire et joyeuse.

«Monsieur Legree, vous m'avez acheté, je vous serai un bon et fidèle esclave; je vous donnerai tout le travail de mes mains, tout mon temps, toute ma force.... Mais mon âme! je ne veux pas la donner à un homme mortel.... je la garde pour Dieu: ses commandements, à lui, je les mets avant tout, avant la vie, avant la mort.... Vous pouvez en être sûr, monsieur Legree, je n'ai pas le moins du monde peur de la mort.... je l'attends.... dès qu'on voudra! Vous pouvez me fouetter.... me faire mourir de faim.... me brûler.... ce sera m'envoyer plus tôt où je dois aller!

—Vous céderez auparavant, dit Legree furieux.

—Vous ne réussirez pas, dit Tom, j'aurai du secours.

—Qui diable viendra vous secourir?

—Le Seigneur tout-puissant.

—Damnation!»

Et d'un seul coup de poing Legree renversa Tom.

Une petite main douce, mais glacée, se posa sur son épaule.... il se retourna.... c'était la main de Cassy.... Ce seul contact, doux et froid, lui rappela ses rêves de la nuit, et toutes les sentences effrayantes murmurées dans les songes traversèrent son cerveau ébranlé, ramenant avec eux leur lugubre cortége d'horreurs.

«Encore des bêtises! dit Cassy en français, laissez-le! Laissez-moi faire; je vais le remettre en état de retourner aux champs. Qu'est-ce que je vous disais?»

On prétend que l'alligator et le rhinocéros, bien qu'enfermés dans une cuirasse à l'épreuve de la balle, ont cependant un point vulnérable: le point vulnérable de ces scélérats réprouvés de Dieu et des hommes, c'est ordinairement la crainte superstitieuse.

Legree se détourna de Tom, bien résolu d'attendre.

«Soit! à votre guise, fit-il à Cassy d'un ton bourru. Et vous, prenez garde, dit-il à Tom; je vous laisse en repos maintenant, parce que la besogne presse et que j'ai besoin de tout mon monde: mais je n'oublie jamais.... j'inscris cela à votre compte, et je me payerai sur votre vieille peau noire! Souvenez-vous-en!»

Et Legree sortit.

«Allez! vous aurez aussi votre compte à régler, vous!» Et Cassy lui jeta un regard noir.... Puis revenant à Tom:

«Eh bien! comment êtes-vous, mon pauvre garçon?

—Dieu m'a envoyé un de ses anges, et il a fermé la bouche du lion, répondit Tom.

—Pour un temps, dit Cassy, mais il vous en veut; sa colère va vous suivre, jour par jour, s'élançant comme un chien à votre gorge, buvant votre sang, épuisant votre vie goutte à goutte.... Je connais l'homme.

Share on Twitter Share on Facebook