I

À vingt-trois heures, cette nuit-là, le prêtre syrien alla guetter la venue du messager de Tibériade. Deux heures auparavant, il avait entendu le cri de l'aérien russe qui faisait le service entre Damas, Tibériade et Jérusalem. Déjà même le messager était un peu en retard.

La manière dont parvenaient au pape Sylvestre les nouvelles du monde avait, en vérité, quelque chose de bien primitif et rudimentaire ; mais la Palestine était, proprement, comme en dehors de l'univers civilisé, – une bande de terre inutile, et négligée en conséquence. Chaque nuit, un messager spécial venait, à cheval, de Tibériade à Nazareth, avec tout le courrier expédié au pape par l'entremise du cardinal Corkran, et s'en retournait vers le cardinal avec un autre courrier. C'était là une tâche difficile, et les membres de l'ordre nouveau qui entouraient le cardinal s'en chargeaient alternativement, avec toute espèce de précautions. De cette façon, tous les sujets dont il convenait que le pape s'occupât personnellement, et qui étaient trop longs, ou pas assez urgents pour motiver une communication télégraphique, pouvaient être traités à loisir, et cependant sans trop de retard.

C'était une nuit merveilleuse de clair de lune. Le grand disque doré flottait juste au-dessus du Thabor, répandant son étrange lumière métallique sur la pente escarpée des collines, ainsi que sur toutes les cabanes qui s'étendaient à leurs pieds ; et le prêtre, appuyé contre la poterne de la porte, les yeux seuls éclairés, parmi tout son visage sombre, ne put s'empêcher, avec une sorte de sensualité orientale, de se baigner dans la clarté de la nuit, et d'étendre vers elle ses maigres mains brunes.

Ce prêtre était un homme très simple, aussi bien dans sa foi que dans toute sa vie ; il ne connaissait ni les extases ni les désolations entre lesquelles était partagée l'âme de son maître. Pour lui, c'était une joie immense et solennelle de pouvoir vivre là, sur le lieu de l'Incarnation de Dieu, de pouvoir y vivre au service du vicaire de Dieu. Et pour ce qui était des mouvements du monde, le prêtre ne les observait que comme un marin, sur un navire, observe le soulèvement des vagues, très loin au-dessous de lui. Sans doute il se rendait compte que le monde était de plus en plus agité, car, comme l'avait dit le père latin, tous les cœurs s'agitaient, jusqu'au moment où ils trouvaient leur repos en Dieu. Et quant à la manière dont tout finirait, le bon prêtre ne s'en souciait pas extrêmement. Il songeait que c'était chose très possible que le navire fût englouti ; mais que, dans ce cas, le moment de la catastrophe serait, aussi, la fin de toutes les choses terrestres. Car les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir contre l'Église du Christ ; quand Rome tomberait, le monde tomberait avec elle ; et, quand le monde tomberait, le prêtre savait qu'alors le Christ se manifesterait dans sa puissance. Et même, pour sa part, il imaginait volontiers que cette fin n'était pas très éloignée. Il avait pensé à elle, cet après-midi encore, lorsqu'il avait dit à son maître le vrai nom de Mégiddo. Il trouvait absolument naturel, aussi, que, au moment de la consommation de toutes choses, le vicaire du Christ eût pour demeure ce Nazareth où Dieu était jadis devenu homme, et que l'Armageddon de l'évangéliste saint Jean fût en vue de la scène où s'était écoulée jadis l'enfance du Dieu incarné, où le Christ avait pris pour la première fois son sceptre terrestre, et où il avait promis de venir le reprendre. Après cela, ce ne serait point la seule bataille qu'aurait vue Megiddo ! Israël et Amalec s'étaient rencontrés là, puis Israël et l'Assyrie ; Sésostris et Sennachérib y avaient chevauché, et, plus tard, le Christ et le Turc s'y étaient battus, comme Michel et Satan, sur l'endroit où avait reposé le corps de Dieu. Enfin, si on l'avait questionné sur la manière dont se produirait exactement cette fin attendue, le prêtre syrien aurait été assez en peine de répondre. Mais il supposait qu'il y aurait une bataille d'une espèce quelconque ; et quel champ pouvait mieux convenir au développement d'une bataille que cette énorme plaine circulaire d'Esdraélon, aplatie sur un diamètre de cinq à six lieues, et suffisant à contenir toutes les armées de la terre ? Ignorant, comme il l'était, des conditions politiques présentes, il se figurait que le monde était partagé en deux camps égaux à peu près, les chrétiens et les païens. Et c'est entre ces deux armées que, à son avis, un grand choc allait se produire ; mais, assurément, le temps n'en pouvait pas être éloigné, car voici que déjà le vicaire du Christ était venu se placer à son poste ; et, comme le Christ lui-même l'avait dit dans son évangile de l'Avent : Ubicumque fuerit corpus, illic congrebabuntur et aquilae !

Des interprétations plus subtiles de la prophétie, il n'en avait aucune notion, et n'en voulait avoir aucune. Pour lui, les mots étaient des choses, et non de simples étiquettes sur des idées : ce que le Christ, et saint Paul, et saint Jean, avaient dit, tout cela était comme ils l'avaient dit. Pour cet homme, assis maintenant au clair de lune et écoutant le bruit lointain des sabots du cheval qui amenait le messager, la foi était aussi simple qu'une science exacte. C'était bien ici que Gabriel, sur ses ailes largement déployées, était descendu, venant du trône de Dieu, par delà les étoiles ; ici que le Saint-Esprit avait soufflé dans un rayon de lumière ineffable, et que le Verbe était devenu chair au moment où Marie avait croisé les bras et incliné la tête, sous le décret de l'Éternel. Et c'était ici, de nouveau, – du moins il le pensait, et déjà il se figurait entendre le fracas de roues arrivant au galop ! – c'était ici qu'allait avoir lieu le tumulte des armées divines, rassemblées autour du camp des saints ; et déjà il lui semblait que, derrière les barreaux des ténèbres, Gabriel approchait de ses lèvres la trompette de la destinée, et que déjà tous les cercles célestes s'agitaient dans l'attente. Et il se disait que, peut-être, cette fois, il se trompait, comme d'autres s'étaient trompés avant lui, d'autres fois ; mais il savait que ni lui ni eux ne pouvaient s'être trompés à jamais. Fatalement, un jour devait venir où la patience de Dieu finirait, si profondément que cette patience eût ses racines dans l'éternité de sa nature.

Tout à coup, le prêtre interrompit sa rêverie, et sauta sur ses pieds, en voyant s'avancer vers lui, à une centaine de pas, sur le blanc sentier tout inondé de lune, la blanche figure d'un cavalier, avec un sac de cuir pendu à sa ceinture.

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