Lorsque la cloche seule s'était mise à sonner, retentissant comme un coup de vent continu, à l'intérieur des hautes voûtes, Mabel était venue s'asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé ; et, maintenant, de tous ses yeux, elle contemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle.
D'une extrémité à l'autre et d'un côté à l'autre, l'intérieur de l'Abbaye lui présentait une immense mosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d'elle, n'était qu'une masse de têtes depuis le bas jusqu'à la rosace de verre. Le chœur, par delà l'espace libre ménagé devant l'autel, était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; et non moins encombrée apparaissait la galerie de l'orgue, et toute la nef s'étendant à l'infini. Entre chaque groupe de colonnes, derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées, portant des sièges somptueux, dont pas un n'était inoccupé. L'espace entier était animé d'une fine et transparente lumière, qu'on aurait crue celle du soleil d'été, mais qui provenait de lampes électriques placées à l'extérieur de toutes les fenêtres. Et le murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel des appels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plus émouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme, s'ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d'un tapis, avec, au fond, l'énorme autel, le rideau splendide cachant l'image symbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allait venir.
Mabel avait besoin d'être rassurée par l'espoir de cette venue de Felsenburgh, car, de ses émotions de la nuit passée, elle ne pouvait s'empêcher de garder un souvenir douloureux, comme d'un effrayant cauchemar. Depuis le premier choc de ce qu'elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu'au moment où, dans les bras de son mari, elle avait appris l'anéantissement de Rome, elle avait eu l'impression que le monde nouveau, autour d'elle, s'était brusquement corrompu et décomposé. Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu'elle avait entendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu'elle avait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que la vengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de la superstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuis l'avènement de l'Ange de Lumière ; et, voici que, maintenant, force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient à vivre !
Toute la soirée, jusqu'à l'arrivée de son mari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrer la confiance qui s'était répandue en elle pendant sa méditation de l'église. Elle s'était dit que la tradition ne mourait que lentement ; elle s'était rappelé tout ce qu'Olivier lui avait souvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, et de ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n'avait pu prévaloir contre l'épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elle avait même pensé à mourir, comme elle l'avait dit à son mari ; l'idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans son désespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avait songé ; c'était là une solution parfaitement d'accord avec sa doctrine morale. D'un consentement unanime, les êtres inutiles, les mourants, étaient délivrés de l'angoisse de vivre ; les maisons spécialement réservées à l'euthanasie lui prouvaient assez combien un tel affranchissement était légitime. Et si d'autres y recouraient, pourquoi s'en priverait-elle, en présence de ce poids qu'elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivier était rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance et l'espoir ; et le cauchemar s'était dissipé, pour ne plus lui laisser qu'un souvenir confus. Mais, surtout, c'était le nom de Felsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.
– Pourvu qu'Il vienne ! soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompe pas !
Peu à peu, elle se rendit compte que les cris qu'elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue de Felsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer. Ces tigres sauvages n'étaient donc pas sans savoir où chercher leur rédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal, pour éloignés qu'ils fussent, eux-mêmes, d'y atteindre ! Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes se trouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous son appel de paix, les sombres nuages s'éloigneraient, le rugissement se changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allait venir ! Il connaissait sa tâche, il devinait combien ses enfants avaient besoin de lui !
La cloche s'arrêta ; et durant la minute qui précéda le commencement des chants, Mabel entendit, très claire, par-dessus les murmures de l'intérieur, la voix unanime du peuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis le grondement, large, immense, de l'orgue s'éleva, soutenu par le cri des trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur de Mabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit et sourit en elle, à mesure que les accords puissants l'envahissaient, avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que, malgré tout, l'homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait eu un moment d'oubli de soi, mais qui se relevait à présent, en ce matin d'une année nouvelle, écartant le brumes, dominant ses mauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c'était l'Homme ; et Felsenburgh était son Incarnation. Oui, elle avait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute son âme, elle y croyait !
Elle vit alors que, déjà, la longue procession se déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible, la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici, ces ministres d'une pure foi ! hommes graves qui savaient à quoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, deux par deux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmes étalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers, insignes, et joyaux maçonniques !
Le visage plus anxieux que jamais, M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l'entrée du sanctuaire, attendant la procession ; et déjà l'espace réservé aux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabel se rendit compte que quelque chose d'imprévu venait de se produire.
En effet, le murmure des voix, à l'intérieur de l'Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d'émotion agitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, comme un coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l'instant d'après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédait le sien ; et son sang battait à coups précipités, comme une machine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant, avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toute l'assemblée s'était dressée sur ses pieds.
L'ordre même de la procession faillit se troubler. Mabel vit M. Francis s'élancer tout à coup, dans la nef, avec des gestes d'affolement. Çà et là, d'autres hommes couraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mains faisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées se croisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramené le calme, d'un mouvement du doigt, le désordre cessa brusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans la lumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut la figure d'un homme, seul, s'avançant.