CHAPITRE XXXVIII.

La victoire.

Combien parmi nous, dans ce chemin pénible de la vie, n'ont pas trop souvent éprouvé qu'il est bien plus aisé de mourir que de vivre?

Le martyr, en face de la mort pleine d'horreurs, de tourments et d'angoisses, trouve dans les terreurs mêmes de son destin un aiguillon et un soutien; il y a comme une excitation vive, une fièvre, une ardeur qui nous fait bravement traverser cette crise de souffrance—le sentiment de l'éternelle gloire.

Mais vivre, mais porter jour après jour le poids, l'amertume, la honte de la servitude.... sentir chacun de ses nerfs torturé, toutes les fibres de la sensibilité l'une après l'autre émoussées.... souffrir ce long martyre du cœur.... voir s'écouler lentement, goutte à goutte, le sang, le meilleur sang de la vie.... ah! voilà la pierre de touche qui fait voir ce qu'il y a vraiment dans un homme ou dans une femme.

Quand Tom se trouva face à face avec son persécuteur, quand il entendit ses menaces, quand il crut que son heure était venue, son cœur battit brave et joyeux dans sa poitrine, il sentit qu'il pouvait supporter les tortures et le feu.... tout, en un mot.... en reportant ses yeux sur la vision bénie de Jésus et du ciel. Mais quand le bourreau fut parti, quand l'excitation présente se fut calmée, alors revint le sentiment de la douleur, alors il s'aperçut que ses membres étaient brisés et moulus, alors il comprit à quel point il était abandonné, dégradé, avili, et sans espoir.

Ce fut une pénible et longue journée.

Longtemps avant qu'il fût guéri de sa blessure, Legree exigea qu'il reprît le travail des champs. Ce furent des tyrannies, des vexations, des injustices de toutes sortes.... tout ce que pouvait inventer l'esprit d'un homme aussi vil que méchant. Celui de nous qui a fait vraiment l'épreuve du malheur, même avec tous les allégements que notre position nous accorde, sait à quel point nous devenons irritables et nerveux. Tom ne s'étonna plus de la sombre tristesse de ses compagnons.... il voyait s'enfuir cette sereine et douce résignation de sa vie, chassée enfin par l'invasion de ce même désespoir dont il était le témoin; il s'était flatté de pouvoir lire la Bible à ses moments de loisirs.... il vit bientôt que chez Legree il n'y avait point de loisir.... Quand la saison pressait, Legree faisait, sans remords, travailler fête et dimanche. Et pourquoi donc ne l'eût-il pas fait? c'était le moyen d'avoir plus de coton et de gagner son pari.... cela lui faisait bien perdre quelques esclaves de plus.... mais cela lui permettait aussi d'en avoir d'autres.... et de meilleurs.... D'abord Tom avait lu chaque soir, au retour de la tâche quotidienne, aux lueurs vacillantes du foyer, un ou deux versets de la Bible. Mais après le cruel traitement qu'il avait reçu, quand il revenait des champs, s'il essayait de lire, sa tête bourdonnait, ses yeux se troublaient, et, tout épuisé, il s'étendait sur le sol avec ses compagnons.

La paix religieuse, la confiance en Dieu qui l'avait soutenu jusque-là, faisaient place maintenant à de sombres accès de doute et de désespoir. Il avait sans cesse devant les yeux le ténébreux problème de sa destinée.... les âmes brisées et terrassées, le mal triomphant, et Dieu silencieux!... Il y avait des semaines, des mois, où son âme douloureuse était remplie de ténèbres et d'amertume. Il pensait à la lettre que miss Ophélia avait écrite à ses amis du Kentucky, et il priait Dieu ardemment d'envoyer quelqu'un pour le délivrer.... Chaque jour il avait le vague espoir de voir arriver quelqu'un pour le racheter.... Personne ne venait, et dans son cœur, sa pensée retombait plus désolée encore et plus navrante!... Il était donc bien inutile de servir Dieu.... puisque Dieu oubliait ainsi! Quelquefois il voyait Cassy; quelquefois, quand il était appelé à l'habitation, il entrevoyait Emmeline, languissante et abattue.... Il ne s'occupait plus guère d'elle.... il n'avait, hélas! le temps de s'occuper de personne!

Un soir, auprès de quelques maigres tisons qui faisaient cuire son souper, il était assis dans un état de prostration et d'accablement complet. Il jeta quelques broussailles sur le feu pour obtenir quelques lueurs, et il tira sa Bible de sa poche; il trouva tous ces passages remarqués qui souvent avaient fait battre son cœur, ces paroles des patriarches et des prophètes, des poëtes et des sages, les voix qui sortent de cette «grande nuée de témoins,» comme parle l'Écriture, qui nous entoure sur le chemin de la vie.... Les mots sacrés avaient-ils perdu leur pouvoir, l'œil obscurci et presque éteint n'en pouvait-il retrouver le sens? Rien ne répondait-il plus à cette inspiration jadis toute-puissante?

Tom soupira profondément.... et il remit le livre dans sa poche.

Un gros éclat de rire retentit tout près de lui.

Tom releva les yeux; il aperçut Legree.

«Eh bien! vieux, vous trouvez à la fin que la religion ne sert pas à grand'chose.... Je savais bien que je fourrerais cela dans votre tête de laine!»

Ce sarcasme fut plus cruel pour Tom que la faim, que le froid, que la nudité!

Il ne répondit rien.

«Vous êtes une bête! reprit Legree: quand je vous achetai, j'avais de bonnes intentions pour vous. Vous auriez été ici beaucoup mieux que Sambo et Quimbo, vous auriez eu du bon temps: au lieu d'être fouetté tous les jours ou tous les deux jours, c'est vous qui auriez fouetté les autres; vous vous seriez promené partout, et de temps en temps, pour vous réchauffer, on vous aurait donné un verre de punch ou de wisky.... Allons! est-ce que cela n'eût pas été bien plus raisonnable? Voyons, jetez-moi au feu ce paquet de bêtises, et entrez dans mon Église.

—Dieu m'en garde! s'écria Tom avec ferveur.

—Vous voyez bien que Dieu ne vous protége pas.... s'il vous protégeait, il n'aurait pas permis que je vous achetasse! votre religion, c'est un tas de mensonges!... je le sais bien, allez! vous feriez mieux de vous attacher à moi.... je suis quelqu'un et je puis quelque chose!

—Non, maître, dit Tom, non! que le Seigneur m'assiste ou qu'il m'abandonne, je m'attacherai à lui, je croirai en lui jusqu'à la fin.

—Vous n'en êtes que plus stupide, fit Legree en crachant dédaigneusement sur lui et en le repoussant du pied; n'importe, je vous abattrai, je vous réduirai.... vous verrez!»

Et Legree s'éloigna.

Quand un poids pesant nous oppresse et qu'il nous a refoulés aussi bas que possible, il y a en nous comme un effort soudain et désespéré, et nous voulons soulever ce poids.... Souvent l'angoisse la plus douloureuse précède le reflux de la joie et du courage.

Il en fut ainsi pour Tom.

Le sarcasme athée et cruel de son maître acheva d'abattre son âme; il se cramponnait encore d'une main fidèle au roc de la foi, mais par une étreinte désespérée et bientôt vaincue.... il restait assis auprès du feu, dans une immobilité de statue. Tout à coup il lui sembla qu'autour de lui les objets disparaissaient, et une vision passa devant ses yeux. Il voyait une tête couronnée d'épines, souffletée et sanglante. Il contemplait, avec autant d'étonnement que de respect, la majestueuse patience de ce visage; le regard mélancolique et profond de ces yeux lui remuait le cœur; il sentait couler en lui des torrents d'émotion, il étendit les bras et tomba à genoux.... Mais tout à coup la vision changea: les épines aiguës devinrent des rayons de gloire, et ce même visage, éclatant d'ineffables splendeurs, se pencha, plein de tendresse et de compassion, vers lui, et une voix dit:

«Celui qui aura vaincu viendra s'asseoir avec moi sur mon trône, comme moi qui ai vaincu je me suis assis avec mon Père sur son trône!»

Combien de temps dura cette extase, Tom lui-même ne le sut jamais. Quand il revint à lui, le feu s'était éteint, la rosée abondante et pénétrante avait mouillé ses vêtements; mais la crise terrible était passée, et, dans la joie qui remplissait son âme, il ne sentait ni la faim, ni le froid, ni l'outrage, ni la misère! Oui, dans le plus profond de son cœur, à ce même instant, il renonça pour jamais à toutes les espérances de la vie présente, et il offrit sa propre volonté en sacrifice d'immolation au Dieu infini! puis il porta ses regards vers ces étoiles, silencieuses, éternelles images de ces troupes d'anges qui ne cessent jamais d'abaisser leurs regards sur l'homme, et dans la solitude de la nuit il entendit retentir les paroles triomphantes d'un hymne qu'il avait souvent chanté dans des jours plus heureux, mais jamais avec un tel sentiment:

La terre se fondra comme se fond la neige,
Et le soleil s'éteindra dans les cieux;
Mais le Seigneur, mon Dieu, qui me protége,
D'un éternel éclat brille devant mes yeux.
Je meurs! Au séjour des étoiles
Les anges dans leurs bras m'ont déjà transporté,
Et ma main soulève les voiles
Qui cachent les secrets de l'immortalité.
Passez, passez toujours, fugitives années!
Les siècles par milliers sur nous s'en vont glissant;
De rayons éternels nos têtes couronnées
Auront, à tout moment du cycle renaissant;
Autant de jours qu'en commençant!

Ceux de nos lecteurs qui ont étudié les mœurs religieuses des esclaves ont dû entendre plusieurs fois des récits pareils à ceux que nous venons de faire. Nous en avons nous-même, et de leurs lèvres, recueilli de fort touchants. Les psychologues nous parlent d'un certain état dans lequel les sentiments et les idées acquièrent une telle influence et une telle intensité, qu'ils s'emparent des sens extérieurs et les contraignent à leur obéir et à rendre palpable et visible le rêve intérieur. Qui pourra jamais dire jusqu'où l'esprit souverain et dominateur peut amener notre pauvre machine humaine? Qui connaît tous les moyens qu'on emploie pour consoler les affligés? Si le pauvre esclave abandonné croit que Jésus lui est apparu et lui a parlé, qui donc osera le contredire? N'a-t-il pas annoncé que sa mission était de soulager ceux qui souffrent et de délivrer ceux qu'on opprime?

Les lueurs blanchâtres de l'aube rappelèrent les travailleurs aux champs. Parmi ces malheureux chancelants, accablés, il y en avait un qui marchait d'un pas triomphant; car plus ferme que le sol même sur lequel il marchait était sa foi dans le souverain, dans l'éternel amour! Ah! Legree, tu peux maintenant essayer tes forces! le chagrin, l'humiliation, l'angoisse, le besoin, la perte de toute chose ne feront que le précipiter dans la voie qui le conduira au sanctuaire éternel, où il sera pontife et roi dans le sein de Dieu!

Depuis cet instant, une impénétrable atmosphère de calme et de paix entoura l'humble cœur de l'opprimé. Le Sauveur, toujours présent, faisait sa demeure dans son âme! C'en est fait de ces regrets terrestres, de ces regrets qui saignent! c'en est fait de ces fluctuations, et l'espérance, la crainte et le désir, la volonté humaine, résistante, luttante, sanglante, était abîmée dans la volonté de Dieu. Il sentait si bien que c'était la fin du voyage, l'éternel bonheur lui semblait si proche, si vivant, que la vie était maintenant désarmée; elle ne pouvait plus rien contre lui!

C'était un changement qui n'échappait à personne. La joie et la gaieté lui revenaient. C'était une tranquillité qu'aucune insulte, aucune injure ne pouvaient plus troubler.

«Qu'a donc ce diable de Tom? demandait Legree à Sambo. Il y a quelques jours, il était sot et abattu; et le voilà maintenant gai comme un pinson!

—Dame! maître.... il songe peut-être à s'en aller.

—Je voudrais bien qu'il essayât, dit Legree avec une grimace sauvage.... Hein? s'il essayait, Sambo!

—Hi! hi! ça ferait bien! dit l'horrible gnome, avec un rire obséquieux. Dieu! que ce serait drôle de le voir patauger dans la boue, courant, passant à travers les branches.... et les chiens sur lui!... Ah! Dieu! que je rirais donc! comme quand nous avons repris Molly.... Je croyais que les chiens l'auraient dévorée avant que je pusse les retirer.... Elle en porte encore les marques maintenant.

—Et je réponds qu'elle les portera jusqu'à la mort, dit Legree. Mais attention, Sambo! Si le nègre veut partir, saute dessus....

—Maître, rapportez-vous-en à moi, dit Sambo; je reprendrai le lapin.... Ah! ah! ah!»

Ce dialogue avait lieu entre nos personnages au moment où Legree montait à cheval pour se rendre à la ville voisine.

La nuit, en s'en revenant, il jugea à propos de faire un détour et d'inspecter le quartier.

La nuit était splendide. La lune brillait au ciel; les grandes ombres des beaux arbres de Chine dessinaient sur le gazon leurs maigres silhouettes amincies. Il y avait dans l'air cette sorte de tranquillité transparente qu'on ne trouble pas sans crime. Comme Legree approchait des quartiers, il entendit une voix qui chantait.... C'était rare d'entendre chanter dans un tel lieu; il s'arrêta pour écouter. C'était une voix de ténor; elle chantait:

Quand je vois le titre authentique
De notre gloire écrite aux cieux,
Je chasse la peur chimérique
Et sèche les pleurs de mes yeux.

Oui, que le monde se déchaîne,
Que l'enfer s'ouvre mugissant;
De Satan je brave la haine,
Je ris d'un monde menaçant!

Que le malheur, sombre déluge,
Que des tempêtes de douleur
S'abattent sur moi! Mon refuge,
Ma paix, mon tout, c'est toi, Seigneur!

«Oh, oh! se dit Legree, est-ce qu'il croit cela? le croit-il? Comme je hais ces maudits hymnes méthodistes!... Ici, nègre, ici! fit-il en s'élançant sur Tom et en levant son fouet.... Comment osez-vous bien être encore debout quand vous devriez être au lit?... Fermez votre vieille mâchoire noire et rentrez chez vous.... vite!

—Oui, maître,» dit Tom, empressé et joyeux; et il se prépara à rentrer chez lui.

Le bonheur évident de Tom excita au plus haut point l'irritation de Legree. Il s'avança et laboura de coups les épaules et la tête de l'esclave.

«Allons, chien! es-tu aussi content maintenant?»

Les coups ne tombaient que sur l'homme extérieur, ils ne tombaient plus sur le cœur, comme auparavant. Tom resta calme et soumis, et cependant Legree sentit que son pouvoir lui échappait.... sa victime n'était plus sensible. Tom rentra dans sa case. Legree fit faire une volte à son cheval; un éclair passa dans cette âme sombre et méfiante, et y fit briller les lueurs fulgurantes de la conscience. Il comprit que c'était Dieu qui se dressait entre lui et sa victime, et il blasphéma Dieu! Cet homme soumis et silencieux, que ni les railleries, ni les menaces, ni les cruautés ne pouvaient plus émouvoir, réveilla en lui une voix pareille à celle que le divin Maître faisait parler dans l'âme des possédés. Cette voix disait: «Qu'avons-nous à démêler avec toi, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour nous tourmenter avant le temps?»

L'âme de Tom débordait de pitié et de sympathie pour tous les pauvres malheureux qui l'entouraient; il lui semblait que les chagrins de sa vie étaient désormais passés, et, de ce trésor de paix et de joie dont le ciel lui avait fait don, il voulait épancher les richesses sur ceux qui souffraient à ses côtés. Il est vrai qu'il en avait rarement l'occasion; mais en allant aux champs, en revenant aux quartiers, pendant les heures du travail, il trouvait encore le moyen de réconforter et de soulager les faibles et les découragés. Ces pauvres créatures, épuisées, abruties, ne pouvaient pas comprendre une pareille conduite; et pourtant, quand ils virent pendant de longues semaines et de longs mois la persévérance de cette bonté, ils sentirent se remuer et vibrer les cordes les plus intimes de leur cœur! Graduellement, insensiblement, cet homme étrange, silencieux, patient, toujours prêt à porter le fardeau de chacun sans réclamer pour lui l'assistance de personne; qui se tenait à part de tout, se montrait le dernier partout, prenait moins que personne et partageait encore avec les autres; qui, dans les nuits glacées, abandonnait sa misérable couverture à quelque pauvre femme tremblante de fièvre; qui dans les champs remplissait le panier des plus faibles, au risque, terrible risque! de ne pas avoir son poids lui-même; qui, sans cesse poursuivi par ce cruel et implacable tyran, leur tyran à tous, ne se permettait jamais, cependant, une parole de blâme, une injure, une malédiction: cet homme acquit sur eux un étrange pouvoir! Quand la presse du travail se fut ralentie, quand on permit aux esclaves de jouir enfin de leurs dimanches, ils se rassemblèrent autour de Tom pour l'entendre parler de Jésus! Ils eussent été bien heureux de se réunir librement pour parler de Dieu, pour prier et pour chanter! Legree ne le voulait pas. Plus d'une fois, avec des jurements et des violences, il dispersa leurs petites réunions. La bonne nouvelle de l'Évangile ne pouvait plus s'annoncer que tout bas, du cœur à l'oreille. Plus d'entretien en commun!

Et cependant, qui pourrait dire avec quel bonheur simple et touchant quelques-uns de ces pauvres esclaves, pour qui la vie, hélas! n'était qu'un voyage sans joie vers un inconnu sans espérance, entendaient parler d'un Rédempteur plein de compassion et d'amour, et d'une patrie céleste? Tous les missionnaires vous diront qu'il n'y a point une race d'hommes sur la terre qui ait accueilli l'Évangile avec une docilité plus empressée que la race africaine. Le principe de la foi sans contrôle et de la confiance sans bornes est en quelque sorte un des éléments naturels de cette race. Maintes fois la semence d'une vérité, portée par le vent du hasard dans les cœurs les plus ignorants, a germé en fruits dont la saveur et l'abondance feraient honte aux cultures les plus habiles.

La pauvre mulâtresse, dont la simple foi avait été brisée et engloutie sous cette avalanche de cruautés et d'injures, sentait maintenant son âme se relever sous l'influence de la sainte Écriture et des hymnes que, sur le chemin du travail, Tom, l'humble missionnaire, murmurait à son oreille. Cassy elle-même, cette âme troublée, cette intelligence égarée, retrouvait un peu de calme et de douceur auprès de cette candeur aimante!

Réduite à un désespoir qui touchait à la folie, irritée par toutes les tortures qui avaient déchiré sa vie, Cassy avait formé dans son âme le projet de venger, dans une heure terrible, toutes les cruautés dont elle avait été le témoin ou la victime.

Une nuit, tout le monde dormait dans la case de Tom: Tom fut tout à coup réveillé. Il aperçut le visage de Cassy qui se montrait par le trou qui servait de fenêtre. Elle fit un geste silencieux pour l'engager à sortir.

Tom sortit.

Il pouvait être une ou deux heures du matin. Il faisait un magnifique clair de lune. Autour d'eux, tout était silence et calme. Un rayon de lumière tomba sur le visage de Cassy. Tom vit passer comme une flamme ardente dans ses yeux noirs et sauvages: ce n'était plus son morne désespoir.

«Venez ici, père Tom, dit-elle en lui mettant sa petite main sur le bras et en l'attirant à elle avec une telle force, qu'on eût dit que cette petite main était d'acier; venez ici; j'ai des nouvelles à vous donner!

—Qu'est-ce donc, miss Cassy? demanda Tom tout ému.

—Tom, voudriez-vous être libre?

—Je le serai, madame, quand il plaira à Dieu!

—Vous pouvez l'être cette nuit!... et il y eut encore un éclair sur le visage de Cassy.... Venez!»

Tom hésita.

«Venez! reprit-elle à voix basse, et en fixant sur lui ses grands yeux, venez! il dort profondément.... J'en ai mis assez dans son eau-de-vie pour qu'il dorme longtemps; si j'en avais eu davantage, je n'aurais pas eu besoin de vous.... mais venez.... la porte de derrière est ouverte; il y a une hache auprès, c'est moi qui l'y ai mise. La porte de sa chambre est ouverte, je vais vous montrer le chemin. J'aurais tout fait moi-même, mais je n'ai plus de force! Allons, venez donc!

—Non, madame, pas pour dix mille mondes! dit Tom avec fermeté et en reculant, malgré tous les efforts de Cassy pour le faire avancer.

—Mais pensez donc à tous ces pauvres malheureux! nous allons les mettre tous en liberté. Nous irons quelque part dans les savanes. Nous trouverons une île, nous y vivrons indépendants. Ces choses-là se font, dit-on, quelquefois.... Toute vie sera meilleure que celle-ci.

—Non! dit Tom, non! le bien ne peut jamais venir du mal; j'aimerais mieux me couper la main!

—Eh bien! je ferai tout moi-même, dit Cassy en s'éloignant.

—O miss Cassy! et Tom se jeta à genoux devant elle; au nom de ce cher Sauveur qui est mort pour nous, ne vendez pas ainsi votre précieuse âme au démon!... il ne sortira de tout cela que du mal! Le Seigneur ne nous appelle point à la vengeance. Il faut souffrir et attendre l'heure de Dieu!

—Attendre! dit Cassy; attendre! mais n'ai-je pas tant attendu déjà que mon cœur en est malade et ma raison obscurcie? Que ne m'a-t-il pas fait souffrir.... à moi.... et à toutes ces misérables créatures?... et vous-même, n'épuise-t-il pas goutte à goutte le sang de votre vie?... Oui.... je suis appelée.... oui! on m'appelle à la vengeance!... son tour est venu! je veux avoir le sang de son cœur!

—Non! non! dit Tom en s'emparant de ses mains qui se tordaient avec des mouvements convulsifs. Non! pauvre âme perdue! il ne faut pas, il ne faut pas! Le doux Seigneur n'a jamais versé d'autre sang que le sien, et il l'a versé pour nous quand nous étions ses ennemis.... Seigneur! aidez-nous à suivre vos traces et à aimer nos ennemis!

—Amen! dit Cassy avec un superbe regard. Aimer de tels ennemis! cela n'est pas dans la chair et le sang!

—Non, madame, ce n'est pas dans la nature.... mais c'est dans la grâce.... et cela s'appelle la victoire!... Quand nous pouvons aimer et prier, partout et malgré tout, la bataille est finie, et la victoire est venue! gloire à Dieu!...» Et l'œil humide, la voix tremblante, Tom regarda les cieux.

Oui, race africaine, appelée la dernière entre les nations, appelée à la couronne d'épines, à l'humiliation, à la sueur sanglante et aux agonies de la croix, race africaine, voilà ta victoire! voilà ton règne avec le Christ, quand le royaume du Christ descendra sur la terre!

Cette tendresse sympathique de Tom, cette douce voix, ces larmes émues, qui tombaient comme une rosée sur l'âme inquiète de cette pauvre femme, calmèrent le feu dévorant de ses regards; elle baissa les yeux.... et Tom sentit se détendre les muscles de sa main.

«Est-ce que je ne vous ai pas dit, reprit-elle, que les méchants esprits me suivaient? O père Tom! je ne puis pas prier.... je voudrais bien pouvoir! Je n'ai pas prié depuis que mes enfants ont été vendus. Ce que vous dites doit être juste.... oui, cela doit être!... Mais, quand je veux prier, je ne puis que haïr et maudire! non! je ne puis prier!...

—Pauvre âme! dit Tom tout ému, le démon veut vous avoir, et il vous passe à son crible comme du grain! Moi, je prie le Seigneur pour vous.... O miss Cassy! tournez-vous vers le doux Jésus, il est venu pour relever les cœurs brisés et pour consoler ceux qui pleurent.»

Cassy ne répondait rien, mais de grosses larmes tombaient de ses yeux baissés...

Tom la contempla un moment en silence; puis, d'une voix qui hésitait:

«Si vous pouviez vous en aller d'ici, si la chose était possible, je vous conseillerais de partir avec Emmeline, c'est-à-dire si vous le pouviez sans vous rendre coupable du sang versé.... Oh! pas autrement!

—Tenterez-vous la chance avec nous, père Tom?

—Non. Il y a un temps où je l'aurais fait.... mais Dieu m'a confié une tâche à remplir auprès de ces malheureux.... Je resterai avec eux; avec eux je porterai ma croix jusqu'à la fin! Il n'en est pas de même pour vous.... vous êtes trop tentée.... vous ne pourriez peut-être pas résister.... il vaut mieux que vous vous en alliez.... si vous pouvez.

—Je ne connais d'autre fuite que le tombeau! Il n'est point de bête sur la terre ou sous les eaux qui n'ait où se reposer; le serpent et l'alligator trouvent un gîte pour dormir en paix.... Pour nous seuls il n'y a rien!... Là-bas, au fond des savanes les plus épaisses, les chiens nous chasseront et nous trouveront.... Chacun et tout est contre nous.... jusqu'aux bêtes.... Où irai-je?»

Tom n'osait répondre; mais enfin:

«Allez, dit-il, à celui qui a sauvé Daniel de la gueule des lions, à celui qui a sauvé les trois Hébreux du feu de la fournaise, à celui qui a marché sur les flots et ordonné aux vents d'être calmes. Il vit toujours, et j'ai la ferme confiance qu'il peut vous délivrer! Essayez! et je prierai pour vous de toute ma force!»

Quelle est donc cette étrange loi des âmes qui fait qu'une pensée longtemps dédaignée, sur laquelle on marche, pierre inutile et méprisée, tout à coup jaillit en étincelles et rayonne de feux? c'est un diamant à présent!

Cassy, pendant de longues heures, avait médité toutes les probabilités d'une évasion possible, elle avait formé mille plans qu'elle avait bientôt rejetés comme impraticables.... et maintenant il se présentait à elle une idée si simple, si complétement réalisable, qu'elle se sentait toute remplie d'espérances....

«Père Tom, j'essayerai!

—Amen! dit Tom; que Dieu vous aide!»

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