Ayant achevé de lire cet article, Olivier se retourna vers Mabel, et la considéra tendrement.
– Dis-le moi encore, ma chérie ! murmura-t-il : est-ce que tout cela n'est pas un rêve ?
– Un rêve ? répéta-t-elle ; non, certes : c'est, au contraire, une réalité plus réelle que toute notre vie jusqu'ici ! Ne te rappelles-tu pas que, nous l'avons vu, vu de nos yeux, le Fils de l'Homme ? Oui, c'est bien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le dit ce journal ! Je l'ai reconnu, dans mon cœur, aussitôt que je l'ai aperçu, aussitôt qu'il s'est arrêté là, au bord de l'estrade. Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, je comprends tout. C'est Lui que nous avons attendu si longtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paix et la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je l'ai reconnu aussi. Sa voix était comme… comme le bruit de la mer : aussi simple…, aussi terrible…, aussi infiniment puissante. Ne l'as-tu pas entendue ?
Pour toute réponse, Olivier prit sa femme sur ses genoux et lui baisa le front.
– De tout le reste, reprit doucement la jeune femme, je m'en remets à Lui. J'ignore où Il est, et quand Il reviendra, et ce qu'Il fera. Je suppose qu'il y aura encore, pour Lui, de grandes choses à faire avant qu'Il soit pleinement connu. Et nous, en attendant, nous ne pouvons qu'aimer, espérer, et être joyeux !
De nouveau, il y eut quelques instants de silence. Puis Olivier parla.
– Ma chérie, pourquoi dis-tu qu'Il aura encore à se faire connaître ?
– Je dis ce que je sens ! répondit-elle. Les hommes, jusqu'ici, savent seulement ce qu'Il a fait, et non point ce qu'Il est. Mais cela aussi viendra, en son temps !
– Et jusque-là ?
– Jusque-là, c'est vous qui aurez à travailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier, sois fort et fidèle !
Elle lui rendit son baiser, et s'enfuit.
Olivier resta assis, considérant, suivant son habitude, l'ample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. À la même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà le fait qui venait d'avoir lieu, mais ignorant encore l'homme qui en avait été l'auteur. Maintenant, il connaissait l'homme aussi, ou, tout au moins, il l'avait vu, entendu, et avait subi l'attrait surnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons du gouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, et comme enrayés, mais en même temps excités jusqu'au plus profond de leur âme.
Olivier avait revu Felsenburgh, une fois encore, pendant qu'avec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseau blanc avait passé au-dessus d'eux, de sa démarche glissante et résolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à ce titre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunes gens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.
Et cela aussi avait été un choc étrange, pour Olivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ce prêtre était le même homme qu'il avait vu gravissant l'estrade, deux heures auparavant. C'était une ressemblance extraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveux blancs. Mabel, il est vrai, ne s'en était pas aperçue car elle n'avait vu Felsenburgh qu'à une grande distance ; et Olivier lui-même, au reste, s'était vite remis de cette première impression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroi que, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scène d'une catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, le présent et l'avenir se reliant merveilleusement.
L'avenir ! Olivier se rappela ce que Mabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient s'imposer aux membres du gouvernement. Il s'agissait, pour eux, de réaliser le principe qui venait de s'incarner dans ce jeune Américain mystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ce serait une tâche énorme : toutes les relations internationales auraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes de gouvernement, tout réclamait une transformation radicale. Et Olivier ne laissait point de se sentir un peu épouvanté, devant l'immense perspective des travaux qui l'attendaient. Il prévoyait, en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profond encore que n'aurait été l'invasion de l'Orient : mais le cataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir les ténèbres en lumière et le chaos en ordre !
Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînait précipitamment avant de repartir pour White-Hall, Mabel le rejoignit dans la salle à manger.
– Notre mère est plus calme ! dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier ! As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ce prêtre ?
Il secoua la tête.
– Je ne puis songer à rien d'autre qu'à l'œuvre qu'il me va falloir accomplir ! répondit-il. C'est toi qui décideras : je laisse la chose entre tes mains… Mais, écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je t'ai dit, au sujet de ce prêtre ?
– Sa ressemblance avec Lui ?
– Oui ! que penses-tu de cela ?
Elle sourit.
– Je n'en pense rien du tout ! Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?
Olivier prit un biscuit, sur la table, l'avala, et se leva.
– En tout cas, la coïncidence est curieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !