II

Ce soir-là, Mabel, assise dans la galerie, derrière le fauteuil du Président, avait déjà interrogé sa montre une demi-douzaine de fois au moins, depuis une heure qu'elle était là, chaque fois avec l'espoir que vingt heures allaient enfin venir. Elle savait maintenant, d'expérience, que le président de l'Europe n'arriverait ni une minute avant l'heure fixée, ni une minute après. L'extrême ponctualité de Felsenburgh était désormais fameuse dans l'Europe entière. Il avait dit vingt heures : ce serait donc à vingt heures juste.

Une vive sonnerie retentit, et aussitôt s'arrêta la voix sonore de l'orateur qui occupait la tribune. Une fois de plus, Mabel regarda sa montre : dans cinq minutes, Felsenburgh serait là ! Cependant, un grand changement s'était produit dans la salle, au coup de cloche, sur toutes les rangées de sièges bruns, les membres du Parlement s'étiraient, décroisaient leurs jambes, travaillaient à corriger leur mise. Le président de la Chambre descendait rapidement les degrés qui menaient à son fauteuil, et qu'un autre président allait avoir à gravir, tout à l'heure.

L'énorme salle était remplie jusque dans les moindres recoins. Mais de toute cette foule entassée n'émanait aucun autre bruit qu'un murmure recueilli ; et ce murmure même s'éteignit lorsque, au dehors, s'éleva la puissante clameur qui annonçait l'approche du Président.

Et Mabel songeait au bonheur qui lui était échu, de pouvoir assister à cette séance, où Felsenburgh devait consacrer l'institution du culte nouveau. Un mois auparavant, il avait consacré un projet tout semblable en Allemagne ; le lendemain il allait inaugurer la religion de l'Humanité à Madrid. Qu'allait-il dire, aujourd'hui ? Personne ne le savait, ni même s'il allait prononcer un discours ou simplement, d'un seul mot, approuver le projet. Il y avait, dans ce projet, certaines clauses dont on se demandait passionnément s'il allait les admettre, ou bien s'il y opposerait son droit de veto : telle, surtout, la clause qui rendait obligatoire le culte nouveau, pour tous les citoyens au-dessus de douze ans.

L'article du projet de loi anglais disait que, bien que le culte dût être célébré dans toutes les églises dès le 1er octobre prochain, il ne deviendrait obligatoire qu'après la nouvelle année ; tandis que l'Allemagne, qui avait décrété la même loi un mois auparavant, l'avait rendue obligatoire tout de suite, contraignant ainsi tous ses sujets catholiques à s'expatrier sans délai ou à subir les peines édictées. Ces peines, au reste, n'avaient rien de féroce : pour une première contravention, une semaine d'emprisonnement ; un mois pour la seconde ; une année pour la troisième ; et ce n'était qu'à la quatrième contravention que le réfractaire aurait à être emprisonné jusqu'à sa complète soumission. Et Mabel, sans trop y réfléchir, songeait que c'étaient là des conditions assez douces : car l'emprisonnement lui-même consistait dans la simple obligation de ne point sortir de sa maison, ainsi que dans l'obligation d'avoir à fournir à l'État une certaine somme de travail. Nulle trace, dans tout cela, des horreurs du Moyen Âge ! Et l'acte d'adhésion exigé était, lui aussi, bien facile à remplir : on demandait seulement à tous leur présence dans une église, le premier jour de chacun des quatre trimestres, pour les grandes fêtes de la Maternité, de la Vie, de la Solidarité et de la Paternité. Les dimanches, l'assistance aux offices était purement facultative.

La jeune femme ne pouvait point comprendre qu'il se trouvât personne pour refuser cet hommage pieux. Les quatre principes que l'on allait célébrer étaient des vérités incontestables, les manifestations suprêmes de ce que Mabel appelait l'Esprit du Monde. Et que si d'autres hommes donnaient à cet Esprit le nom de Dieu, rien assurément ne les empêchait de considérer lesdites fêtes comme s'adressant à ce Dieu. Où donc était la difficulté ? Ce n'était point comme si le culte chrétien fût prohibé : les catholiques pourraient continuer à célébrer leurs messes. Et cependant voici que, déjà, des troubles menaçaient de se produire en Allemagne ! Déjà l'on disait que plus de dix mille personnes de ce pays avaient abandonné leurs foyers pour se réfugier à Rome ; et le bruit courait que cinquante mille autres allaient se refuser à la simple formalité de l'adhésion, lors de la fête prochaine ! Cette conduite étonnait Mabel, et l'irritait profondément.

Pour elle, le culte nouveau était la consécration du triomphe de l'humanité. De tout temps, son cœur avait aspiré à quelque chose de tel, à une proclamation publique et collective de ce qui était, à présent, la croyance universelle. Toujours elle avait souffert de l'épaisseur intellectuelle des gens qui se contentaient des faits de la vie sans considérer leur source. Elle souhaitait de prendre part, avec ses semblables, à une fête solennelle, dans un temple consacré non point par de vaines formules sacerdotales, mais par la volonté de l'homme ; d'avoir, pour inspirer son enthousiasme, de beaux chants et l'imposante voix des orgues ; d'exprimer ses émotions en compagnie de mille autres cœurs, se prosternant avec elle devant l'Esprit du Monde et de chanter très haut la gloire de la vie, et d'offrir, par des cérémonies et le parfum de l'encens, un hommage symbolique à la force dont elle avait tiré son être, et qui, un jour, le lui reprendrait. Ah ! cent fois elle s'était dit que ces chrétiens, avec toutes leurs folies et leurs mensonges, comprenaient merveilleusement la nature humaine ; il est vrai qu'ils l'avaient dégradée en enténébrant la lumière, en emprisonnant la pensée, en tuant l'instinct ; mais, du moins, ils avaient compris que l'homme, sous peine de déchoir, avait besoin d'adorer.

Pour son compte, elle était bien résolue à se rendre, au moins une fois par semaine, à la vieille petite église voisine de sa maison, et, là, à s'agenouiller devant le sanctuaire lumineux, à méditer sur les doux mystères, à se mettre en présence de cet Esprit qu'elle avait soif d'aimer.

Et, en attendant, voici que Felsenlburgh allait venir ! De l'endroit où elle était, elle savait qu'elle ne pourrait point le voir. Il allait entrer par une porte par où lui seul avait le droit de passer, et qui donnait tout de suite sous le dais présidentiel. Mais, au moins, elle allait entendre sa voix, et son cœur frémissait de plaisir à cette pensée…

Les clameurs du dehors s'étaient tues : le Président était entré au palais. Et, en effet, Mabel voyait les longues lignes de têtes se relever ; au-dessous d'elle, elle entendait un grand bruit sourd de pieds qui remuaient. Tous les visages étaient tournés du même côté ; et elle les considérait, comme un miroir, pour y voir reflétée la lumière de Sa présence.

Puis il y eut un faible sanglot, quelque part dans l'air : venait-il d'elle-même, ou seulement d'autour d'elle ? Il y eut le léger craquement d'une porte, suivi de trois grands coups de cloche annonciateurs ; et, soudain, une voix étrangement limpide et froide ; une voix qui ne semblait point venir d'une poitrine vivante, prononça, en espéranto, ces seules, paroles :

– Anglais, j'approuve votre projet de culte !

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