L'Oncle Tom est moins un roman qu'un plaidoyer politique et social; le côté artistique de l'œuvre est bien le dernier souci de l'auteur. Son livre est conçu dans le même système, exécuté dans les mêmes conditions que les discours prononcés chaque jour par les orateurs américains dans les clubs ou à la tribune de Washington. Il va au but, il y va tout droit, à travers les obstacles, emportant tout avec lui, et se faisant un auxiliaire et un moyen de tout ce qu'il rencontre. Tout lui est bon, pourvu que ce soit une arme, offensive ou défensive. Ne lui demandez pas les secrets, la recherche, la finesse de la composition, les ficelles du métier, comme on dit chez nous, les ingénieuses délicatesses de l'art, comme nous les entendons aujourd'hui. Mme Beecher haussera les épaules et passera outre.
On a comparé avec raison son livre à un grand meeting religieux et politique, un meeting abolitionniste, où l'orateur produit une armée de témoins, blancs, noirs, libres, esclaves, qui viennent des quatre points cardinaux; ils ne se connaissent pas, ils s'étonnent de se trouver ensemble, mais tous leurs témoignages concourent au même but, et l'orateur qui les résume en fait un magnifique plaidoyer!
Le héros du roman, Tom, prend des proportions grandioses. C'est un Prométhée nègre dont l'esclavage est le vautour; mais c'est aussi un Prométhée résigné, chrétien, qui répond à l'insulte par le pardon, aux blasphèmes par les prières. Il aime ceux qui le persécutent, il donnerait sa vie pour ses bourreaux. C'est en un mot le type de la plus parfaite vertu: la vertu chrétienne.
VI
Le personnage de Tom atteint souvent des proportions épiques; pour moi, j'avoue humblement que je ne connais dans aucune littérature, classique ou non, un caractère dont la grandeur morale m'ait frappé davantage. La sublimité n'a pas de couleur; Tom est tout simplement sublime: ce n'est pas, comme les héros de lord Byron, dont la grandeur est toujours fausse et romanesque, un colosse aux pieds d'argile, que fait tomber dans la poudre une petite pierre roulant de la montagne, pour parler comme l'Écriture; c'est la statue d'or fin placée sur un piédestal inébranlable. Ce qui ajoute un nouveau charme au caractère de Tom, c'est la tendresse compatissante qui s'exhale à chaque instant de son âme: les trésors de sa pitié sont ouverts à tous les malheurs; les larmes qu'il se refuse, comme il les donne aux autres! Peu de types font mieux ressortir tout ce qu'il y a de grandeur vraie dans le christianisme; c'est un esclave, c'est le fils de cette race humiliée et méprisée que l'Afrique ne peut même pas garder chez elle! Il ne sait rien.... pas même écrire les trois lettres de son nom; mais la grâce l'a touché, mais le rayon d'en haut l'éclaire, mais le Christ lui a parlé, cœur à cœur, et sa langue va maintenant bégayer une doctrine plus souverainement belle que celle de Socrate ou de Zénon. Il y aura sous la simplicité de sa phrase enfantine une sagesse fille de Dieu, belle à faire pâlir les sagesses de tous les philosophes passés, présents et futurs; Fénelon lui-même, chrétien comme s'il eût reçu le miel des lèvres divines du Christ, Fénelon n'a pas plus d'onction que ce pauvre vieil esclave, qui prêche par l'exemple et par la parole, et qui convertit avec le sang répandu autant que par les bienfaits accordés.
Nous l'avons déjà dit: le livre de Mme Beecher Stowe est une œuvre de propagande, un plaidoyer abolitionniste. Ce n'est pas ce que nous appellerions en France une œuvre d'art. Il est au livre composé par nos habiles ce qu'est à une tragédie de Racine,—savante dans sa simplicité, exquise dans ses détails, majestueuse dans son ensemble,—une revue de vaudeville à tableaux successifs, avec le sifflet du machiniste pour transition..... mais une revue écrite avec VII tous les frémissements et toutes les circonstances de la passion éloquente.
L'histoire commence de dix côtés à la fois, ou plutôt ce sont dix histoires qui s'avancent sur une même ligne, se retrouvant, se quittant, finissant ou ne finissant pas. Mais à côté, ou plutôt au-dessus de cette étrange et condamnable variété des moyens, il y a l'unité souveraine et puissante du but. Les épisodes en apparence les plus détournés reviennent au poëme par des circuits, ou plutôt ils n'en sortent pas. Les détails les plus fugitifs sont des arguments habiles qui prouvent la thèse. Il y a dans ce livre la plus terrible et la plus irrésistible de toutes les logiques: la logique de la passion. L'auteur veut vous convaincre, vous toucher, vous remuer. Peu lui importe que ses moyens soient avoués de la rhétorique ou approuvés d'Aristote: il s'agit bien vraiment de la rhétorique ou d'Aristote: il s'agit de sang et de larmes. Je ne sais pas, personne ne sait quelles destinées attendent la littérature américaine. Elle est au pôle antarctique de la littérature qui jusqu'ici s'appela la littérature classique, et que l'admiration des hommes se lègue d'un siècle à l'autre. L'artiste grec contient et maîtrise son émotion; il sculpte d'une main ferme dans le paros éclatant, et la déesse jaillit du bloc, belle avant même de vivre.
La littérature américaine, fille d'une civilisation improvisée, écrivant d'une main et de l'autre luttant contre cette matière rebelle qu'il faut asservir, n'arrivera pas de sitôt à ce calme radieux, à cette majesté sereine des maîtres antiques. Tel n'est pas d'ailleurs le caractère du génie propre à la race anglo-saxonne, qui verse aujourd'hui le flot de ses immigrations sur les deux mondes.
Si, du reste, on comprit jamais le trouble et l'émotion d'un auteur, c'est bien quand il plaide la cause de l'humanité.
Mme Beecher Stowe, comme tous les grands poëtes, a le sentiment vif et profond de la nature. Je ne connais rien de plus jeune et de plus frais que ses paysages; avec elle l'eau frissonne, les fleurs embaument, les forêts ont de doux murmures. J'ai vu dans son livre des couchers de soleil tout pleins de tièdes rayons. Ses paysages sont splendides comme VIII la jeune nature de l'Amérique. Mais ce qu'elle peint mieux encore, ce sont les splendeurs du monde moral et le charme délicat des âmes choisies. «Autrefois, me disait une jeune femme, je ne pleurais qu'à ce qui était triste; maintenant je pleure à ce qui est beau!» Elle venait de fermer l'Oncle Tom. Mme Beecher Stowe a fait de délicieux pastels d'enfant. Le petit Harry, le fils de Georges, est un chérubin joufflu à qui sa mère a coupé les ailes. Les sentiments de la famille, l'amour maternel, par exemple, prennent chez l'auteur une intensité toute-puissante. Je ne parle pas de cette belle et violente Élisa; c'est une figure épique, une Andromaque au teint bistré; mais cette affection sainte, quand elle se mélange de larmes et de regrets, prend tout à coup des attendrissements infinis. Je ne connais rien de plus charmant que cette scène où Mme Bird donne à l'esclave fugitif les vêtements de son petit enfant mort. C'est en même temps un tableau d'intérieur peint avec une finesse de touche incomparable: un pinceau hollandais qui aurait le don des larmes.
La Case de l'oncle Tom n'est pas seulement un beau livre, c'est encore une bonne action, et il est heureux de penser qu'au milieu du débordement des mauvaises mœurs littéraires de ce siècle, c'est là une des causes de son succès. Ce succès honore la civilisation chrétienne.
Louis Énault.
La case de l'oncle Tom
ou, vie des nègres en Amérique