XIX

Au cours d’une de mes promenades hygiéniques du matin, je visitai Charlestown. Parmi les nombreux changements qui avaient transformé en un siècle la physionomie de ce quartier, je remarquai particulièrement la disparition de la vieille prison d’État. Lorsque, à déjeuner, je fis part de ma découverte au docteur Leete. Il me dit :

– Ah oui ! cette bâtisse a disparu avant mon temps, mais je me souviens d’en avoir entendu parler. Nous n’avons plus de prison actuellement ; tous les cas d’atavisme sont traités dans les hôpitaux.

– D’atavisme ? m’écriai-je.

– Mais oui, il y a cinquante ans ou plus qu’on a abandonné l’idée d’un système répressif à l’égard de ces infortunés, répondit le docteur.

– Je ne saisis pas bien. De mon temps, le mot atavisme s’appliquait à certaines natures chez lesquelles on voyait reparaître quelque trait d’un ancêtre reculé. Vos contemporains ne verraient-ils dans le crime que la reproduction d’un trait ancestral ?

– Que voulez-vous, me dit le docteur en souriant, puisque vous posez la question aussi explicitement, je suis forcé d’avouer que vous avez touché juste.

Après tout ce que j’avais déjà appris des contrastes moraux et sociaux existant entre le siècle précédent et celui-ci, il eût été ridicule de ma part d’affecter la moindre susceptibilité.

Sans le ton d’excuse que prit le docteur et l’embarras trahi par Mme et Mlle Leete, la rougeur ne me serait même pas montée au front, lorsque je repris :

« Je n’ai jamais été bien fier de ma génération, mais, franchement…

– Mais la voici, votre génération, interrompit Edith ; elle vous entoure, et nous aussi, c’est seulement parce que nous vivons maintenant que nous l’appelons la nôtre.

– Vous êtes trop bonne, mademoiselle ; je veux essayer de prendre les choses ainsi, lui dis-je.

Et l’expression de son regard, qui rencontra le mien, fit disparaître toute trace de mon émotion.

Après tout, repris-je en riant, j’ai été élevé dans la foi calviniste, et je ne devrais pas être étonné d’entendre parler du crime comme d’un phénomène d’atavisme.

– En vérité, dit le docteur, si nous nous servons de ce mot, ce n’est point pour en flétrir votre génération ; je l’appelle ainsi – j’en demande pardon à Edith – parce que, toute question de milieu à part, nous nous croyons meilleurs que vous n’étiez. De votre temps, les dix-neuf vingtièmes des délits – et je comprends dans ce mot les infractions de tout genre – provenaient de l’inégalité des fortunes. Le pauvre était tenté par la misère, le riche par le plaisir d’augmenter son gain ou de conserver ses gains passés. Directement ou indirectement, la soif de l’argent, – et l’argent signifiait alors toutes les jouissances possibles, – formait le mobile unique du crime, la racine d’où pullulait une végétation empoisonnée que vos lois, votre justice, votre police, avaient grand-peine à empêcher d’étouffer la société entière. Le jour où la nation devint l’unique dépositaire de la fortune publique, et, qu’en prévenant l’accumulation des richesses, nous abolîmes la misère et garantîmes à tous le bien-être, ce jour-là, nous avons coupé la racine, et l’arbre vénéneux qui couvrait la société de son ombre s’est desséché en un jour, comme l’outre de Jonas. Quant au nombre relativement minime d’attentats contre les personnes n’ayant point le lucre pour mobile, attentats qui, même de vos jours, n’étaient guère perpétrés que par les natures ignorantes et brutales, ils sont presque inconnus au vingtième siècle, où l’éducation et les bonnes manières ne sont plus le privilège de quelques-uns, mais sont répandues dans le peuple entier. Vous comprenez maintenant pourquoi nous nous servons du mot atavisme dans le sens de crime. C’est parce que toutes les raisons qui motivaient les crimes n’existant plus, lorsqu’un cas isolé se présente, nous ne pouvons y reconnaître que le rejeton attardé et monstrueux d’une disposition ancestrale. Vous appeliez cleptomanes les gens qui volaient sans motif, et, quand le cas était certain, vous trouviez absurde de traiter ces maniaques en voleurs. Votre attitude envers ces véritables cleptomanes est précisément celle que nous affectons envers les victimes de l’atavisme : la pitié accompagnée d’une contrainte ferme mais bénigne.

– Vos tribunaux ne doivent pas avoir beaucoup d’ouvrage, m’écriai-je. Point de propriété privée, point de contestations commerciales entre particuliers, point de successions à répartir, ni de dettes à récupérer : je ne crois pas, dans ces conditions, qu’il puisse subsister le moindre procès civil ; et, comme il n’y a plus d’attentats contre la propriété et très peu d’attentats contre les personnes, il me semble que vous pourriez vous passer presque absolument de juges et d’avocats.

– Quant aux avocats, c’est bien ce que nous faisons, répliqua le docteur ; il ne nous semblerait pas raisonnable, dans un cas où le seul intérêt de la nation est de découvrir la vérité, de demander le concours de personnes qui ont un intérêt professionnel à la dissimuler ou à la travestir.

– Mais, alors, qui défend les accusés ?

Si c’est un criminel, il n’a pas besoin de défenseur, car, la plupart du temps, il avoue son crime, répondit le docteur. L’interrogatoire de l’accusé n’est pas, comme chez vous, une simple formalité ; d’habitude c’est la fin du procès.

– Vous ne voulez pas dire que l’homme qui n’avoue pas est acquitté de plein droit ?

– Non, sans doute ; nul n’est accusé à la légère, et si l’accusé nie, le procès n’en suit pas moins son cours. Mais, je le répète, les procès sont rares, parce que, dans la plupart des cas, le coupable avoue. S’il nie et que sa culpabilité soit prouvée, la pénalité est doublée. Mais le mensonge est tenu dans un tel mépris parmi nous, que les criminels mêmes hésitent à s’en servir pour « échapper à la justice.

– Voilà certainement la nouvelle la plus étonnante que vous m’ayez encore dite, m’écriai-je ; si le mensonge est passé de mode, vous avez bien réalisé les paroles du prophète : « Un nouveau monde, de nouveaux cieux où règne la justice. »

– Vous n’êtes pas seul de cet avis, répondit le docteur. Quelques personnes estiment, en effet, que nous sommes entrés dans l’ère du millénium, et cette théorie est au moins spécieuse. Mais, pourquoi tant vous étonner que le mensonge ait disparu ? Même de votre temps, il n’était guère admis dans la bonne société, entre égaux. Le mensonge était l’arme du lâche en présence du danger, et l’arme du coquin devant l’appât du lucre. L’inégalité des conditions et la convoitise offraient une prime continuelle à l’hypocrisie. Cependant, même alors, l’homme qui n’éprouvait ni crainte ni passion honteuse méprisait le mensonge. Maintenant que nous sommes tous égaux socialement, qu’on n’a rien à craindre et rien à gagner du prochain, le mépris du mensonge est passé dans les habitudes de tout le monde. Aussi, je le répète, même un scélérat hésite à y recourir. Cependant, si la défense plaide « non coupable », le juge désigne deux de ses collègues pour examiner et rapporter les deux côtés de la question. Combien ces magistrats diffèrent de vos avocats et de vos accusateurs à gages, déterminés d’avance à condamner ou à absoudre ! Vous pouvez en juger par le fait que, tant que les deux commissaires ne sont pas d’accord sur la justesse du verdict, la cause est remise en état, et la moindre équivoque dans le langage d’un des juges serait un scandale inouï.

– Ainsi, ce sont des juges qui rapportent le pour et le contre de chaque affaire, et un autre juge qui la décide ?

– Certainement ; ces magistrats siègent, à tour de rôle, à la barre et au fauteuil, et sont tenus d’agir avec la même sévérité, soit comme procureurs, soit comme juges. Le système consiste précisément à faire juger chaque cause par trois magistrats, chacun à son point de vue, et, quand ils sont d’accord sur un verdict, nous supposons que nous approchons de la vérité autant qu’il est humainement possible de le faire.

– Vous avez donc abandonné le système du jury ?

– Il pouvait être utile, comme instrument de répression, du temps de vos avocats à gages, avec une cour quelquefois vénale et placée dans des conditions d’investiture qui compromettaient souvent son indépendance ; aujourd’hui, ces garanties sont inutiles ; il n’est pas concevable que nos juges obéissent à un autre mobile qu’à celui de la justice.

– Comment vos magistrats sont-ils élus ?

– Ils constituent une exception à la règle qui décharge tous les hommes du service public à l’âge de quarante-cinq ans ; le président nomme annuellement les juges parmi ceux qui ont atteint cet âge. Le nombre en est très limité, et l’honneur est considéré si grand qu’il compense et au delà cette prolongation de service ; bien qu’on puisse le décliner, cela se fait rarement. Les juges sont nommés pour cinq ans, et non rééligibles. Les membres de la cour suprême, qui est gardienne de la constitution, sont choisis parmi les juges de grades inférieurs ; quand il s’y produit une vacance, les juges inférieurs, dont les fonctions expirent cette année, choisissent, comme dernier acte de leur magistrature, celui de leurs collègues restant en charge qu’ils jugent le plus digne de ce poste suprême.

– Comme il n’existe point de carrière judiciaire qui puisse servir de pépinière à la magistrature, dis-je, vos juges sortent sans doute directement de l’École de droit ?

– Nous n’avons plus d’école de droit, répliqua le docteur en souriant. La législation, comme science spéciale, n’existe plus. C’était un système de casuistique nécessité par la structure artificielle de l’ancienne société : de nos jours, nous ne trouvons plus à appliquer que quelques maximes très simples. Tout ce qui touche les rapports des hommes entre eux est infiniment moins compliqué au vingtième siècle que de votre temps. Nous n’aurions plus d’occupation pour ces experts en l’art de couper un cheveu en quatre qui siégeaient et plaidaient en vos tribunaux. N’allez pas cependant nous soupçonner de mépris envers ces illustrations du passé, parce que nous n’en avons pas l’emploi. Au contraire, nous professons le plus grand respect, mêlé de terreur, pour ces hommes qui, seuls, arrivaient à comprendre et à débrouiller l’interminable écheveau de droits réels et personnels qu’impliquait votre système. Rien ne peut donner une idée plus saisissante de la complication de votre société que la nécessité où vous étiez de prendre la crème intellectuelle de chaque génération afin de pourvoir au recrutement d’un corps de savants, de pandits, capables de rendre vos lois vaguement intelligibles à ceux dont le sort en dépendait. Les traités de vos grands légistes, les Blackstone et les Story, reposent tranquillement dans nos bibliothèques à côté des œuvres de Duns Scot et de ses pareils, comme autant de monuments curieux d’une rare subtilité intellectuelle consacrée à des sujets qui n’intéressent plus le monde moderne. Nos juges sont tout bonnement des hommes d’un âge mûr, discrets, instruits et judicieux. J’allais oublier de vous parler d’une des fonctions importantes des juges inférieurs, ajouta le docteur ; elle consiste à juger toutes les plaintes d’iniquité portées par de simples soldats de l’armée industrielle contre un supérieur. Toutes ces questions sont entendues et réglées, sans appel, par un seul juge : on ne requiert trois juges que pour les cas graves.

– Ce tribunal, dis-je, me paraît très nécessaire avec votre système, car celui qui est traité avec injustice ne peut pas, comme de mon temps, changer d’emploi.

– Pourquoi pas ? répondit le docteur. Non seulement chaque travailleur est sûr d’obtenir justice si sa plainte est fondée, mais encore, si ses relations avec son chef d’équipe sont désagréables, il peut, sur demande, obtenir un déplacement. Je sais bien que, de votre temps, lorsque l’ouvrier n’était pas satisfait, il était libre de quitter son patron ; mais en même temps que son patron, il perdait ses moyens d’existence. Chez nous, cet inconvénient n’existe pas. Nous exigeons une discipline absolue dans l’armée industrielle ; mais le droit de l’ouvrier à être traité avec justice et considération lui est garanti par la nation tout entière. L’officier commande, et le soldat obéit, mais aucun officier n’est assez haut placé pour se permettre des façons hautaines vis-à-vis d’un ouvrier, fût-il de la dernière classe. Quant à la brutalité et à la grossièreté d’un employé quelconque dans ses relations avec le public, ce sont là, parmi les délits de moindre importance ceux qui seraient assurés de la plus prompte répression. Nos juges exigent non seulement la justice, mais aussi la courtoisie en toute circonstance. Les plus hautes capacités, les plus éminents services n’excusent pas les procédés grossiers ou blessants.

Pendant que le docteur discourait, il me semblait qu’il m’avait beaucoup parlé de la nation et très peu des gouvernements d’États. Je demandai donc si la réorganisation du pays, converti en une armée industrielle, avait entraîné l’abolition des États fédérés ?

– Forcément, répondit le docteur. Les États auraient voulu s’immiscer dans le contrôle et dans la discipline de l’armée industrielle, qui exige une direction centrale et uniforme. D’ailleurs, la grande simplification de la tâche gouvernementale rendait superflus ces vieux rouages. La tâche presque exclusive de l’administration est de diriger les industries du pays ; la plupart des anciennes attributions des gouvernements n’existent plus. Nous n’avons plus d’organisation militaire, plus d’armée ni de marine ; nous n’avons pas de ministère des finances ; nous n’avons ni Trésor, ni services financiers, ni collecteurs d’impôts. Restent la justice et la police, et vous avez vu comment l’absence de tentation, en supprimant la plupart des délits, a simplifié l’énorme machine judiciaire d’autrefois ; le rôle et le nombre des fonctionnaires de la police ont diminué dans la même proportion.

– Mais sans législatures d’États, avec un congrès se réunissant tous les cinq ans seulement, comment venez-vous à bout de l’œuvre législative ?

– Nous n’en avons pas, répliqua le docteur, ou du moins si peu que rien. Il est rare que le congrès, quand il se réunit, ait à examiner des lois de quelque importance ; même alors, son pouvoir se borne à les recommander au congrès suivant, afin qu’aucun changement ne soit fait à la hâte. Du reste, si vous voulez réfléchir un moment, vous verrez que nous n’avons guère lieu à légiférer. Les principes fondamentaux qui régissent notre société ont aplani, une fois pour toutes les malentendus qui, de votre temps, exigeaient l’intervention constante du législateur. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de vos lois concernaient la définition et la protection de la propriété particulière, ainsi que les rapports entre acheteurs et vendeurs. Nous n’avons plus ni propriété privée, ni achats, ni ventes, et, par conséquent, la raison d’être de toute la législation d’autrefois a disparu. Autrefois, la société était une pyramide placée sur son sommet ; toutes les lois naturelles de la gravitation humaine tendaient constamment à la renverser ; l’équilibre – ou, pour mieux dire, le déséquilibre – ne pouvait être maintenu que par un système compliqué d’étais et d’arcs-boutants sans cesse renouvelés sous forme de mesures législatives. Un congrès central et quarante législatures d’États, produisant environ vingt mille lois par an, suffisaient à peine à cette tâche écrasante. Maintenant, la société repose sur sa base, et elle a aussi peu besoin de soutien que les montagnes éternelles.

– Mais, en dehors du gouvernement central, vous devez avoir au moins des autorités municipales ?

– Certainement ; elles ont même des fonctions importantes et étendues, qui consistent à pourvoir au confort et à la récréation du public, aux embellissements des villages et des villes.

– Mais n’exerçant aucun contrôle sur le travail de leurs administrés, n’ayant aucun salaire à offrir, comment peuvent-elles produire le moindre travail ?

– Chaque ville a le droit de retenir, pour les travaux d’intérêt public, une certaine quote-part du travail que ses enfants apportent à la masse de la nation. Cette quote-part, chiffrée en crédit, peut être employée d’une façon quelconque, au gré des autorités municipales.

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