À dix heures, le matin suivant, les cardinaux furent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leur faire une allocution.
Percy, de sa place parmi les consulteurs, voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations, de tempéraments et d'âges divers : les Latins gesticulant, découvrant des dents brillantes ; les Germains sérieux et recueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne, et s'avançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une des grandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, les anciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme d'une chapelle, avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de l'autel, sous un dais, s'élevait le trône pontifical.
Percy n'avait aucune idée de ce qui allait être dit. Comment s'attendre à des déclarations précises et définies, en présence d'une situation encore aussi incertaine ? Tout ce que l'on savait, jusqu'à cette heure, c'était la confirmation de la nouvelle d'une présidence de l'Europe, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petite pièce d'argent. On disait aussi qu'il y avait eu, de toutes parts, une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par les autorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès ce jour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. On l'attendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centres catholiques du monde, des messages affluaient, implorant des instructions ; on y lisait que l'apostasie se soulevait comme un énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, que même des évêques commençaient à chanceler.
Quant aux intentions du Saint-Père, tout était douteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seule chose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute la nuit en prière, au tombeau de l'Apôtre…
Subitement, le murmure de la salle s'éteignit, et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instant après, Jean, Pater Patrum, était installé sur son trône.
Au premier moment, Percy ne chercha pas même à comprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grande lumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignes écarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusqu'à l'énorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figure blanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoir effectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaient somptueux, imposants : l'élévation des murs, les couleurs des robes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurs et des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestre s'épuisait et se déclarait impuissante à dire le suprême secret ! L'écarlate et la pourpre, et l'or, cela convenait à ceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur était nécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône, il n'avait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelle expression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ce port impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvres nettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse ! On n'entendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni un mouvement ; et, au dehors même, on aurait dit que le monde se taisait, pour permettre au surnaturel d'exposer, en paix, sa défense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.
Mais Percy fit un violent effort pour concentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.
« … Or, puisqu'il en est ainsi, mes fils en Jésus-Christ, c'est à nous de répondre ! Comme nous l'enseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre l'esprit du mal dans les hauts lieux. » Et c'est pourquoi, nous dit encore l'Apôtre, « armez-vous de l'armure de Dieu ! » Et, de cette armure, il nous en explique l'espèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de la justice, les souliers de la paix, l'écusson de la foi, le casque du salut, et le glaive de l'esprit.
« Voilà donc avec quelles armes la parole de Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec une épée : car, en vérité, le royaume de Dieu n'est pas de ce monde, et c'est pour vous rappeler les principes de cette lutte que Nous vous avons rassemblés en notre présence ! »
La voix s'arrêta, et il y eut un mouvement général, le long des sièges, comme un unanime soupir après un effort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plus élevé :
« Il a toujours convenu à la sagesse de Nos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir, tandis qu'ils gardaient le silence à de certains moments, d'exprimer en toute liberté, à d'autres moments, la parole entière de Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même, détourné par la notion de Notre propre faiblesse et ignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance que celui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notre bouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.
« En premier lieu, donc, il est nécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur ce mouvement nouveau, comme on l'appelle, qui a été inauguré, de nos jours, par les maîtres du monde.
« Certes, Nous ne négligeons ni ne dédaignons les bénédictions de la paix et de l'union ; mais Nous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparition de ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres choses que Nous avons condamnées. Et c'est cette apparence de paix qui a trompé maints hommes, les amenant à douter de la promesse du Prince de la Paix : que c'est par lui seul que nous aurons accès au Père. Cette paix véritable qui doit nous être donnée ne concerne pas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi les relations des hommes avec leur Créateur ; et c'est sur ce point nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoir échoué. Et, en vérité, il n'est pas étonnant que, dans un monde qui a rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Les hommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que l'unité des nations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant les paroles de notre Sauveur, qui a dit qu'il ne venait point pour apporter la paix, mais un glaive, et que ce n'était qu'à travers bien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu. Et, d'abord, donc, il convient d'établir la paix de l'homme avec Dieu ; après quoi l'unité de l'homme avec l'homme s'ensuivra. Cherchez d'abord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, et alors toutes ces choses vous seront données par surcroît !
« En premier lieu, donc, Nous condamnons et anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux qui croient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nous renouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, par Nous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés, organisations ou communautés qui ont été formées pour établir l'unité sur d'autres fondements qu'un fondement divin ; et Nous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, qu'il leur est défendu d'entrer dans une quelconque de ces associations, ou de l'aider ou de l'approuver d'une manière quelconque. »
Percy s'agita sur son banc, avec une ombre d'impatience… Certes, la manière était superbe, tranquille et imposante comme le courant d'un grand fleuve ; mais la matière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans des circonstances comme celle-là, recommencer simplement l'ancienne réprobation de la franc-maçonnerie !
– En second lieu, poursuivit la ferme voix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pour l'avenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain qui risque d'être considéré comme dangereux.
De nouveau, un remuement sourd de toute la salle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, la main en trompette contre l'oreille, pour mieux entendre. Évidemment, quelque chose d'important allait venir.
– Il y a bien des points, continua la haute voix, dont il n'est pas dans Notre volonté de parler à cette heure : les uns étant secrets par leur nature propre, et les autres ayant à être traités dans d'autres occasions. Mais ce que Nous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que les assauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telle aussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nos intentions !
Le pape s'arrêta, éleva une main jusqu'à sa poitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y était suspendue.
– L'armée du Christ, tout en étant une, consiste en maintes divisions dont chacune a sa fonction et son objet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître des compagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâche spéciale : les fils de saint François afin de prêcher la pauvreté, les fils de saint Bernard afin d'unir le travail à la prière, pendant que de saintes femmes s'adonnaient à la même destination ; la Société de Jésus pour l'éducation de la jeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillement encore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connus à travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce moment particulier où son intervention était nécessaire ; chacune a noblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a eu, aussi, cette gloire, de renoncer à tous les modes d'activité (même très bons en soi) qui pouvaient l'empêcher dans l'œuvre pour laquelle Dieu l'avait appelée, – suivant en cela cette parole de notre Rédempteur : toute branche qui porte du fruit, je l'émonde pour qu'elle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où nous sommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants, – que Nous louons et bénissons une fois de plus, – ne sont point parfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règles respectives, à s'acquitter de la grande tâche que requiert ce temps. Car notre lutte n'est point dirigée en particulier contre l'ignorance, que ce soit celle des païens à qui l'Évangile n'est pas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères l'ont rejeté ; notre lutte n'est point dirigée en particulier contre les décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science, ni contre aucune de ces forteresses de l'infidélité contre lesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôt que le temps est enfin venu dont parlait l'Apôtre, quand il disait que « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisît d'abord un grand » reniement, et avant que se révélât cet Homme du Péché, ce Fils de la Perdition, qui s'opposerait et s'exalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.
« Ce n'est plus contre telle ou telle force particulière que nous avons à lutter, mais contre l'immensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous a été prédit, et dont la destruction est éternellement préparée ! »
Encore une pause. Percy étreignit le siège du simple banc de bois où il était assis, pour essayer d'arrêter le tremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à l'heure avait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut une longue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises, et puis il continua, d'un ton encore plus ferme et plus décidé :
– Il a donc paru bon à Notre humilité que le vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à ce combat nouveau ; et, ainsi, notre intention est d'enrôler, sous le titre de l'Ordre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudrons s'offrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous n'ignorons point la nouveauté de notre action ; et c'est délibérément que Nous négligeons toutes les précautions qui ont été jugées nécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cette matière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guide surnaturellement.
« D'abord, Nous disons que, bien que l'obéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui seront admis dans cet ordre, Notre intention première, en l'instituant, est de compter sur l'égard de Dieu plus que sur celui de l'homme, d'en appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt qu'à ceux qui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formel et réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, a le droit d'exiger de nous une telle offre, et qui, seul, daigne tirer parti de notre misère.
« En un mot, Nous n'édictons aujourd'hui que les conditions suivantes :
« Personne ne pourra entrer dans l'ordre s'il n'est âgé de plus de dix-sept ans ;
« Aucun emblème, habit, ni insigne ne sera attaché à l'ordre nouveau ;
« Le fondement de la règle de l'ordre sera dans les trois vœux évangéliques, auxquels Nous ajoutons une quatrième intention : à savoir le désir de recevoir la couronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.
« Chaque évêque de nos diocèses, s'il consent lui-même à entrer dans l'ordre, en sera le supérieur dans les limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté de l'observance stricte du vœu de pauvreté, aussi longtemps qu'il conservera son siège.
« En outre, Nous annonçons que Notre intention est d'entrer, Nous-même, dans l'ordre, comme son prélat suprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.
« En outre, Nous déclarons que, bientôt, Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre et Paul comme l'église centrale de l'ordre, dans laquelle église Nous canoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui auront sacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.
« De cette vocation, Nous nous bornons à dire qu'elle pourra être suivie dans les conditions les plus diverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce qui concerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement la règle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits qui appartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et sera autorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui, pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes. »
Une dernière fois, le pape releva les yeux, sans trace apparente d'émotion. Et il reprit :
– Voilà donc ce que Nous avons décidé ! Sur les autres points, Nous aurons, tout à l'heure, à prendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant, les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées au monde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que le Christ, par l'entremise de son vicaire, demande de tous ceux qui proclament son nom divin. Et nous n'offrons aucune récompense, si ce n'est celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui l'aiment et qui sacrifient leur vie pour son service ; Noué n'offrons aucune promesse de paix, si ce n'est cette paix qui passe la raison ; Nous n'offrons aucune demeure, si ce n'est celle qui convient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nous n'offrons aucun honneur, si ce n'est le mépris du monde ; et Nous n'offrons aucune vie, si ce n'est celle qui est cachée avec le Christ en Dieu !