II

Percy se tint debout, immobile, jusqu'au moment où il entendit la sonnerie automatique du dehors, annonçant que le P. Francis venait de quitter l'archevêché. Alors le prêtre sortit du salon, à son tour, et pénétra dans le long couloir qui conduisait à la cathédrale. En passant par la sacristie, il entendit de loin, au fond de l'église, le murmure de l'orgue, accompagnant le chant des vêpres dans le chœur. Le jeune prêtre s'avança dans le transept, et s'agenouilla. Le soir approchait. Le grand temple sombre n'était éclairé que par des reflets épars de la lumière du dehors, pénétrant à travers de somptueux vitraux récemment donnés par un lord converti. Devant Percy s'étendait le chœur, avec une double rangée de chanoines en surplis blancs et en chapes de fourrure ; au milieu, sous un vaste baldaquin, brûlaient les six lumières qui avaient brûlé là, chaque jour, depuis plus d'un siècle ; et, plus loin encore, c'étaient les hautes lignes de l'abside, avec la voûte profonde où l'on voyait le Christ régner dans sa majesté. Percy laissa errer ses yeux autour de lui, pendant quelques instants, avant de commencer sa prière : il admirait la beauté du lieu, écoutait les chœurs magnifiques, les appels de l'orgue, et la fine voix nuancée du prêtre. À gauche, brillait l'éclat réfracté des lampes, allumées devant le Sacrement ; à droite, une douzaine de cierges jetaient une lueur vacillante au pied de la gigantesque croix, supportant ce Pauvre divin qui invitait tous ceux qui le regardaient à partager son supplice.

Puis le prêtre se cacha le visage dans les mains, soupira, et se mit à prier.

Il commença, comme il faisait toujours, par un acte délibéré de renoncement au monde sensible. Il s'efforça de descendre jusqu'au fond de soi-même ; et bientôt l'appel de l'orgue, le bruit des pas, la dureté du banc de bois sous ses genoux, tout cela disparut pour lui, et il eut l'impression de n'être rien qu'un cœur qui battait, et un esprit qui enfantait d'incessantes images. Puis il fit une nouvelle descente : il renonça à tout ce qu'il était et possédait, et eut conscience que son corps même s'évanouissait, tandis que son esprit et son cœur, dominés par la sublime présence qui se dressait devant eux, se soumettaient docilement à la volonté de leur maître. De nouveau il soupira, en sentant cette Présence se rapprocher de lui ; il répéta machinalement quelques paroles, et tomba enfin dans cette paix qui suit le suprême renoncement à la pensée personnelle.

Ainsi il resta assez longtemps. Très loin, au-dessus de lui, retentissait la musique merveilleuse, mais elle était désormais pour lui aussi indifférente que les bruits de la rue pour un homme qui dort. Il se trouvait maintenant en deçà du voile des choses, au-delà des barrières de la sensation et de la réflexion, dans ce lieu secret dont un effort obstiné lui avait appris le chemin, dans cette région singulière où les réalités véritables apparaissent avec une évidence directe, où les perceptions vont et viennent avec la rapidité de l'éclair, où l'Église et ses mystères sont vus du dedans, auréolés de gloire.

Après quoi, il s'éveilla de nouveau à la conscience, et commença une oraison intérieure :

« Seigneur, me voici en face de vous ! Je vous connais ! Je sais qu'il n'y a rien d'autre que vous et moi… et je remets tout entre vos mains, votre prêtre apostat, votre peuple, le monde, et moi-même ! »

Il s'arrêta et concentra ses pensées jusqu'à ce que tout ce qu'il avait dans l'esprit s'étendît devant lui, comme une plaine au pied d'une montagne.

« Moi-même, Seigneur, sans votre grâce, je me trouverais dans les ténèbres et dans le malheur. C'est vous seul qui me soutenez et me sauvez ! Conservez et achevez votre ouvrage dans mon âme ! Ne me laissez point défaillir pour une minute ! Car si vous écartiez de moi votre main, aussitôt je tomberais au plus profond néant ! »

Les yeux de son âme allaient maintenant çà et là, du calvaire dans le ciel jusqu'aux agitations et aux soupirs terrestres. Il voyait le Christ mourir de désolation, pendant que la terre tremblait et gémissait ; il voyait le Christ régner sur son trône, en robe de lumière ; il le voyait résider, patient et silencieux, sous les espèces de son sacrement… Puis il attendit que le Christ lui parlât, et les paroles qu'il attendait lui vinrent si douces et délicates, rapides comme des ombres, que sa volonté s'épuisait dans l'effort de les saisir, et de les fixer, et d'y répondre… Il voyait le corps mystique dans son agonie, étendu sur le monde comme sur une croix, et muet à force de douleur ; et le sang vivant coulait, goutte par goutte, de sa tête, de ses mains, et de ses pieds. Au-dessous, le monde était rassemblé, plein de raillerie et de belle humeur : « Il a sauvé les autres, mais, lui-même, il ne peut pas se sauver !… Qu'il descende seulement de la croix, et nous croirons en lui ! » Au loin, derrière des buissons, et dans des creux du sol, les rares amis de Jésus regardaient et sanglotaient ; Marie elle-même se taisait, percée de sept glaives ; et le disciple qu'il avait aimé ne trouvait point de paroles de consolation.

Et il sentait aussi qu'aucun mot ne serait dit du haut des cieux ; les anges eux-mêmes avaient reçu l'ordre de mettre l'épée au fourreau, et d'attendre l'éternelle puissance de Dieu ; car l'agonie était à peine commencée, et mille horreurs devaient se produire encore avant qu'arrivât la fin, la somme dernière de la crucifixion… Et Percy, méditant et analysant l'éternelle leçon, comprenait que le chrétien, désormais, ne pouvait plus que veiller et attendre, jusqu'au jour où le corps mystique sortirait décidément du tombeau. Cet univers intérieur, dont un immense effort lui avait appris le chemin, était à présent tout imprégné d'angoisse ; il était amer comme le fiel, éclairé de cette pâle lueur que la grande souffrance physique fait surgir dans les yeux, et traversé d'une longue note continue qui ressemblait à un gémissement.

« Seigneur ! murmura-t-il, comment pourrai-je supporter cela jusqu'au bout ? »

Mais, dès l'instant suivant, la terrible vision s'était effacée. Percy se passa la langue sur les lèvres, pour les humecter, et ouvrit ses yeux sur l'abside enténébrée, devant lui. L'orgue maintenant se taisait, le chœur avait cessé, et les lumières étaient éteintes. Les reflets du soleil couchant, eux aussi, avaient disparu ; et c'étaient de sombres visages glacés qui le considéraient, du haut des murs et de la voûte. De nouveau, il se retrouva à la surface de la vie ; et à peine, déjà, se rappelait-il ce qu'il venait d'entendre et de voir.

Comme il s'avançait ensuite vers la chapelle du Saint-Sacrement, toujours très droit et le pas assuré, il vit une vieille femme qui paraissait l'observer attentivement. Il hésita un instant, se demandant si c'était une pénitente qui désirait se confesser ; et elle, voyant son hésitation, fit un pas vers lui.

– Je vous demande pardon, monsieur ! commença-t-elle.

Son « monsieur » indiquait que ce n'était pas une catholique. Percy souleva sa barrette.

– Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-il.

– Je vous demande pardon, monsieur ; mais est-ce que vous n'étiez pas à Brighton, au moment de l'accident qui s'y est produit, il y a deux mois ?

– En effet, j'étais là !

– Ah ! c'est bien ce que je pensais : ainsi, c'est vous que ma belle-fille a vu !

Elle le dévisagea avec un mélange de doute et de curiosité, promenant sur lui ses petits yeux ridés.

– Je vous demande pardon, monsieur, mais…

– Eh ! bien, demanda Percy, s'efforçant de ne laisser poindre aucune trace d'impatience dans le ton de sa voix.

– Est-ce vous qui êtes l'archevêque, monsieur ? Le prêtre sourit, montrant ses dents blanches.

– Non, madame, je ne suis qu'un pauvre prêtre ! C'est Mgr Cholmodeley qui est archevêque. Moi, je suis le P. Percy Franklin !

La vieille femme ne dit rien, mais, les yeux toujours fixés sur lui, fit un geste de salutation qui rappelait les « révérences » des femmes d'autrefois ; et Percy, pressant le pas, poursuivit son chemin jusqu'à la chapelle du Sacrement, où il avait coutume d'aller achever la série de ses dévotions.

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