IV

Vers six heures, ce même matin, Olivier revint de la longue séance de nuit qui l'avait retenu à White-Hall. Il monta précipitamment dans la chambre de sa mère ; mais ce fut pour constater que tout était fini.

La chambre était pleine de lumière matinale, et un concert d'oiseaux chantait dans le jardin. Mabel était agenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de la vieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morte était plus calme qu'Olivier ne l'avait vu jamais ; les lignes ressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur un masque d'albâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme resta immobile, un moment, attendant la fin du spasme qui l'avait saisi à la gorge ; puis il posa une main sur l'épaule de sa femme.

– Il y a longtemps ? demanda-t-il.

Mabel se redressa, et tourna vers lui ses beaux yeux désolés.

– Oh ! Olivier ! murmura-t-elle… Il y a environ une heure… Regarde !

Elle lâcha les mains mortes, et montra le rosaire qui y était encore enroulé.

– J'ai fait ce que j'ai pu ! sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée d'être dure avec elle. Mais elle n'a pas voulu m'écouter. Elle a continué à appeler son prêtre, aussi longtemps qu'elle a pu parler.

– Ma chérie… commença Olivier.

Et il s'agenouilla, lui aussi, à côté de sa femme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient le rosaire.

– Ah ! oui, dit-il, laissons-la en paix ! et qu'elle garde son hochet, puisqu'elle l'aimait si fort !

Il s'arrêta.

– L'euthanasie ?… murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et d'anxiété.

– Oui, répondit-elle. Aussitôt que j'ai vu les signes de l'agonie ! elle a résisté, mais je savais que c'était ton désir.

Pendant une heure, ils causèrent, dans le jardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce qui s'était passé à White-Hall.

– Il a refusé ! dit-il. Nous lui avons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; il aurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il a promis d'être toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il va retourner en Amérique : mais, d'abord, il s'est engagé à examiner un programme que nous allons lui soumettre.

– Un programme ?

– Oui, concernant les lois des pauvres, la loi du commerce, et les relations internationales. C'est lui-même qui, tout à l'heure, nous a suggéré les points principaux des réformes urgentes.

– Il vous a fait un discours ?

– Ma foi ! non. C'est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Jamais je n'ai vu ni rêvé rien de pareil. En fait, je ne me rappelle pas qu'il ait eu besoin, une seule fois, d'ajouter des arguments à ses propositions. Et notre adhésion a été unanime !

– Et le peuple, comprendra-t-il de la même façon ?

– Je le crois ! Il faudra, seulement, que nous nous mettions en garde contre une réaction possible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être en danger. Nous avons lu, tout à l'heure, les épreuves d'un article de l'Ère qui doit paraître ce matin : ce journal propose des mesures à prendre pour protéger les catholiques.

Mabel sourit.

– Quelle étrange ironie ! dit-elle.

– Certes, reprit-il, il faut que les catholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libre droit d'exister. Jusqu'à quel point ils peuvent continuer d'avoir le droit de participer au gouvernement, c'est une autre affaire : c'est de quoi nous allons avoir à nous occuper, je pense, la semaine prochaine.

– Parle-moi encore de Lui !

– Ma chérie, que veux-tu que je t'en dise ? Nous ne savons toujours rien, si ce n'est qu'il est, à l'heure présente, la force suprême du monde. La France, depuis son apparition, a recommencé à s'agiter fiévreusement ; elle lui a offert d'être dictateur : il a refusé cela aussi. L'Allemagne lui a fait une offre du même genre que la nôtre ; l'Italie lui a demandé de devenir tribun à vie ; l'Espagne est partagée en deux camps, à son sujet.

Mabel écoutait avec ravissement, les yeux perdus dans l'immensité de la perspective qui se déroulait devant elle. Et non moins immense lui apparaissait l'avenir de ces nations dont lui parlait son mari. Elle se représenta l'Europe comme une ruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale. Elle voyait la France, l'Allemagne et la variété de ses petites villes, les Alpes énormes, et, en face d'elles, les Pyrénées et l'Espagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrables habitants de la ruche, elle les voyait occupés d'une seule et même chose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cette étonnante figure qui venait de surgir sur le monde, – chaque nation désirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, – et Lui, s'obstinant toujours à refuser toutes leurs offres !

– Quel âge a-t-il ?

– Pas plus de trente-deux ou trente-trois ans. On dit que, jusqu'à ces mois passés, il a vécu dans une solitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis il s'est présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deux discours ; puis il a été désigné pour faire partie de la délégation. Et tu sais le reste !

Mabel se retourna brusquement vers son mari.

– Mais enfin, qu'est-ce que tout cela signifie ? D'où lui vient sa puissance ? dis-le-moi, Olivier !

Ce fut son tour de sourire.

– Eh ! bien, répondit-il, Markham affirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à son génie d'orateur ; mais cela n'explique rien.

– Non, cela n'explique rien ! répéta Mabel.

– L'explication vraie, poursuivit Olivier, c'est la personnalité de cet homme ; du moins, c'est l'étiquette qui convient le mieux. Mais cela encore n'est qu'une étiquette.

– Oui, tu as raison. Mais c'est bien celle qui convient. Et c'est ce que tout le monde a senti, au Temple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne l'as-tu pas senti toi-même ?

– Si je l'ai senti ! s'écria Olivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je serais heureux de mourir pour cet homme !

Ils rentrèrent dans la maison ; et, de nouveau, l'image leur apparut de la morte, couchée au-dessus d'eux.

– À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tu qui s'était chargé d'aller prévenir ce prêtre ?

– Oui, je crois bien m'en douter.

– Eh ! bien, oui, c'était Phillips ! Je l'ai vu, cette nuit. Il ne reviendra plus ici !

– Il l'a avoué lui-même ?

– Absolument ! et je ne puis pas te répéter la manière scandaleuse dont il m'a parlé de Felsenburgh, et de tout le cours présent des choses.

Puis les jeunes gens remontèrent dans la chambre de la morte.

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