Ce même jour, le dernier de l'année, vers seize heures, Mabel entra dans la petite église voisine de sa maison. La lumière tombait doucement ; le coucher de soleil hivernal scintillait à l'ouest de l'église, et tout l'intérieur était rempli d'une faible lueur expirante.
La jeune femme avait un peu sommeillé, dans son fauteuil, l'après-midi, et s'était réveillée avec cette étrange clarté d'esprit qui succède, parfois, à de tels sommeils. Plus tard, elle s'étonna d'avoir pu dormir aussi tranquillement, sans rien remarquer du grand nuage de crainte et de fureur qui, déjà, était en train de s'abattre sur la ville. Et ce n'est que plus tard, aussi, qu'elle se rappela une agitation extraordinaire dans la rue, quand elle était sortie, de singuliers appels de cors et de sifflets ; mais, sur le moment, elle n'y avait fait aucune attention, et était bien vite entrée dans l'église, pour méditer, suivant son habitude : car, de plus en plus, elle s'était accoutumée à aimer le calme de ce lieu et à y venir souvent, pour raffermir ses pensées, pour les concentrer sur la signification cachée sous la surface de la vie. Au reste, ce genre de dévotion était en train de devenir assez commun, parmi toutes les classes du peuple. De temps à autre, de véritables sermons étaient prononcés ; de petits livres apparaissaient, destinés à servir de guides pour la vie intérieure, et ressemblant tout à fait aux vieux livres catholiques d'oraison mentale.
Ce jour-là, Mabel s'assit à sa place ordinaire, joignit les mains, considéra d'abord, une minute ou deux, l'antique sanctuaire de pierre, l'image blanche, et la fenêtre rapidement assombrie. Puis elle ferma les yeux, et se mit à méditer, – à prier –, d'après une méthode qui lui était devenue familière.
En premier lieu, elle concentra son attention sur elle-même, se détachant de tout ce qui était purement extérieur, transitoire, se refoulant toujours plus au dedans, jusqu'à ce qu'elle eût atteint cette étincelle secrète qui, sous toutes les fragilités individuelles, faisait d'elle un membre effectif de la race divine de l'humanité.
Le second degré de sa prière consistait en un acte de pensée. Elle songeait que tous les hommes possédaient cette étincelle ; puis, réunissant toutes les forces de son imagination, elle tâchait à voir les innombrables millions de l'humanité, – les enfants naissant au monde, les vieillards qui en sortaient, les hommes mûrs qui se réjouissaient de pouvoir y vivre. Loin, à travers les siècles, son regard s'étendait, loin à travers ces âges de crime et d'aveuglement pendant lesquels la race s'était lentement élevée de la sauvagerie et de la superstition jusqu'à une pleine conscience de soi ; ou bien elle considérait les temps encore à venir, se dirigeant vers un point de perfection qu'il lui était impossible de comprendre tout à fait, faute d'y être, elle-même, arrivée. Et cependant, se disait-elle, cette perfection a déjà commencé ; les douleurs de l'enfantement sont passées, et déjà est venu Celui qui doit être l'héritier des temps !
Enfin, par un troisième acte de foi, elle se représenta l'humanité entière, le feu central, dont chaque étincelle n'était qu'un rayonnement, cet être divin immense, impassible, qui s'était réalisé à travers les siècles, et que les hommes avaient appelé Dieu, jadis, sans le connaître, mais que maintenant ils avaient reconnu comme la réunion transcendante d'eux tous.
Et, à ce point de sa prière, elle s'arrêta, contemplant la vision de son âme, élevée au-dessus de son individualité personnelle, et buvant, lui semblait-il, à longues gorgées, l'éternel esprit de vie et d'amour…
Un bruit plus fort, sans doute, vint la troubler et lui fit rouvrir les yeux. Elle aperçut, devant elle, les dalles encore vaguement éclairées, les, marches du sanctuaire, et la grande figure blanche de la Maternité, qu'une rangée de cierges illuminait parmi l'obscurité environnante. C'était ici qu'autrefois les hommes avaient adoré Jésus, cet Homme des douleurs ensanglanté, qui, de son propre aveu, n'avait pas apporté la paix, mais un glaive ! Ici, ils s'étaient agenouillés, les aveugles chrétiens désespérés !
De nouveau le bruit s'éleva, au dehors, frappant sa paix comme d'un coup de poing, sans qu'elle en comprit encore le motif.
Elle se releva, son cœur battant un peu plus vite ; une fois seulement elle avait entendu un bruit analogue, dans un square où des hommes se pressaient autour d'un aérien tombé…
D'un pas rapide, elle s'avança vers la porte du transept, et sortit dans la rue.
Celle-ci semblait extraordinairement vide et sombre. À droite et à gauche se dressaient les maisons ; au-dessus d'elles, le ciel, presque noir, était faiblement teinté de rais roses ; mais il semblait qu'on eût oublié d'éclairer les trottoirs. Et pas une seule créature vivante en vue !
Mabel se préparait à poursuivre son chemin, lorsqu'un bruit de pas précipités l'arrêta ; et, tout de suite, un enfant parut, une petite fille, accourant, essoufflée et terrifiée :
– Les voilà qui arrivent, les voilà ! sanglotait l'enfant, en s'élançant vers la jeune femme…
Puis elle saisit sa robe et se serra contre elle.
– Qui donc ? demanda Mabel. Qui est-ce qui arrive ?
Mais l'enfant cacha son visage dans les jupes qui l'abritaient ; et, dès l'instant suivant, s'entendit un fracas de voix et de pas sonores.
En tête du cortège, venait un escadron volant d'enfants, à la fois rieurs et épouvantés, poussant des cris inarticulés, et sans cesse retournant la tête, avec quelques chiens aboyant au milieu d'eux ; puis des femmes accouraient, sur les deux trottoirs. Mabel aurait voulu interroger, mais elle ne le pouvait pas. Ses lèvres remuaient, mais aucun son n'en sortait. Une immense frayeur s'était emparée d'elle.
Le cortège, à présent, s'était épaissi ; une troupe de jeunes gens s'avançaient, tous parlant et criant très haut, et, derrière eux, une foule confuse, pareille à une énorme vague dans un chenal de pierre : des hommes et des femmes se distinguant à peine les uns des autres, dans cet entassement de visages. La rue, tout à l'heure vide, était maintenant encombrée, au plus loin que Mabel pouvait voir ; sans cesse le courant de têtes coulait, se précipitait ; et, pendant tout ce temps, la petite fille se cachait convulsivement dans les robes de Mabel.
Et bientôt, par-dessus les têtes de la foule, certaines choses commencèrent à apparaître, des objets que la jeune femme ne pouvait pas distinguer dans l'obscurité, des bâtons, des formes fantastiques, des fragments d'étoffe ressemblant à des bannières. Des visages tordus de passion la considéraient, de temps à autre, au passage ; des bouches ouvertes lui lançaient des cris : mais elle ne les voyait ni ne les entendait. Elle n'avait d'attention que pour ces étranges emblèmes, tendant les yeux dans les ténèbres, tâchant à distinguer les formes confuses, et devinant à demi, mais craignant de deviner.
Tout à coup, des lampes cachées dans les murs des maisons, la lumière jaillit, cette forte et douce lumière engendrée par la grande machine souterraine, et que, jusqu'alors, dans la passion de ce jour, tout le monde avait oubliée. En un clin d'œil, tout se changea, d'une troupe de fantômes et de formes vagues, en une impitoyable réalité de vie et de mort.
Devant Mabel, passait un grand brancard supportant une figure humaine, dont un bras pendait, avec les mains traversées comme de clous. Puis venait le corps nu d'un enfant, empalé sur une pique de fer, la tête tombant sur la poitrine, les bras dansant à chaque pas des porteurs. Et puis, c'était la figure d'un prêtre, encore vêtu d'une soutane noire avec une aube blanche ; et sa tête, sous une calotte noire, s'agitait, sautait avec la corde qui la soutenait.