Son visiteur lui ayant dit que le danger n'était pas imminent, Percy n'avait pas emporté d'hostie ; mais le curé de Croydon lui avait téléphoné qu'il pourrait s'en procurer à la sacristie de l'église Saint-Joseph, toute proche de la gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet, qu'il avait l'habitude de jeter sur ses épaules quand il était auprès des malades.
En descendant de la station, à Croydon, il fut frappé de l'animation extraordinaire qui remplissait la place. Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient une énorme affiche en lettres de feu, au-dessus d'une maison, qui annonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que l'Angleterre avait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lut l'affiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement, fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point, d'ailleurs, s'il manifestait le triomphe du ciel ou de l'enfer :
Le Congrès d'Orient est terminé ! La Paix définitive et non la guerre ! La fraternité universelle établie ! Felsenburgh sera à Londres cette nuit !
Il fallut bien deux heures à Percy, après cela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusqu'à la maison d'Olivier. Lorsqu'il parvint enfin devant la porte, il s'aperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que son manteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front.
Il savait à peine que penser de cette nouvelle imprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastrophe terrible ; mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi, avait l'idée qu'il y avait d'autres choses possibles qui étaient pires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvait établie par d'autres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ce que Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ? Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.
Et ce mystérieux, cet inquiétant Felsenburgh ! Donc, c'était lui qui avait fait cela, qui avait accompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autre événement temporel connu jusque-là dans l'histoire de la civilisation ! Quelle espèce d'homme était-il ? Quels pouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usage allait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les points d'interrogation dansaient, devant Percy, comme une foule d'étincelles, et toute sorte de problèmes s'imposaient à lui, dont chacun avait pour objet tout l'avenir du monde. Et, en attendant, il se rappela qu'il y avait là une vieille femme qui désirait se réconcilier avec Dieu, avant de mourir…
Deux ou trois fois, il sonna sans qu'on vînt lui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.
– On est venu me chercher ! expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte. J'avais promis d'être là à vingt-deux heures, mais j'ai été retardé par la foule.
La servante lui balbutia précipitamment une question.
– Oui, je crois bien que c'est vrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, et c'est la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduire là-haut !
En traversant l'antichambre, il éprouvait une curieuse sensation d'être en faute. Ainsi, c'était là que demeurait Brand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voici que lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvert de la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité en retomberait sur d'autres.
Devant la porte d'une chambre, au premier étage, la servante se retourna vers lui.
– Monsieur est médecin ? demanda-t-elle.
– Cela me regarde ! répondit brièvement Percy, en ouvrant la porte.
Avant qu'il eût le temps de la refermer, un petit cri jaillit de l'un des coins de la chambre.
– Oh ! que Dieu soit loué ! Je croyais déjà qu'Il m'avait oubliée ! Vous êtes prêtre, mon père ?
– Oui, je suis prêtre. Ne vous souvenez-vous pas de m'avoir vu, dans la cathédrale ?
– Oh ! oui, oui, mon père ! Je vous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !
Percy la considéra un moment, examina son visage animé, l'éclat de ses yeux profondément creusés, le tremblement continu de ses mains. Oui, certes, tout cela était bien sincère !
– Et maintenant, mon enfant, parlez !
– Voici ma confession, mon père !
Percy tira de sa poche le fil violet, le glissa par-dessus son épaule, et s'assit près du lit.
….. ….. …..
Mais la vieille femme ne voulut point le laisser partir, sa confession terminée.
– Dites-moi, mon père, quand m'apporterez-vous la sainte communion ?
Il hésita.
– D'après ce que l'on m'a dit, M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?
– Non, mon père !
– Dites-moi : êtes-vous très malade ?
– Je ne sais pas, mon père ! On ne veut pas me le dire. J'ai bien cru que tout allait finir, la nuit passée !
– Quand voulez-vous que je vous apporte la communion ? Ce sera comme vous le voudrez !
– Voulez-vous que je vous envoie chercher dans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je dise tout à mon fils ?
– Vous n'y êtes pas obligée !
– Si vous jugez que je le dois, je le ferai !
– Eh ! bien, réfléchissez-y, et faites-moi savoir votre décision… Vous avez appris ce qui vient d'arriver ?
Elle répondit : oui, d'un signe de tête, mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme une piqûre de honte, dans son propre cœur. Tout compte fait, la réconciliation d'une âme avec Dieu était une bien plus grosse affaire que la réconciliation de l'Orient avec l'Occident !
– La chose peut avoir beaucoup d'importance pour M. Brand, dit-il, car votre fils est en train de devenir un très grand homme, à ce qu'il me semble !
La malade continuait à le considérer en silence, avec une ombre de sourire, et Percy s'émerveilla de l'expression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brand fronça les sourcils.
– Mon père, je ne veux pas vous retenir ! Mais dites-moi encore : qu'est-ce que c'est que cet homme ?
– Felsenburgh ?
– Oui !
– Personne ne le sait ; mais, probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est à Londres ce soir même !
Il y avait, dans le regard de la vieille femme, quelque chose de si étrange que, d'abord, Percy craignit l'approche d'une nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageait de tous les traits du visage contracté.
– Qu'y a-t-il, mon enfant ?
– Mon père, j'ai très peur, très peur, quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal, n'est-ce pas ? Je suis à l'abri de lui, maintenant que me voici redevenue catholique…
– Mais sans doute, ma fille, vous êtes à l'abri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?
Mais l'expression d'épouvante persistait. Percy se pencha vers la malade.
– Il ne faut pas vous abandonner à des imaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notre Sauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !
Il lui parlait, maintenant, comme à un enfant. Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, et les yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.
– Mon enfant, voyons, dites-moi ce qu'il y a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait un mauvais rêve !
Mme Brand répondit : oui, d'un mouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois, sentit en soi-même un petit sursaut d'appréhension. La vieille dame avait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet homme lui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ? Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu une impression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.
– Dites-moi les choses comme elles sont ! reprit-il. Qu'avez-vous rêvé ?
Elle se souleva un peu dans son lit, toujours en promenant autour d'elle un regard d'effroi, puis elle étendit une de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit l'une des mains du prêtre, et la tint serrée.
– La porte est bien fermée, mon père ? Personne ne nous écoute ?
– Non, non, mon enfant ! Pourquoi tremblez-vous ? Vous n'avez pas le droit d'être superstitieuse !
– Eh ! bien, mon père, voici ce que j'ai vu, tout à l'heure ! J'étais quelque part, dans une grande maison inconnue. C'était une des maisons d'autrefois, et très obscure. Et moi, il me semblait que j'étais une enfant, et que j'avais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaient noirs, et j'allais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quête d'une lumière. Et, alors, j'ai entendu une voix qui parlait, très loin… Mon père…
Elle s'arrêta, et serra plus fort la main de Percy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avait l'impression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cette autre maison dont elle lui parlait.
– Et alors, mon père, j'ai entendu des paroles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusqu'à une porte où j'ai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol. Là, je me suis arrêtée… Approchez-vous, mon père !
La voix avait faibli, peu à peu, et n'était plus qu'un murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre, comme s'ils tâchaient à le retenir par force.
– Je me suis arrêtée, mon père : je n'ai pas osé entrer ! J'entendais, à présent, les paroles, je voyais la lumière ; mais je n'osais pas entrer. Et, tout de suite, j'ai su, mon père, que c'était ce Felsenburgh qui était dans cette chambre !…
D'en bas, retentit tout à coup le choc violent d'une porte fermée, et l'on entendit un bruit de pas dans l'antichambre. Percy se leva précipitamment.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
Deux voix parlaient, assez haut, sur l'escalier.
– C'est mon fils et sa femme ! dit Mme Brand. Eh ! bien… eh ! bien, mon père…
Elle fut interrompue par une douce et légère voix de jeune femme, qui disait, de l'autre côté de la porte :
– Il y a encore de la lumière chez elle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !
Puis la porte s'ouvrit.