XXVII

Je n’ai jamais pu m’expliquer pourquoi, durant ma vie d’autrefois, l’après-midi du dimanche m’inspirait toujours des pensées mélancoliques, éteignant toutes les couleurs de la nature et projetant sur les objets comme une ombre d’ennui et de tristesse. Les heures que j’accusais toujours d’aller trop vite, me paraissaient ce jour-là, avoir perdu leurs ailes. Était-ce par réminiscence de cette habitude anciennement prise ? Toujours est-il que, malgré le changement si complet des circonstances, je tombai dans un profond découragement le soir du premier dimanche que je passai au vingtième siècle. Cette fois, cependant, ma tristesse pouvait invoquer une cause réelle. J’avais entendu, le matin, le sermon très éloquent du révérend Barton, décrivant, en traits de feu, l’énorme gouffre moral qui séparait le dix-neuvième siècle du vingtième ; ses paroles sensées et philosophiques sonnaient dans mon âme ; je comprenais, maintenant, pour la première fois, le sentiment mêlé de pitié, de curiosité et d’aversion que je devais exciter autour de moi, en ma qualité de revenant d’une époque abhorrée.

La bonté excessive avec laquelle me traitaient mes hôtes et surtout la gracieuse Edith m’avait empêché jusqu’à présent de réfléchir que leur opinion réelle à mon égard devait, au fond, être la même que celle de toute la génération à laquelle ils appartenaient. Qu’il en fût ainsi du docteur et de son aimable femme, passe encore, quoique j’en éprouvasse un vrai chagrin ; mais la pensée qu’Edith partageait elle-même ce sentiment, voilà qui était plus que je ne pouvais endurer. L’effet écrasant que cette révélation produisit sur moi me fit apercevoir clairement ce que le lecteur a peut-être déjà deviné : que j’aimais Edith. Était-ce étonnant ? L’occasion d’où naquit notre intimité, le jour où ses mains m’arrachèrent du gouffre de la démence, sa sympathie qui était comme le souffle divin grâce auquel j’avais pu supporter cette existence nouvelle, mon habitude de la regarder comme une sorte de médiatrice entre le monde qui m’entourait et moi-même, toutes ces circonstances avaient préparé un résultat qu’aurait suffi d’ailleurs à produire le charme de sa personne et de son caractère. Il était inévitable qu’elle fût devenue à mes yeux la seule femme de la terre, et cette phrase avait un tout autre sens dans ma bouche que dans celle d’un amant vulgaire. Et maintenant que je me sentais tout à coup pénétré de la vanité de l’espoir que je commençais à caresser, je ressentais non seulement les souffrances habituelles d’un amoureux meurtri, mais, en plus, la sensation d’un isolement, d’un vide affreux, un abandon tel qu’aucun homme avant moi, si malheureux qu’il fût, ne pouvait en avoir éprouvé de pareil. Il est évident que mes hôtes s’aperçurent de mon abattement, et ils firent de leur mieux pour me distraire. Edith, surtout, souffrait-de ma peine, je le voyais ; mais, selon la perversion habituelle d’un cœur amoureux, ayant eu, un moment, la folie de rêver autre chose, je ne trouvai plus aucune douceur dans une bonté que je savais désormais n’être que de la sympathie.

Après m’être renfermé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, dans ma chambre, j’allai, vers la tombée de la nuit, faire un tour au jardin. Le ciel était chargé, l’air chaud et tranquille s’imprégnait de senteurs automnales. Me trouvant près de l’entrée des fouilles, j’entrai dans la chambre souterraine et m’y assis. « Voici, murmurai-je, mon seul et vrai foyer. Restons-y pour n’en plus sortir. » M’aidant du secours des objets familiers qui m’entouraient, je cherchai une triste consolation en évoquant les formes et les visages qui remplissaient ma vie d’autrefois. Vains efforts ; toute vie les avait bien quittés. Depuis près d’un siècle, les étoiles scintillaient au-dessus de la tombe d’Edith Bartlett et de toute sa génération.

Ainsi, le passé était mort, écrasé sous le poids d’un siècle, et moi j’étais exclu du présent. Nulle part il n’y avait de place pour moi. Je n’étais, à vrai dire, ni mort, ni vivant !

– Pardonnez-moi de vous avoir suivi.

Je levai les yeux. Edith était debout sur le seuil de la chambre ; elle me regardait en souriant, mais les yeux remplis d’une tristesse compatissante.

« Renvoyez-moi si je vous dérange, dit-elle ; mais, nous nous sommes aperçus que vous étiez démoralisé. Vous m’aviez promis de me prévenir quand cela vous reprendrait. Vous n’avez pas tenu parole. »

Je me levai et m’approchai de la porte, essayant de sourire, mais faisant, je crois, assez triste figure, car le spectacle de sa beauté raviva en moi, d’une façon plus poignante encore, les motifs de mon découragement.

– Je me sentais un peu seul, voilà tout, dis-je. Ne vous êtes-vous jamais dit que mon isolement est plus profond que ne le fut jamais celui d’aucun être humain, et qu’il faudrait presque inventer un mot nouveau pour le décrire ?

– Ah ! ne dites pas de ces choses-là, ne vous laissez pas envahir par de telles idées, il ne le faut pas ! s’écria-t-elle, les yeux tout humides. Ne sommes-nous pas vos amis ? C’est votre faute, si vous ne voulez pas nous permettre de l’être. Rien ne vous oblige à vous isoler ainsi.

– Vous êtes bonne, trop bonne pour moi, dis-je, mais croyez-vous que j’ignore que c’est uniquement de la pitié, de la douce pitié peut-être, mais de la pitié seulement, que je vous inspire ? Il faudrait être fou pour ne pas comprendre combien je dois paraître différent des hommes de votre génération ; je dois vous faire l’effet singulier et troublant d’une épave venue d’une rive inconnue, et dont la solitude vous touche en dépit de ce qu’elle a de ridicule. Vous avez été assez bonne et j’ai été assez insensé, pour oublier presque qu’il devait en être ainsi, pour m’imaginer qu’avec le temps je finirais par m’acclimater (comme nous disions) parmi vous ; que je sentirais un jour comme les autres hommes qui vous environnent, et vous ferais à peu près le même effet qu’eux. Mais le sermon de M. Barton m’apprend ce qu’il y a d’illusoire dans cette espérance, combien la distance entre vous et moi doit vous sembler infranchissable.

– Ah ! ce misérable sermon, s’écria-t-elle presque en larmes, je ne voulais pas qu’on vous le laissât entendre. Que sait-il de vous ? Il a puisé ses renseignements sur le dix-neuvième siècle dans de vieux bouquins poudreux, et voilà tout. Il ne vous est rien ; pourquoi ce qu’il dit pourrait-il vous contrarier ? Notre opinion, à nous qui vous connaissons, ne vous est-elle pas plus précieuse que celle d’un homme qui ne vous a jamais vu ? Ah ! monsieur West, vous ne savez pas, vous ne sauriez imaginer ce que je souffre en vous voyant si désespéré. Je ne puis le supporter. Que puis-je vous dire ? Comment vous convaincre que vous vous méprenez entièrement sur la nature des sentiments que vous nous inspirez ?

Comme le jour de ma première crise, elle venait vers moi, me tendant les mains dans un geste secourable ; comme alors, je les saisis et je les pressai dans les miennes. Sa poitrine se soulevait, et le léger tremblement de ses doigts, que je serrais convulsivement, trahissait l’intensité de son émotion. Sur sa physionomie, on lisait la lutte angéliquement indignée de la pitié contre les obstacles qui la réduisaient à l’impuissance. Jamais, assurément, la compassion féminine ne porta un masque aussi délicieux. Tant de beauté et de bonté unies faisaient fondre mon âme ; il me semblait que je ne pouvais mieux faire que de lui avouer la vérité. Sans doute, je n’avais pas une lueur d’espoir ; mais d’autre part, je n’avais aucune crainte de la fâcher, elle était trop miséricordieuse pour cela. Aussi, je finis par lui dire :

– C’est beaucoup d’ingratitude de ma part que de ne pas me contenter de toute la bonté que vous m’avez témoignée et que vous me témoignez encore. Mais seriez-vous assez aveugle pour ne pas comprendre pourquoi cette bonté ne suffit pas à me rendre heureux ? Ne voyez-vous pas que c’est… parce que j’ai été assez fou pour vous aimer ?

À ces dernières paroles, elle rougit profondément, ses yeux se baissèrent devant les miens, mais elle ne fit pas d’effort pour arracher ses mains des miennes. Pendant quelques instants, elle resta debout ainsi, un peu haletante ; puis, rougissant plus que jamais, mais avec un sourire éblouissant, elle me regarda et dit :

– Êtes-vous sûr que ce n’est pas vous qui êtes aveugle ?

Ce fut tout, mais ce fut assez : si incroyable, si inexplicable que cela parût, je compris que cette radieuse enfant d’un âge d’or avait laissé tomber sur moi plus que sa compassion ; elle me donnait son amour. Malgré cet aveu, et au moment même où je l’étreignais dans mes bras, il me semblait encore que j’étais sous l’influence d’une hallucination de bonheur :

– Si je suis fou, m’écriai-je, ah ! puissé-je le rester !

– C’est moi que vous devez croire folle, murmura-t-elle en s’échappant de mes bras, alors que j’avais à peine goûté le miel de ses lèvres. Hélas ! que devez-vous penser de moi, qui me jette ainsi dans les bras d’un homme que je ne connais que depuis huit jours ! Je ne voulais pas me trahir de sitôt, mais vous m’avez fait tant de peine, que je ne savais plus ce que je disais. Non, non, il ne faut plus que vous m’approchiez avant de savoir qui je suis. Après cela, vous vous excuserez très humblement auprès de moi d’avoir pensé, – car je sais que vous le pensez – que j’étais un peu trop prompte à prendre feu. Quand vous saurez qui je suis, vous serez forcé de convenir que c’était mon devoir de vous aimer à première vue et qu’aucune jeune fille, au cœur bien placé, n’eût pu faire autrement.

On me croira volontiers, si j’affirme que je me serais parfaitement passé de ses explications ; mais Edith déclara qu’il y aurait trêve de baisers, jusqu’à ce qu’elle se fût pleinement justifiée, et je fus obligé de suivre la charmante énigme dans la maison.

En arrivant auprès de sa mère, elle chuchota quelques mots à l’oreille de Mme Leete, rougit et se sauva, nous laissant seuls ensemble.

Je découvris alors que, si étrange qu’eût été mon aventure, je n’en apprenais que maintenant le trait le plus étrange. J’appris de la bouche de Mme Leete, qu’Edith n’était autre que l’arrière petite-fille de ma bien-aimée perdue, Edith Bartlett.

Après avoir porté mon deuil pendant quatorze ans, celle-ci avait fait un mariage de convenance, dont naquit un fils qui fut le père de Mme Leete. Mme Leete n’avait jamais vu sa grand-mère, mais elle avait beaucoup entendu parler d’elle, et, lorsque sa fille vint au monde, elle lui donna le nom d’Edith. Cette homonymie contribua à augmenter l’intérêt que l’enfant porta, en grandissant, à tout ce qui concernait sa bisaïeule et surtout à l’histoire tragique du fiancé d’Edith Bartlett, mort, croyait-on, dans l’incendie qui détruisit sa maison. C’était une de ces aventures bien faites pour émouvoir la sympathie d’une enfant romanesque, et la pensée que le sang de la pauvre héroïne coulait dans ses veines rehaussait de beaucoup l’intérêt qu’y prenait la jeune fille. Un portrait d’Edith Bartlett, ainsi que quelques-uns de ses papiers, entre autres un paquet de mes propres lettres se trouvaient parmi les reliques de la famille. Le portrait était celui d’une ravissante jeune femme dont la vue seule faisait naître une foule de pensées tendres et romanesques. Mes lettres donnèrent à Edith une idée très nette de ma personnalité ; les deux réunis suffirent pour faire de cette vieille et triste histoire, à ses yeux, une réalité très présente. Il paraît qu’elle disait souvent à ses parents, comme par manière de plaisanterie, qu’elle ne se marierait pas, à moins de trouver un amoureux comme Julian West, mais qu’il n’y en avait plus de pareils au vingtième siècle.

Bien entendu, tout ceci n’était que le rêve éveillé d’une enfant dont l’âme n’avait pas encore connu l’amour, et il n’en serait rien résulté de sérieux, sans la découverte, un beau matin, de la voûte encavée dans le jardin de son père et la révélation de l’identité de son locataire. Lorsque ce corps apparemment sans vie eut été transporté dans la maison, le portrait trouvé dans mon médaillon fut immédiatement reconnu pour être celui d’Edith Bartlett ; en rapprochant ce fait des autres circonstances, on sut immédiatement que je ne pouvais être que Julian West. Même sans l’espoir de me rendre à la vie – et personne n’y songea d’abord – Mme Leete me dit que cet événement eût laissé dans l’esprit de sa fille une impression ineffaçable. Le pressentiment de quelque subtile volonté de la destinée, liant son sort au mien, n’aurait-il pas exercé, dans de pareilles circonstances, une fascination irrésistible sur n’importe quelle femme ?

Une fois que j’étais revenu à la vie, et que j’avais paru, dès l’abord, trouver un charme particulier à sa société, Edith s’était-elle trop hâtée de répondre à la sympathie que je semblais lui témoigner ? Mme Leete m’en laissait juge ; elle ajouta que, si même j’étais de cet avis, il ne fallait pas perdre de vue que nous étions au vingtième siècle, non au dix-neuvième, et que, maintenant, l’amour grandissait plus vite et s’exprimait plus franchement qu’alors.

En quittant Mme Leete, j’allai vers Edith. Je commençai par prendre ses deux mains et je restai longtemps devant elle, plongé dans une contemplation muette de son visage. Pendant que je la fixais, le souvenir de cette autre Edith, qui avait été comme anesthésié par l’accident terrible qui nous avait séparés, commença à se réveiller en moi ; mon cœur était comme fondu par des sensations à la fois très douces et très pitoyables. Car celle qui ravivait d’une façon si poignante le souvenir de ma perte était aussi destinée à me la faire oublier. On eût dit qu’à travers ces beaux yeux, les yeux d’Edith Bartlett plongeaient dans les miens et m’envoyaient un sourire de consolation. Ma destinée n’était pas seulement la plus bizarre, mais certainement aussi la plus heureuse qu’un homme pût rêver. Un double miracle s’accomplissait en ma faveur. Échoué sur la grève de ce monde étranger, je ne m’y trouvais plus seul et sans compagne. Mon amour, que j’avais cru perdu, avait retrouvé un corps pour me consoler. Lorsque, enfin, dans une extase de gratitude et de tendresse, je pressai la délicieuse enfant dans mes bras, les deux Edith étaient comme confondues dans mon cœur, et jamais, depuis lors, elles n’ont été entièrement séparées.

Je m’aperçus bientôt qu’Edith, de son côté, éprouvait un dédoublement semblable de personnalité. Il est certain que jamais deux jeunes fiancés n’eurent une conversation aussi extraordinaire que la nôtre, ce soir-là. Elle paraissait beaucoup plus désireuse de m’entendre parler d’Edith Bartlett que d’elle-même ; de savoir comment je l’avais aimée, que d’apprendre combien je l’aimais elle-même, récompensant les douces paroles que j’adressais à une autre par des larmes, des sourires et des étreintes.

– Il ne faut pas m’aimer trop pour moi-même, dit-elle. Je serai très jalouse pour elle, je ne permettrai pas que vous l’oubliez ! Je vais vous dire quelque chose qui vous paraîtra peut-être étrange : ne croyez-vous pas que les âmes reviennent quelquefois sur la terre pour accomplir une chose qui leur tient au cœur ? Que diriez-vous, si je vous avouais que j’ai cru parfois que son âme revivait en moi, et que mon vrai nom était Edith Bartlett et non Edith Leete ? Je n’en sais rien, sans doute : aucun de nous ne peut dire qui il est, d’où il vient ; mais je le sens. Cela vous étonne-t-il, sachant à quel point je m’intéressais à vous et à elle, même avant de vous connaître ? Ainsi, vous voyez, vous n’avez pas besoin de vous donner de peine pour m’aimer ; pourvu que vous lui soyez fidèle à elle, il n’y a pas de danger que je sois jalouse. »

Le docteur était sorti cet après-midi, et je ne pus m’entretenir avec lui que plus tard. Les nouvelles que je lui communiquai n’étaient, sans doute, pas inattendues ; il me serra la main cordialement.

– En toute autre circonstance, mon cher West, dit-il, j’estimerais que cette démarche a été faite après une accointance bien courte. Mais, décidément, ces circonstances sortent de l’ordinaire. Pour être tout à fait sincère, fit-il en souriant, je devrais peut-être ajouter que, bien que je consente de grand cœur à la combinaison proposée, vous n’avez pas de raison de m’en être particulièrement reconnaissant. Mon consentement n’est qu’une pure formalité. Une fois le secret du médaillon révélé, ce dénouement était inévitable. C’est heureux qu’Edith se soit trouvé là pour racheter le gage de son arrière grand-mère ; sans cela, je crains que la loyauté de Mme Leete… vous m’entendez.

Ce soir-là, la lune baignait le jardin de sa, clarté et jusque vers minuit, nous nous promenâmes ensemble, Edith et moi, essayant de nous habituer à notre bonheur.

– Qu’aurais-je fait, si vous ne m’aviez pas témoigné de sympathie ? dit-elle ; j’en avais si peur ! Qu’aurais-je fait, alors que je sentais que je vous étais vouée ? Dès que vous êtes revenu à la vie, j’étais aussi sûre que si elle me l’avait dit elle-même que je devais la remplacer auprès de vous ; mais il fallait, pour cela, votre consentement. Ah ! ce matin-là, où vous paraissiez si terriblement dépaysé parmi nous, comme je brûlais de vous dire qui j’étais ! Mais je n’osais pas desserrer les lèvres ; je craignais que papa ou maman…

– C’est donc cela que vous ne vouliez pas que votre père me dît ! m’écriai-je en lui rappelant la conversation qu’il me semblait avoir entendue, en sortant de ma léthargie.

– Sans doute, dit-elle en riant. Il vous a fallu tout ce temps pour le deviner ? Papa, n’étant qu’un homme, croyait que vous vous sentiriez plus à votre aise, si l’on vous disait qui nous étions. Il ne se préoccupait pas de moi le moins du monde. Mais maman me comprenait et, alors, on fit ce que je voulais. Je n’aurais jamais osé vous regarder en face, si vous aviez su qui j’étais. C’eût été m’imposer à vous d’une façon par trop hardie. J’ai même peur que vous ne jugiez ainsi mon attitude d’aujourd’hui. Je me suis donné assez de peine pour éviter votre censure, car je sais que, de votre temps, on exigeait que les jeunes filles dissimulassent leurs sentiments, et j’avais horriblement peur de vous scandaliser. Bon Dieu, que cela devait être dur pour elles ! Toujours cacher leur amour comme on le ferait d’une faute ! Pourquoi croyaient-elles que c’était si mal d’aimer, avant d’en avoir obtenu la permission ? Une permission pour aimer ! Les hommes se fâchaient-ils donc, quand les jeunes filles les aimaient ? Voilà qui n’est plus dans nos idées modernes. Je n’y comprends absolument rien. C’est une des choses les plus curieuses de ce temps-là, qu’il faudra que vous m’expliquiez… Est-ce qu’Edith Bartlett était aussi sotte que les autres ?

Après avoir plusieurs fois vainement tenté de nous séparer, elle finit par insister pour que nous nous disions bonsoir, et j’allais imprimer sur ses lèvres un dernier baiser, lorsqu’elle me dit, avec une espièglerie indescriptible :

« Il y a une chose qui m’inquiète : Êtes-vous bien sûr que vous pardonniez à Edith Bartlett d’en avoir épousé une autre que vous ? Les livres du dix-neuvième siècle nous montrent les amants plutôt jaloux qu’épris, c’est pourquoi je vous fais cette question. Comme je serais soulagée de savoir que vous n’en voulez pas, rétrospectivement, à mon arrière-grand-père d’avoir épousé votre bien-aimée ! Puis-je dire au portrait de mon arrière grand-mère, quand j’irai dans ma chambre, que vous lui pardonnez tout à fait son infidélité ? »

Cette saillie de coquetterie moqueuse – que telle fût ou non l’intention, de mon interlocutrice – me toucha au vif, et en me touchant, me guérit d’un absurde sentiment qui ressemblait quelque peu à la jalousie, et dont j’avais eu vaguement conscience, depuis que Mme Leete m’avait parlé du mariage d’Edith Bartlett. Même pendant que je tenais son arrière petite-fille dans mes bras (tant nos sentiments manquent souvent de logique), je ne m’étais pas rendu compte que, sans ce mariage, cette situation n’aurait jamais pu se réaliser. L’absurdité de cet état d’esprit n’eut d’égale que la promptitude de ma résipiscence, lorsque la question malicieuse d’Edith dissipa le brouillard de mes idées.

Je l’embrassai en riant.

– Vous pouvez l’assurer de mon pardon le plus absolu, lui dis-je ; mais, si elle avait épousé tout autre que votre arrière grand-père, j’aurais pris autrement la chose.

En rentrant dans ma chambre, je n’ouvris pas, comme d’habitude, le téléphone musical pour me transporter doucement dans le royaume des songes. Pour une fois, mes pensées faisaient une musique plus harmonieuse que tous les orchestres du vingtième siècle, et je restai dans cet enchantement jusque vers le matin, où je m’endormis.

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