III

Olivier fut saisi d'une frayeur atroce, lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendre que l'un des grands aériens nationaux venait de tomber dans le Square de la Station de Brighton, juste au moment où le train de quatorze heures et demie venait d'y décharger ses voyageurs. Il savait ce que signifiait cette nouvelle, car un accident du même genre s'était produit, deux ans auparavant sur la Place du Marché d'une petite ville du sud de l'Écosse. Cela signifiait que tous les passagers de l'aérien étaient tués, comme aussi, probablement, maintes autres personnes qui s'étaient trouvées sur le lieu de l'accident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent… le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement, devait s'être trouvée dans le square, à cette minute !

Il envoya un message affolé à la tante de sa femme, pour s'informer ; après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moins angoissée, s'était assise près de lui.

– Plaise à Dieu !… lui arriva-t-il, une fois, de murmurer, parmi ses larmes.

Mais aussitôt elle s'arrêta, toute confuse, en voyant son fils se retourner vers elle.

Le fait est que Dieu, ou son remplaçant le Destin, s'était montré pitoyable. Moins d'un quart d'heure après, M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter la réponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-même entra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.

– Ma chérie ! s'écria Olivier, en s'élançant vers elle avec un profond sanglot.

Elle n'avait que peu de choses à lui raconter. Aucune explication du désastre n'avait encore été publiée : on lui avait dit seulement que les ailes de l'aérien, sur l'un des côtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit ses propres impressions, l'ombre gigantesque qu'elle avait vue descendre du ciel, le sifflement lugubre de l'appareil, et le bruit de la chute. Puis elle s'arrêta.

– Eh ! bien, chérie ? lui demanda Olivier, qui s'était assis tout contre elle, et avait pris l'une de ses mains dans les siennes.

– Figure-toi qu'il y avait un prêtre, là-bas ! dit Mabel. Je l'avais d'ailleurs déjà vu auparavant, à la descente de la gare !

Olivier eut un petit rire méprisant.

– Et tout de suite il s'est mis à genoux, reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même l'arrivée des médecins. Dis-moi, mon chéri, est-ce qu'il y a vraiment des gens qui croient à tout cela ?

– En tout cas, ils s'imaginent qu'ils y croient ! répondit son mari.

– Toute la chose avait été si… si soudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, comme s'il s'était attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin, Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?

– Les hommes sont prêts à croire n'importe quoi, pourvu qu'on les y accoutume d'assez bonne heure !

– Et cet homme avait l'air de croire aussi, je veux dire le mourant ! J'ai vu ses yeux… Olivier, mon chéri, qu'est-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vont mourir ?

– Ce que je leur dis ? Mais rien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je ne crois pas que j'aie encore vu mourir personne.

– Ni moi, jusqu'à tout à l'heure ! reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens de l'euthanasie, d'ailleurs, sont vite arrivés, et tout a été fini en quelques minutes.

Olivier, tendrement, lui pressa la main.

– Ce doit avoir été affreux, ma chérie ! tu en trembles encore !

– Non, mais écoute !… Vois-tu, si j'avais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, j'aurais été heureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas de moi. Et j'ai bien cherché, mais j'ai vu que je ne savais rien, absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtant pas songer à leur parler de l'humanité !

– Ma chérie, tout cela est bien triste, mais, au fond, cela n'a guère d'importance ! Le mal est désormais accompli…

– Et… et ces pauvres gens… c'est tout à fait fini ?

– Mais oui, sans doute !

Mabel tint ses lèvres serrées, un instant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train de retour, une sorte de méditation très agitée. Elle savait parfaitement que ce n'étaient que ses nerfs qui se trouvaient en jeu ; mais, n'importe, elle ne parvenait point à les apaiser. Comme elle l'avait dit à son mari, c'était la première fois qu'elle voyait la mort.

– Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ce prêtre ne croit pas que tout soit fini ?

– Ma chérie, je vais te donner une idée des choses qu'il croit ! Il croit que cet homme, à qui il a montré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, que cet homme est maintenant vivant quelque part, malgré l'anéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il ne sait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte de fourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien, s'il a de la chance, et que ce morceau de bois qu'il a baisé ait produit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, en présence de trois personnes qui n'en font qu'une, tout en étant trois. Et il croit qu'il y a, dans cet endroit, une foule d'autres personnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombre d'hommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sous le bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, et trouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce qu'il croit, ce prêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce n'est que pure folie ! Ou bien tout cela, peut-être, est beau, – je connais des hommes intelligents qui le prétendent, – mais, très certainement, rien de tout cela n'est vrai !

Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamais elle n'avait entendu ces choses exprimées d'une façon aussi amusante.

– Hé ! sans doute, mon chéri, rien de tout cela n'est vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-il y croire ? Il avait l'air, pourtant, lui aussi, d'un homme très intelligent !

– Vois-tu, mon amour, si l'on t'avait dit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que, toujours, depuis lors, on te l'eût répété, tu aurais bien de la peine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien, toi-même, dans le fond de ton cœur, que ce sont les gens de l'euthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !

Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle se releva.

– Olivier, tu n'as pas ton pareil pour rassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que je remonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !

Déjà parvenue près du seuil, elle s'arrêta, et montra à son mari l'une de ses bottines.

– Regarde ! dit-elle, d'une voix défaillante.

Il y avait, sur l'extrémité de sa bottine, une étrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeune femme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans ses bras.

– Allons, ma chérie, dit-il, un peu de courage !

Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement, et sortit.

Une demi-heure après, M. Phillips reparut dans le bureau d'Olivier, avec une autre liasse de papiers.

– Toujours pas de nouvelles de l'Orient, monsieur ! dit-il.

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