Vers dix-neuf heures, le conducteur de l'aérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans l'entrée du compartiment, réveillant Percy d'un lourd sommeil épuisé.
– Le dîner va être servi dans un instant, messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtons pas à Turin, cette nuit !
– Il referma la porte et alla répéter le même avis dans les compartiments voisins.
Percy se réjouit d'apprendre que le vaisseau, prévenu probablement par un message sans fil, ne s'arrêterait pas à Turin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, et pourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann d'arriver à Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, s'étira vivement, puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.
Et pendant qu'il se tenait là, devant le grand bassin à l'arrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui se découvrit à lui, par la fenêtre, car c'était le moment où l'on passait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe, brillait à ses pieds, parmi l'abîme des ténèbres ; et Percy songea à l'importance du rôle que jouait cette tache lumineuse dans la vie du monde. C'était de là qu'était gouvernée toute l'Italie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaient comme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil, qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, et poursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieu permettait tout cela, sans faire aucun signe ! C'était là que Felsenburgh s'était montré, la dernière fois qu'il était sorti de sa retraite, – Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait d'une façon si mystérieuse !
– Et, de nouveau, il sentit son cœur traversé comme d'un coup de poignard.
Quelques minutes après, les quatre prêtres étaient assis autour d'une petite table ronde, dans un compartiment de la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner était excellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur de l'apprécier. Ils restaient assis en silence : car les deux cardinaux ne pouvaient s'entretenir que d'un sujet unique, et leurs chapelains n'avaient pas encore été mis dans le secret.
L'air devenait très froid, et les courants de vapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la température glaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.
L'aérien était forcé de monter à près d'un kilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière du mont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir sa marche, à cause de l'extrême rareté de l'air.
Le cardinal allemand se leva, sans attendre la fin du dîner.
– Je vais rentrer dans notre compartiment, fit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sous mes fourrures !
Son chapelain le suivit docilement, laissant son propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P. Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé d'Écosse.
Il but son vin, mangea une couple de figues, puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pour regarder les Alpes.
Plusieurs fois, déjà, il les avait traversées ainsi ; et il se rappelait l'effet merveilleux que toujours elles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il les avaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternel et incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui, d'en dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plus loin, la courbe sphérique de l'horizon, où ta terre et le ciel se mélangeaient sans qu'il fût passible de les distinguer.
Il les contemplait, à présent, ces Alpes magnifiques, avec un grand effort d'attention, résolu à se distraire de l'angoissante pensée qui s'imposait à lui, lorsque tout à coup le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, de tout près, plusieurs autres cris semblables ; après quoi, il y eut un tintement de cloches, un chœur d'appels harmonieux s'éleva, et l'air fut tout rempli de battements d'ailes.
Brusquement, comme une pierre, la voiture fut précipitée en bas ; et Percy dut se tenir à l'appui de la fenêtre pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide. Enfin la chute s'arrêta, et l'aérien put reprendre sa marche en ligne droite. Au dehors, mais bien haut dans l'air, les appels continuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy, levant les yeux, reconnut que ce n'étaient point trois ou quatre vaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient en train de voler dans la direction du sud.
À l'intérieur, la voiture portait des traces nombreuses du choc soudain qu'elle avait subi. Les portes des cabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres, des assiettes, des mares de vin s'étalaient çà et là, sur le plancher.
Dans le corridor, où Percy se hâta de passer avec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendait toute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sans peine, à traverser la foule des passagers, jusqu'au compartiment où les attendait le cardinal Steinmann.
Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de la secousse. Il expliqua qu'il s'était endormi et avait pu se réveiller à temps pour éviter d'être jeté à terre.
– Mais qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il. Qu'est-ce que cela signifie ?
Le P. Bechlin, son chapelain, affirma qu'il avait parfaitement vu l'un des nombreux groupes des aériens à une distance d'à peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il, étaient bondés de têtes, d'un bout à l'autre. Puis il avait eu l'impression qu'ils s'élevaient, brusquement, et disparaissaient dans des tourbillons de brume.
– On est en train de s'informer, – dit le P. Corkran, qui s'était attardé dans le corridor. – Le conducteur a mis en mouvement l'appareil du télégraphe !
Percy n'avait aucune idée de la signification d'un événement aussi imprévu : mais il ne pouvait s'empêcher d'en éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre d'une centaine d'aériens était chose inouïe ; le cardinal se demandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? De nouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa l'esprit. Était-ce encore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?
Bientôt les bruits de voix recommencèrent dans le corridor, des voix précipitées, interrogeant, s'écriant, étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de son coin et résolut d'aller aux renseignements ; mais, au même instant, la porte fut ouverte du dehors. Le conducteur entra, la mine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrière lui.
– Eh ! bien ? lui cria Percy.
– Messieurs, je crois que vous feriez mieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes des prêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique…
Il s'arrêta de nouveau.
– Pour l'amour du ciel, parlez ! reprit Percy.
– Mauvaises nouvelles pour vous, messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu un complot catholique, messieurs, découvert à Londres…
– Eh ! bien ?
– Oui, pour faire sauter l'Abbaye ! Et alors, on va maintenant…
– Eh ! bien ?
– Oui, messieurs, on va maintenant faire sauter Rome !
Et le conducteur sortit précipitamment.