III

La petite chapelle, dans la maison, était à peine plus luxueuse que les autres chambres. En fait d'ornements, elle ne contenait que ceux qui étaient absolument essentiels à la liturgie et à la dévotion. Dans le plâtre des murs étaient gravées, en relief, les quatorze stations de la croix ; une petite image en pierre de la Vierge se dressait dans un coin, précédée d'un chandelier de fer ; et, sur l'autel de pierre brute, qui lui-même s'élevait sur une marche de pierre, il y avait six autres chandeliers et un crucifix de bois. Sous la croix était posé un tabernacle, également de fer, que protégeaient des rideaux de toile rouge ; et une petite plaque de pierre, se projetant du mur, servait de crédence. L'unique fenêtre donnait sur la cour intérieure, de telle sorte que nul œil étranger ne pouvait voir ce qui se passait dans la chapelle.

Et pendant que le prêtre syrien accomplissait sa tâche quotidienne, étendant les vêtements sur la table de la petite sacristie qui s'ouvrait à droite de l'autel, ôtant la couverture de l'autel, préparant les burettes, il lui semblait que même ce léger et facile travail était affreusement épuisant. Une certaine oppression anormale pesait dans l'atmosphère. Peut-être, d'ailleurs, n'était-ce qu'un effet du sommeil brusquement interrompu du prêtre ? Mais non, celui-ci craignait plutôt que ce fût la menace d'une nouvelle journée de sirocco. Les teintes jaunes de l'aube ne s'étaient pas effacées, au lever du soleil ; maintenant encore, le prêtre, – allant sans bruit, pieds nus, entre l'autel et le prie-Dieu, où la silencieuse figure blanche se tenait immobile, – maintenant encore il apercevait, çà et là, au-dessus du toit, dans le fond de la petite cour, des rais de ces pâles nuances sablonneuses qui étaient une promesse certaine de chaleur pesante et intolérable.

Enfin, il acheva les préparatifs, alluma les bougies, s'agenouilla et se tint là, tête basse, attendant que le Saint-Père se relevât de son oraison. Le pas de l'un des serviteurs retentit dans la cour ; l'homme entra, pour entendre la messe ; et, au même instant, le pape se leva et se dirigea vers la sacristie, où étaient déjà prêts, pour le sacrifice, les vêtements rouges du Dieu qui apparaît dans la flamme.

L'attitude de Sylvestre, en disant la messe, était singulièrement naturelle et sans ostentation. Ses mouvements étaient aussi rapides que ceux d'un jeune prêtre ; sa voix, tout en restant basse, était d'une clarté parfaite ; et son pas n'avait rien de pompeux ni de précipité. Conformément à la tradition, il mettait une demi-heure ab amictu ad amictum ; et, même dans cette petite chapelle vide, il avait soin de tenir ses yeux constamment baissés. Et pourtant, jamais le prêtre syrien ne servait cette messe sans éprouver un frisson de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Non pas seulement à cause de la connaissance qu'il avait de la dignité suprême du célébrant, mais, sans qu'il pût se l'expliquer, de cette figure de prêtre rayonnait un arôme d'émotion qui l'affectait d'une façon presque physique ; c'était comme si l'individualité personnelle de l'officiant disparût en partie, et que, à sa place ; le Syrien eût conscience d'une autre présence plus haute, infinie et impérissable. Aussi bien, à Rome déjà, autrefois, la messe du P. Franklin avait-elle été un des spectacles les plus renommés ; toujours les séminaristes, la veille de leur ordination, étaient envoyés à cette messe, pour avoir un exemple de la manière et de la méthode parfaites de célébrer le saint sacrifice.

Ce jour-là, tout alla comme à l'ordinaire ; mais, au moment de la communion, le prêtre releva brusquement la tête, avec la vague impression qu'il s'était produit ou un bruit, ou un geste, anormal ; et, lorsqu'il regarda son maître, son cœur se mit à battre par saccades convulsives, qui retentissaient jusque dans sa gorge. Cependant, l'œil d'un étranger n'aurait pu rien observer d'extraordinaire. L'officiant se tenait là debout, la tête penchée, le menton appuyé sur l'extrémité des longs doigts, le corps absolument droit. Mais le Syrien, lui, découvrait quelque chose que, d'ailleurs, il aurait été incapable de se formuler à soi-même : tout au plus put-il se dire, plus tard, qu'il avait eu la sensation qu'une certaine manifestation, visible ou audible, allait se produire…

Et les moments passaient, dans cette extase de pureté et de paix ; au dehors, de vagues bruits s'élevaient et s'effaçaient, les cahots lointains d'une charrette, le monotone refrain d'une cigale, à vingt pas de la chapelle ; derrière le prêtre, le domestique soufflait lourdement, comme sous le fardeau d'une émotion trop violente ; et toujours la figure de l'officiant se tenait immobile, dans la même attitude, sans qu'un pli de sa robe fît un mouvement. Quand enfin il bougea, pour découvrir le précieux sang, pour mettre ses mains sur l'autel, et pour adorer, c'était comme si une statue s'était brusquement animée ; et le servant en éprouva comme un choc douloureux.

Ordinairement, après la messe du pape, celui-ci avait coutume d'assister à une seconde messe, dite par son chapelain ; mais, ce jour-là, aussitôt que les vêtements sacrés furent déposés, l'un après l'autre, dans l'armoire de bois, Sylvestre se tourna vers son compagnon :

– Mon père, dit-il doucement, allez tout de suite sur le toit, et dites au cardinal de se préparer ! Je vais venir dans cinq minutes.

Sans faute, ce serait une journée de sirocco ! songea le prêtre, en arrivant sur le toit plat. Au-dessus de lui, au lieu du bleu clair qu'il voyait tous les jours à cette heure matinale, s'étendait un ciel d'un jaune pâle et qui s'assombrissait même jusqu'au brun, à l'horizon. Thabor, devant lui, apparaissait lointain, obscur, vu à travers une impalpable atmosphère de sable ; et, dans la plaine, derrière lui, au delà de la tache blanche de Naïm, rien n'était visible que les contours pâles des pointes des hauteurs, contre le ciel. En outre, même dès cette heure matinale, l'air était pesamment chaud et irrespirable, coupé seulement par la soulevée lente d'une brise du sud-ouest, qui, soufflant à travers des lieues sans nombre de sable, de plus loin encore que l'Égypte, recueillait toute la chaleur de l'énorme continent privé d'eau, et venait la verser sur ce pauvre coin de terre. Le Carmel, lui aussi, lorsque le prêtre se retourna, était baigné, à la base, d'une brume à demi sèche et à demi humide, au-dessus de laquelle sa longue tête de taureau surgissait avec un air de défi, contre l'horizon. La table, au toucher, était singulièrement sèche et chaude ; et le prêtre songeait que, avant midi, il deviendrait impossible de mettre la main sur les appareils d'acier. Il pressa le levier et attendit ; il pressa de nouveau et attendit de nouveau. Puis vint la sonnerie de réponse ; et, à travers les vingt lieues d'air, le prêtre télégraphia que la présence du cardinal était exigée immédiatement. Une minute ou deux passèrent ; puis après un autre tintement, une ligne vint s'imprimer sur la nouvelle feuille blanche :

« – Me voici ! Est-ce Sa Sainteté ? »

Le prêtre sentit une main sur son épaule, se retourna, et vit Sylvestre, vêtu de blanc et la tête entourée d'un capuchon, debout derrière sa chaise :

– Dites-lui que oui ! demandez-lui s'il y a d'autres nouvelles !

Le pape revint s'asseoir près de la table ; et bientôt le prêtre, avec une excitation croissante, lui lut la réponse :

« – Je suis accablé de questions. Bien des fidèles s'attendent à ce que Votre Sainteté lance un défi public. Mes secrétaires ne savent pas où donner de la tête ; depuis quatre heures. L'anxiété universelle parait indescriptible. Tout le monde dit que quelque chose doit être fait immédiatement !

« – Est-ce là tout ? » demanda le pape.

De nouveau, le prêtre lut la réponse :

« – Oui et non. Décidément, la chose est vraie, – le décret va être mis en vigueur aussitôt. Il y aura, de tous côtés, un nombre incalculable d'apostasies. Tout le monde est d'avis que Votre Sainteté doit agir.

« – Bien ! » murmura le pape, de sa voix officielle. « Et maintenant, Éminence, écoutez bien ! »

Puis il resta silencieux, un long moment, les doigts rejoints sous le menton, tout à fait comme le prêtre l'avait vu à la messe. Enfin, il parla :

« – Nous avons décidé de nous placer sans réserve entre les mains de Dieu. La prudence humaine ne peut plus et ne doit plus nous retenir. Nous vous commandons de communiquer notre désir, avec toute la discrétion possible, et sous le secret le plus rigoureux, aux personnes suivantes, mais à elles seulement. Pour ce service, vous emploierez des messagers pris dans l'ordre du Christ Crucifié : deux pour chaque message, qui, sous aucun prétexte, ne devra être consigné par écrit. Vous aurez ainsi à prévenir les membres du Sacré Collège, au nombre de douze ; les métropolitains et patriarches du monde entier, au nombre de vingt-deux, et les quatre généraux des ordres religieux, la Société de Jésus, les frères, les moines ordinaires et les moines contemplatifs. Ces personnes, au nombre de trente-huit, avec le chapelain de Votre Éminence qui remplira les fonctions de notaire, et mon propre chapelain, qui l'assistera, donc quarante en tout, auront à se trouver ici, dans notre palais de Nazareth, pas plus tard que la veille de la Pentecôte. Car Nous ne voulons point décider les mesures nécessaires à prendre, par rapport au décret nouveau, avant d'avoir entendu d'abord les avis de nos conseillers, et de leur avoir fourni une occasion de communiquer librement l'un avec l'autre. Ainsi, ces paroles, telles que Nous venons de les dire, auront à être transmises à toutes les personnes que Nous avons nommées ; et Votre Éminence les informera, en outre, que nos délibérations n'occuperont pas plus de quatre jours.

« Pour ce qui est de l'approvisionnement du concile, et des autres détails de ce genre, Votre Éminence voudra bien nous envoyer, dès aujourd'hui, le chapelain dont Nous avons parlé, afin que, avec notre propre chapelain, il s'occupe aussitôt des préparatifs.

« Enfin, à tous ceux qui ont demandé des instructions explicites en présence du nouveau décret, veuillez communiquer cette unique phrase, et rien de plus :

« Ne perdez point votre foi, qui aura une grande récompense ! Car, encore un petit instant, et Celui qui doit venir viendra, et sans délai. – Sylvestre l'évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. »

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