Quelques minutes avant onze heures, Percy sortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre du cardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, et portait aux pieds des souliers à boucles.
Il se sentait, désormais, beaucoup plus maître de soi. Dans son entretien avec le cardinal, il s'était exprimé très librement, décrivant au vieillard l'effet que Felsenburgh avait produit sur Londres, et lui faisant l'aveu de l'espèce de paralysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avait affirmé sa croyance que le monde était au début d'un mouvement sans équivalent dans l'histoire. Il avait raconté de petites scènes dont il avait été témoin : un groupe, agenouillé devant un portrait de Felsenburgh, un mourant l'invoquant, par son nom, dans son agonie ; il avait retracé l'aspect de la foule qui, à Westminster, s'était réunie pour connaître le résultat de l'offre faite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzaine d'articles de journaux, tout enflammés d'un enthousiasme hystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajouté que, suivant lui, l'heure de la persécution était, à présent toute proche.
– Le monde semble possédé d'une vitalité maladive, avait-il dit, comme d'une fièvre nerveuse qui n'est point près de se calmer !
Le cardinal avait approuvé, d'un signe de tête.
– Nous aussi, avait-il répondu, nous sentons un peu de cela !
Le reste du temps, le vieillard était demeuré immobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouter avec une attention infinie.
– Quant à vos propositions, mon père ?… avait-il commencé ensuite.
Mais il s'était interrompu :
– Au fait, c'est le Saint-Père, qui doit d'abord vous demander cela !
Puis il l'avait complimenté de son latin ; et Percy lui avait expliqué combien l'Angleterre catholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dix ans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pour l'Église, ce que l'espéranto était en train de devenir pour le monde.
– Voilà qui est fort bien, avait dit le vieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !
Au coup frappé sur sa porte, le cardinal sortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire un mot, et tous deux se dirigèrent vers l'entrée de l'ascenseur.
Percy ne put se retenir de hasarder une observation.
– Je suis étonné de cet ascenseur, Votre Éminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salle d'attente !
Et pourquoi donc, mon père ?
– Hé ! maintenant que tout le reste de Rome est revenu aux temps anciens !
Mais le cardinal le regarda, étonné.
– Ma foi, dit-il, c'est vrai ! À vivre toujours ici, je n'y pensais plus !
Un garde leur ouvrit, solennellement, la porte de l'ascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage, les précéda encore dans un long couloir, où se tenait l'un de ses collègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtu de noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.
– Votre Éminence voudrait-elle attendre ici, une minute ? demanda-t-il en latin.
Percy et le vieillard se trouvaient assis dans une petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salle d'audience du cardinal, et donnant l'impression d'un curieux mélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé de briques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deux énormes flambeaux de bronze, d'une valeur incalculable, qui se dressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy n'avait guère le loisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et tout son cœur étaient absorbés dans l'attente de l'entrevue qui se préparait.
C'était le Papa Angelicus que le prêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillard qui avait été nommé secrétaire d'État il y avait tout juste un demi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trône pontifical. C'était lui qui, durant son secrétariat, avait décidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendue au pape, en échange de toutes les églises de l'Italie cédées au gouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il s'était employé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolument indifférent à l'opinion du monde, toute sa politique avait consisté en une chose très simple : toujours, invariablement, dans une innombrable série d'encycliques, il avait déclaré que l'objet de l'Église était de glorifier Dieu en produisant dans l'homme des vertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde n'avaient de signification ni d'importance que dans la mesure où elles tendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisque Pierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitale du monde, et devait offrir un exemple à toutes les autres villes ; ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnait sur sa cité. Et puis, étant devenu maître de celle-ci, il s'était mis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans l'ensemble, les récentes découvertes de l'homme tendaient à distraire les âmes immortelles de la contemplation des vérités éternelles : non que ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises en soi, puisqu'elles permettaient de pénétrer dans les lois merveilleuses de Dieu mais, pour le moment présent, elles n'en étaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarer l'imagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways, les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, en déclarant qu'il y avait assez de place, pour tout cela, hors de Rome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportées dans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, des chapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.
Après quoi, il avait continué à élever vers Dieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts, occupait un espace limité, et, plus encore, puisque c'était chose certaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, il n'avait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venir vivre à Rome pendant plus d'un mois par an, sauf le cas d'une autorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers, naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors des remparts, – et c'est ce qu'ils faisaient par dizaines de milliers, – mais la ville elle-même n'avait pas le droit de leur donner asile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers « nationaux », disant que, comme chaque nation avait ses vertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le plus pleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avait légiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certain nombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, et en prononçant l'excommunication contre ceux qui outrepasseraient sa volonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il l'avait entièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillement rétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine avec laquelle il s'était exposé à la dérision du monde civilisé par ses autres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée, la vertu humaine devait l'être plus encore ; et il avait même ajouté, au crime du meurtre, les crimes de l'adultère et de l'apostasie, comme également passibles, en droit, de la peine capitale. Au reste, il n'y avait pas eu plus de deux exécutions depuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement, la ressource, – à l'exception de ceux qui étaient des croyants véritables, – de s'enfuir dans les faubourgs, où la juridiction pontificale perdait tout son pouvoir.
Encore ce pape réformateur ne s'en était-il point tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeurs dans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leur arrivée. À cela, aucune attention n'avait été prêtée, sauf pour en rire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmer ses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, dans chaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolument et formellement que si celles-ci eussent été reconnues partout. La franc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaient obstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à se rappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi à réfléchir sur le fait que, dans très peu d'années, tous serait appelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et le Souverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV, P. P. dont suivaient la signature et le sceau.
Une telle ligne de conduite avait profondément étonné le monde. On s'était attendu à des cris d'indignation ou à des discussions, à l'envoi d'émissaires secrets, à des complots, à mille formes actives de protestation. Mais rien de tout cela n'était venu. C'était comme si le progrès n'avait pas encore commencé ; comme si l'univers entier n'en était pas arrivé à perdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que c'était lui-même qui était Dieu. L'étrange vieil homme s'obstinait à parler dans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vie intérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manière que ses prédécesseurs l'avaient fait deux mille ans auparavant. Et le monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome n'avait pas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout sens commun ; et tandis que les uns se contentaient de rire, d'autres, de plus en plus nombreux, estimaient qu'il était urgent d'aviser à faire cesser une telle folie.
Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaise de paille, lorsque, tout à coup, une porte s'ouvrit : un prélat vêtu de pourpre apparut, et s'inclina. Le cardinal posa vivement une main sur le genou du prêtre.
– Une seule recommandation, lui dit-il soyez absolument sincère, et ne cachez rien !
Percy se leva, tout tremblant. Et il suivit son maître vers la porte entr'ouverte.