IV.

M. le docteur Gallet, sa lettre achevée, traçait l’adresse sur l’enveloppe, de son écriture menue, aux jambages adroits. Alors, derrière lui, son jardinier Timoléon :

– Mademoiselle Germaine fait dire à Monsieur…

Mlle Malorthy apparut alors sur le seuil, sanglée dans l’étroit manteau noir, et son parapluie à la main. Elle était entrée si vite que l’écho de son pas rapide sur les dalles n’était pas encore, derrière elle, retombé.

Elle éclata de rire, au nez du jardinier, qui rit aussi. La fenêtre entrouverte laissait passer l’odeur du soir, toujours complice ; et la lueur fauve, au bord du fauteuil, dans le même instant, s’éteignit.

– Que puis-je pour votre service, mademoiselle Germaine ? demanda le docteur Gallet.

Il se hâtait de fermer l’enveloppe.

– Papa devait vous annoncer lui-même que la prochaine réunion du Conseil est remise au 9 courant ; alors… puisque je passais par ici…, répondit-elle avec son calme habituel, en appuyant si drôlement sur les mots « conseil » et « remise au 9 courant » que Timoléon rit encore sans savoir pourquoi.

– Allez ! Allez ! fit rudement M. Gallet, en lui tendant la lettre. Il le suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée. Puis :

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il.

– Tu veux le savoir tout de suite ? répondit-elle en posant en travers du fauteuil son parapluie. Hé bien, je suis enceinte, voilà tout !

– Tais-toi, Mouchette, finit-il par murmurer, d’une voix déjà étranglée, ou plus bas.

– Je te défends de m’appeler Mouchette, répliqua sèchement Mlle Malorthy. Mouchette, non !

Elle jeta son manteau sur une chaise et se tint debout devant lui.

– Tu peux te rendre compte, dit-elle. On ne croit jamais ça d’emblée.

– Depuis… depuis quand ?

– Environ trois mois. (Elle commençait de dégrafer tranquillement sa jupe, épingle entre les dents.)

– Et tu ne m’as… tu avoues maintenant…

– Oh ! Oh ! avouer ! fit-elle en essayant de rire sans lâcher l’épingle. Tu as des mots !

Les lèvres closes, ses yeux riaient d’un rire d’enfant.

– Tu ne vas pas te dévêtir ici, voyons ! remarqua le docteur de Campagne, faisant un grand effort pour rattraper son sang-froid ; passe au moins dans mon cabinet.

– Qu’est-ce que ça fait ? dit Germaine Malorthy. Donne seulement un tour de clef. Dans ton cabinet, je grelotte.

Il haussa dédaigneusement les épaules mais déjà l’observait de biais, la gorge sèche. Elle, une de ses jambes sur l’accoudoir du fauteuil, l’autre repliée, délaçait tranquillement sa bottine.

– Je profite de l’occasion, remarqua-t-elle, vois-tu ? Elles me font un mal horrible ; j’ai couru tout le jour avec. Tu me donneras les petits souliers de daim que j’ai laissés ici mardi, oui ! sur la planche du cabinet de toilette, derrière la caisse. Et puis, sais-tu ? Je ne m’en irai pas ce soir. J’ai dit à papa que j’irais sans doute à Caulaincourt, chez ma tante Malvina… Ta femme rentre demain, je pense ?

Il l’écoutait bouche bée, sans remarquer dans l’étonnante mobilité du petit visage quelque chose d’immobile et de contracté, un pli de fatigue et d’obsession, qui grimaçait jusque dans le sourire.

– Tu finiras par tout casser avec tes imprudences, reprit-il d’un ton plaintif. Au début, je ne te voyais qu’à Boulogne ou Saint-Pol, et maintenant tu ne sais qu’inventer… As-tu vu Timoléon ? Pour moi…

– Qui risque rien n’a rien, conclut-elle gravement. Va toujours chercher mes souliers, veux-tu ? Et prends garde de refermer la porte derrière toi.

Elle suivit des yeux son étrange amant glissant sur ses pantoufles de feutre, serré dans sa jaquette aux pauvres basques, au col étroit, luisante aux coudes.

À quoi songeait-elle ? Ou ne songeait-elle à rien ? Le ridicule et l’odieux de ce cafard à dents jaunes ne l’étonnaient même plus. Pis, elle l’aimait. Autant qu’elle pouvait aimer, elle l’aimait. Depuis qu’une nuit, d’un geste irréparable, elle avait tué, en même temps que l’inoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se débattait vainement contre son ambition déçue. Fuir, échapper, l’eût accusée trop clairement ; elle avait dû reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de intolérable pitié, tramer autour d’elle le mensonge, fil à fil. « Demain, se disait-elle, le cœur dévoré, demain l’oubli sera fait, je serai libre. » Mais demain ne venait jamais. Lentement, les liens autrefois brisés resserraient autour d’elle leurs nœuds. Par une amère dérision, la cage était devenue un asile, et elle ne respirait plus que derrière les barreaux, jadis détestés. Le personnage qu’elle affectait d’être détruisait l’autre peu à peu, et les rêves qui l’avaient portée tombaient un par un, rongés par le ver invisible : l’ennui. L’obscure petite ville qu’elle avait bravée l’avait reprise, se refermait sur elle, la digérait.

Jamais chute fut moins prompte, ni plus irrévocable. Et repassant dans sa mémoire chaque incident de la nuit criminelle, Mouchette n’y voyait rien qui justifiât le souvenir qu’elle en avait gardé comme d’un effort immense, tout à coup délié, d’un trésor anéanti. Ce qu’elle avait voulu, la proie visée, manquée du premier bond, disparue à jamais, elle ne savait plus quel nom lui donner. L’avait-elle d’ailleurs jamais nommée ? Ah ! ce n’était pas ce gros bonhomme étendu… Mais quelle proie ?

Que d’autres filles rampent et meurent sous les tilleuls, dont la vie n’a duré qu’une heure ou cent ans ! La vie un moment ouverte, déployée de toute l’envergure, le vent de l’espace frappant en plein…, puis repliée, retombant à pic comme une pierre.

Mais celles-là n’ont point commis le meurtre, ou peut-être en rêve. Elles n’ont aucun secret. Elles peuvent dire : « Que j’étais folle ! » en lissant leurs bandeaux gris sous le bonnet à ruches. Elles ignoreront toujours qu’étirant leurs jeunes griffes, un soir d’orage, elles auraient pu tuer en jouant.

Après son crime, l’amour de Gallet était pour Germaine un autre secret, un autre silencieux défi. Elle s’était d’abord jetée au bras du goujat sans âme et se cramponnait à cette autre épave. Mais l’enfant révoltée, d’une ruse très sûre, eut vite fait d’ouvrir ce cœur, comme un abcès. Autant par délectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait d’un ridicule fantoche une bête venimeuse, connue d’elle seule, couvée par elle, pareille à ces chimères qui hantent le vice adolescent, et qu’elle finissait par chérir comme l’image même et le symbole de son propre avilissement.

Toutefois de ce jeu, déjà, elle était lasse.

– Voilà, dit-il, en jetant sur la carpette les deux souliers.

Et il fut aussitôt étonné du silence. D’un regard, toujours coulé de biais, il entrevit dans l’ombre le petit corps étendu sur le fauteuil, les genoux repliés, la tête inclinée sur l’épaule, un coin des lèvres imperceptiblement retroussées vers le haut, les joues pâlies.

– Mouchette, appela-t-il, Mouchette !

En même temps, il s’approchait vivement, caressait des doigts les paupières closes. Elles s’entrouvrirent lentement, mais sur un regard encore sans pensée. Puis elle tourna la tête, et gémit.

– Je ne sais ce qui m’a pris, dit-elle ; j’ai froid…

Alors, il vit qu’elle était nue dans son léger manteau de laine.

– Hé bien ? dit-il. Dors-tu ? Quoi de neuf ?

Il restait debout, la tête penchée en avant, riant toujours de son rire aigre.

– La crise est terminée, fit-il encore… (il lui prit la main). Le pouls un peu vif ; c’est l’habitude. Rien de grave. Tu ne sais pas vivre… tu vas… tu vas… Quelle pitié ! Tousses-tu ?

Il s’assit à son côté, écartant vivement le col à demi clos. L’incomparable épaule fuyante, d’une grâce animale, un instant découverte, frémit. Mais elle le repoussait sans rudesse.

– Quand tu voudras, fit-il. Avoue cependant que je ne puis me prononcer sans une exploration préalable des voies respiratoires. C’est ton point faible. D’ailleurs ton hygiène est déplorable.

Il poursuivit quelque temps encore. Alors seulement il s’aperçut qu’elle pleurait. Les yeux grands ouverts et fixes, son petit visage aussi calme, l’arc de sa bouche toujours tendu, elle pleurait, sans même un soupir.

Un moment, il resta bouche bée. Une curiosité bien au-dessus de sa nature, la recherche et l’effroi, dans un autre si près de lui-même, d’un sentiment inaccessible l’ennoblit pour un instant. Mais l’exclamation attendue resta sur ses lèvres ; il rougit, détourna les yeux, et se tut.

– M’aimes-tu ? dit-elle tout à coup d’une voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure.

Puis elle ajouta aussitôt :

– Je te demande ça à cause d’une idée que j’ai dans la tête.

– Quelle idée ?

– M’aimes-tu ? reprit-elle soudain de la même voix.

En même temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce même regard d’où l’orgueil était tombé.

–…Réponds-moi ! dit-elle encore, réponds-moi vite !

– Voyons… Germaine…

– Rien de ça ! s’écria-t-elle… Pas de ça ! Dis-moi seulement : je t’aime !… oui… Comme ça !

Elle renversait la tête, et fermait les yeux. Entre les lèvres tremblantes, il voyait les dures dents blanches, et l’haleine y faisait un léger sifflement, encore perceptible, dans le silence.

– Hé bien quoi ? fit-elle, c’est tout ? Tu n’oses pas dire ?

Elle se laissa glisser à ses pieds et réfléchit une minute, le menton dans ses deux mains jointes… Puis elle leva vers lui, de nouveau, ses yeux pleins de ruse.

–…Va… va… va toujours, dit-elle en hochant la tête… Je sais que tu me hais… Moins que moi ! fit-elle encore gravement.

Et elle ajouta aussitôt :

– Seulement, toi… tu ne sais même pas ce que c’est.

– Ce que c’est, quoi ?

– Haïr et mépriser, dit-elle.

Alors elle commença de parler avec une volubilité extrême, comme elle faisait chaque fois qu’un mot jeté au hasard réveillait au fond d’elle-même ce désir élémentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite âme obscure, mais cette âme même. Et dans la vibration de ce corps frêle et déjà flétri sous son éclatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermées, dans l’élan retenu des épaules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majesté des bêtes.

– Vraiment ? tu n’as jamais senti… comment dire ? Cela vous vient comme une idée… comme un vertige… de se laisser tomber, glisser… d’aller jusqu’en bas, – tout à fait, – jusqu’au fond, – où le mépris des imbéciles n’irait même pas vous chercher… Et puis, mon vieux, là encore, rien ne vous contente… quelque chose vous manque encore… Ah ! jadis… que j’avais peur ! – d’une parole… d’un regard… de rien. Tiens ! cette vieille dame Sangnier… (mais si ! tu la connais : c’est la voisine de M. Rageot)… m’a-t-elle fait du mal, un jour ! – un jour que je passais sur le pont de Planques – en écartant de moi, bien vite, sa petite nièce Laure… « Hé quoi ! suis-je donc la peste », je me disais… Ah ! maintenant ! maintenant… maintenant… maintenant, son mépris : je voudrais aller au-devant ! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hésiter – oui – dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent l’illusion d’être d’honnêtes nitouches jusque dans les bras de leur amant… On a honte ? Bien sûr, si tu veux, on a honte ! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre chose ? Cela qui vous attire et vous repousse… Cela qu’on redoute et qu’on fuit sans hâte – qu’on retrouve chaque fois avec la même crispation du cœur – qui devient comme l’air qu’on boit – notre élément – la honte ! C’est vrai que le plaisir doit être recherché pour lui-même… lui seul ! Qu’importe l’amant ! Qu’importe le lieu ou l’heure ! Quelquefois… quelquefois… la nuit… À deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule… seule dans ma petite chambre la nuit… Moi que tous accusent ! (m’accuser de quoi, je te demande ?) Je me lève… j’écoute… je me sens si forte ! – Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, j’approche de la fenêtre ouverte, comme si on m’appelait du dehors ; j’attends… je suis prête… Pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille ! Sont-ce là des hommes ? Après tout, vous n’êtes que des gosses – pleins de vices, par exemple ! – mais des gosses ! Je te jure ! Il me semble que ce qui m’appelle – ici ou là, n’importe !… dans la rumeur qui roule… un autre… Un autre se plaît et s’admire en moi… Homme ou bête… Hein, je suis folle ?… Que je suis folle !… Homme ou bête qui me tient… Bien tenue… Mon abominable amant !

Son rire à pleine gorge se brisa tout à coup et, le regard qu’elle tenait fixé sur les yeux de son compagnon se vidant de toute lumière, elle resta debout par miracle, semblable à une morte. Puis elle plia les genoux.

– Mouchette, dit gravement l’homme de l’art, qui s’était levé, une dernière fois, ton hyperémotivité m’effraie. Je te conseille le calme.

Il aurait pu poursuivre longtemps sur le même ton, car Mouchette ne l’entendait plus. D’un mouvement presque insensible, son buste s’était incliné en avant, ses épaules avaient roulé sur le divan et, lorsqu’il prit la petite tête entre ses deux mains, il vit d’abord un pâle visage de pierre.

– Sapristi ! fit-il.

En vain il tenta de desserrer les mâchoires, faisant grincer sur les dents jointes une spatule d’ivoire. La lèvre retroussée saigna.

Il alla vers sa pharmacie, ouvrit la porte, tâtonna parmi les flacons, choisit, flaira, cependant l’oreille attentive et le regard inquiet, gêné par cette présence silencieuse, derrière lui, attendant sans se l’avouer un cri, un soupir, un signe dans le on ne sait quoi qui romprait le charme… Enfin il se retourna. La tête droite à présent, sagement assise sur le tapis, Mouchette le regardait un sourire triste. Il ne lisait rien, dans ce sourire, qu’une inexplicable pitié, dispensée de si haut, d’une suavité surhumaine. La lumière de la lampe tombant à plein sur le front blanc, le bas du visage dans l’ombre, ce sourire, à peine demeurait étrangement immobile et secret. Et d’abord il crut qu’elle dormait. Mais elle dit, tout à coup, de sa voix tranquille :

– Qu’est-ce que tu fais, tout droit, avec cette bouteille dans la main ? Pose-la ! Non, pose-la, je t’en prie ! Écoute-moi : j’ai été malade ? Évanouie ? Non ! C’est vrai ? quand même, si j’étais morte, là, chez toi !… Ne me touche pas ! Ne me touche pas surtout !

Il s’assit drôlement au bord d’une chaise, son flacon tenu toujours entre ses mains. Cependant son visage reprenait peu à peu son expression habituelle d’entêtement sournois, parfois féroce. Il finit par hausser les épaules.

– Tu peux te moquer, reprit-elle de sa voix toujours calme : c’est comme ça. Quand je me suis emballée… emballée… emballée…, j’ai horriblement peur qu’on me touche…, il me semble que je suis en verre. Oui, c’est bien ça… une grande coupe vide.

– Hyperesthésie, c’est normal après un choc nerveux.

– Hyper… quoi ? Quel drôle de mot ! Ainsi tu connais ça ? Tu as soigné des femmes comme moi ?

– Des centaines, répondit-il avec fierté, des centaines… Au lycée de Montreuil j’ai vu des cas autrement graves. Ces crises ne sont pas rares chez des jeunes filles qui vivent en commun. De bons observateurs vont même jusqu’à soutenir…

– Ainsi, fit-elle, tu penses avoir connu des femmes comme moi ? Elle se tut. Puis tout à coup :

– Hé bien ! tu mens ! tu as menti !

Elle se pencha vers lui, prit ses deux mains, inclina doucement la joue… et dans la même seconde il sentit à son poignet, et jusqu’à son cœur, la morsure aiguë des dents. Mais déjà la souple petite bête roulait avec lui sur les coussins de cuir, et il ne voyait plus au-dessus de sa tête renversée que le regard immense où mûrissait sa propre joie… Avant lui, elle était debout.

– Lève-toi donc, disait-elle en riant. Lève-toi donc ! Si tu te voyais ? Tu souffles comme un chat. Tes yeux ne sont pas encore d’aplomb… Des femmes comme moi, mon vieux !… Il n’y en a pas une – pas une autre – capable de faire de toi un amant…

Elle couvait du regard ce vice épanoui. Depuis des semaines, en effet, réchauffant dans ses bras le législateur de Campagne, elle lui avait donné une autre vie. « Notre député profite », disaient les bonnes gens. Car le pauvre diable, de mine si plate, eût découragé jadis la hargne de toute autre compagne que la sienne ; mais il prenait du ventre. La volupté, la jubilation du plaisir, loin de l’apaiser, lui faisait cette graisse neuve, et, dans la nécessité de tenir secrète sa joie d’avare, il s’en gavait, n’en perdant rien en paroles vaines, la digérant tout entière. Sa dissimulation constante, quotidienne, étonnait jusqu’à sa maîtresse. Sans connaître peut-être pleinement l’étendue de son pouvoir, elle en trouvait la mesure dans la profondeur, la ténacité, la minutie du mensonge. Dans ce mensonge le malheureux se délectait ; le pusillanime en était à chercher parfois le risque, à le tâter ; il y goûtait son âpre revanche. La longue humiliation de sa vie conjugale y crevait comme une bulle de boue. La pensée, jadis haïe ou redoutée, de son impitoyable compagne était devenue un des éléments de sa joie. La malheureuse allait, venait, glissait de la cave au grenier, verte d’un soupçon chronique. Elle semblait encore reine et maîtresse entre ces quatre murs détestés. (« Je suis maîtresse chez moi, peut-être ! » était un de ses défis.) Mais qu’importe ! Elle ne l’était plus… L’air même qu’elle respirait, il lui avait bien volé : c’était leur air qu’elle respirait.

– Je t’aime, dit l’homme de l’art. Avant de t’aimer, je ne savais rien.

– Parle pour toi, fit-elle. (Et elle riait de nouveau, de ce rire, hélas ! chaque jour plus tendu, plus dur.) Moi, tu sais, je n’ai jamais eu beaucoup d’appétit… un petit appétit… Oh ! je sais bien… (Car il l’écoutait d’un air de reproche et d’ironie, voulu léger.) Tu es si bête ! Tu me prends pour une dévergondée ! Quelle blague !

Elle avait beau rire : un animal orgueil respirait dans sa voix qu’elle avait haussée à peine. Son regard, encore un coup, déviait vers le dedans, s’échappait. Et il ne gardait vraiment d’humain qu’une expression, à peine sensible, de vanité, d’entêtement, d’un rien de sottise candide qui était un tribut à son sexe.

– Cependant… voulut-il objecter.

Elle lui ferma la bouche. Il sentit sur les lèvres ses cinq doigts :

– Oh ! qu’il est plaisant d’être belle ! L’homme qui nous recherche est toujours beau. Mais mille fois plus beau celui-là dont nous sommes la faim et la soif de chaque jour. Et toi, mon vieux, tu as les yeux de cet homme-là.

Elle lui renversa la tête en arrière pour plonger son regard jusque sous les paupières molles. Jamais cette flamme unique ne brilla plus visiblement, ne monta plus haut, follement vaine. Un moment, le législateur de Campagne se crut vraiment un autre homme. La tragique volonté de sa maîtresse fut comme visible et palpable, et c’est vers elle qu’il tendit les bras, avec une espèce de gémissement.

– Mou… Mouchette, supplia-t-il… ma petite Mouchette !

Elle se laissa saisir. Mais du creux de son giron elle dardait son regard des mauvais jours.

– Bon… Bon… tu m’aimes…

– Voyons, fit-il, tout à l’heure…

– Attends un moment, dit-elle, je vais me rhabiller. Je gèle.

Quand elle parla de nouveau, il la vit, déjà blottie, son manteau boutonné, les pieds sagement joints, les mains croisées sur les genoux.

– Après tout ça, mon vieux, tu ne m’as seulement pas examinée ?

– Quand tu voudras.

– Non ! Non ! s’écria-t-elle. À quoi bon ? Ce sera pour une autre fois. D’ailleurs, j’en sais là-dessus plus long que personne ; dans six mois je serai mère, comme on dit. Jolie mère !

M. Gallet suivait des yeux le dessin du tapis.

– La nouvelle me surprend, fit-il enfin avec une gravité comique. J’allais tout à l’heure m’expliquer. Cette grossesse est invraisemblable. Laisse-moi t’avouer, non sans graves raisons… Mais tu vas t’emporter de nouveau.

– Non, dit Germaine.

– Nous n’avons, toi et moi, dans les choses de l’amour, ni préjugés ni scrupules. Comment croire à une morale qu’une science aussi exacte que la mathématique – l’hygiène – dément chaque jour ? L’institution du mariage évolue, comme le reste, et le terme de cette évolution, nous l’appelons, nous autres médecins, l’Union libre. Je ne ferai donc aucune allusion indiscrète, respectant en toi la femme libre et maîtresse de ses destinées. Je parlerai du passé avec toute la réserve possible. Mais j’ai de graves raisons de diagnostiquer une grossesse plus ancienne. Je suis persuadé que l’examen – si tu le permettais – confirmerait ce diagnostic a priori. Je te demande seulement cinq minutes.

– Non ! fit-elle. J’ai changé d’avis.

– Bien. J’en resterai donc là, provisoirement.

Il attendit vainement un cri de colère, une protestation, ou même une moue de dépit. Mais, une fois de plus, un long silence acheva de le déconcerter. L’ayant écouté, impassible, sa maîtresse réfléchissait à présent de tout son cœur, et, dans ces moments-là, le visage de Mouchette était candide.

– C’est beau, la science, déclara-t-elle enfin. On ne pourrait rien vous cacher. Cependant je n’ai pas menti… Regarde toi-même ; ça ne se voit pas encore… Ainsi ! En tout cas, tu ne me laisseras pas dans l’embarras, je suis sûre.

– Qu’est-ce que tu racontes là ? fit-il.

– Je n’accoucherai ni dans trois mois, ni dans six. Je n’accoucherai jamais.

Il dit en riant :

– Tu m’étonnes ! Mais elle leva de nouveau vers lui son regard aigu :

– Je ne suis pas si bête, va ! Je sais comme ça vous est aisé, à vous autres. Une, deux, trois, pfutt ! fini, envolé, plus rien…

– Ce que tu me demandes là de commettre, mon petit, est un acte grave, réprimé par la loi. Comme d’habitude, j’ai là-dessus mon franc-parler. Mais un homme dans ma situation doit tenir compte d’opinions – ou, si tu veux, de préjugés – peut-être respectables, certainement puissants… La loi est la loi.

Car il pensait bien dès lors que la démarche imprudente de Mouchette l’avait trahie. Qu’une amante est plus légère, quand elle a livré son secret !

– Tu ne saurais m’apprendre mon métier, petite, ajouta-t-il, complaisant. L’amour ne me fera jamais perdre la tête au point d’en oublier des précautions élémentaires… D’ailleurs peut-être interprètes-tu de travers des symptômes que tu connais mal. Mais si tu es enceinte, Mouchette, tu ne l’es pas de moi.

– N’en parlons plus, s’écria-t-elle en riant. J’irai jusqu’à Boulogne, voilà tout. Croirait-on pas que je te demande la lune ?

– La simple honnêteté m’impose encore un devoir…

– Lequel ?

– Je dois t’avertir qu’une intervention chirurgicale est toujours dangereuse, parfois mortelle… Voilà.

– Voilà ! fit-elle.

Puis s’étant levée, elle gagna la porte, d’un pas discret, presque humble. Mais c’est en vain qu’elle tourna la poignée, d’un geste d’abord hésitant, puis de plus en plus nerveux, puis affolé. Par distraction sans doute, Gallet l’avait refermée à double tour. Elle fit quelques pas en arrière, jusqu’au bureau, où elle s’arrêta, toute pâle. Elle se parlait à elle-même ; elle répéta plusieurs fois d’une voix blanche :

– Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ?

Fut-ce le bruit de la pluie sur les vitres ? Ou l’ombre tout à coup épaissie ? Ou quelque cause plus secrète ? Gallet courut à la porte, la tira, l’ouvrit toute grande. Il l’ouvrit. Et moins à sa maîtresse qu’à sa peur, à son propre péril – il ne savait quoi – qui était dans son air, à sa portée – la parole qui allait être dite et qu’il ne fallait pas entendre, – à l’aveu mystérieux que les lèvres – déjà tremblantes – ne retiendraient plus longtemps. Et son geste fut si brusque, si instinctif, que, dans l’ombre du corridor, se retournant vers la lumière, il s’étonnait d’être là, face à sa maîtresse immobile.

La peur du ridicule lui rendit cependant la voix :

– Si tu es si pressée de partir, ma fille, je ne te retiens pas. Excuse-moi seulement d’avoir tout à l’heure bouclé la serrure, ajouta-t-il par un raffinement de politesse dont il se sut gré. Je l’ai fait sans y penser, par distraction.

Elle l’écoutait les yeux baissés, sans sourire. Puis elle passa devant lui, et s’éloigna, du même pas humble, tête basse.

Cette soumission si peu attendue acheva de déconcerter le médecin de Campagne. Pareil à beaucoup d’imbéciles qui, dans un cas grave, ont toujours quelque chose à dire et s’en avisent trop tard, un simple et silencieux dénouement de leur querelle était fait pour l’écœurer. Dans le temps si court que Mlle Malorthy mit à gagner la porte de la rue, la petite cervelle de Gallet ne put achever de mûrir la phrase décisive, habile et ferme à la fois, qui, sans compromettre sa dignité, eût ramené Mouchette compatissante jusqu’au fauteuil de reps vert. Mais quand la petite main bien-aimée toucha la poignée, quand il vit la noire silhouette déjà dressée sur le seuil, tout son pauvre corps n’eut qu’un cri :

– Germaine !

Il la saisit sous les bras, la tint pliée sur sa poitrine et, repoussant violemment la porte du pied, la jeta dans le fauteuil vide.

Puis aussitôt, comme si ce grand effort eût dissipé en un moment tout son courage, il s’assit au hasard sur la première chaise rencontrée, blême. Et déjà, elle rampait vers lui, ses cheveux dénoués, ses mains jetées en avant, plus suppliante encore que ses yeux pâlis d’angoisse.

– Ne me laisse pas, répétait-elle. Ne me laisse pas. Ne me mets pas dehors aujourd’hui… J’ai fait tout à l’heure un rêve… Oh ! quel rêve…

– On a fermé la porte de la cuisine. Timoléon est sorti… Il y a là quelqu’un…, murmura, en écartant doucement sa maîtresse, le héros vaincu.

Mais elle liait ses bras autour de sa poitrine.

– Garde-moi ! Je suis folle ! Je n’ai jamais peur. C’est la première fois. C’est fini.

Il l’écarta de nouveau, l’étendit sur le divan. Elle se redressa tout de suite. Ses joues étaient déjà roses. Elle répétait machinalement : « C’est fini… C’est fini… » mais d’un autre accent.

Cependant Gallet avait quitté la place. Il revint presque aussitôt, soucieux.

– Je n’y comprends rien, fit-il. La porte de la buanderie est ouverte, et la fenêtre de la cuisine aussi. Cependant Timoléon n’est pas rentré ; j’ai vu ses deux sabots sur les marches…

Il haussa le ton pour dire à sa maîtresse avec une affreuse grimace :

– Quelles folies tu me fais faire !

Elle sourit.

– C’est la dernière. Je vais être sage.

– Sacré Timoléon ! La maison est comme un moulin, ma parole !

– De qui as-tu peur ?

– J’ai cru un moment que c’était ma femme, répondit naïvement le grand homme de Campagne.

Il crut plus digne d’ajouter aussitôt :

– Elle rentre ainsi quelquefois sans crier gare.

– Laisse ta femme en paix, répondit Mouchette, décidément calmée. Nous l’aurions vue. Je veux aussi te demander pardon : j’ai été si désagréable, mon pauvre chat ! Tu aurais bien fait de me laisser partir. Je serais revenue. J’ai besoin de toi, mon minet… Oh ! pas pour ce que tu penses, s’écria-t-elle en lui prenant la main ; nous n’allons pas nous brouiller pour un gosse de rien du tout, et qui ne viendra jamais au monde, je t’en donne ma parole ! Je ne veux pas de scandale ici. Pour le risque, je m’en fiche ! Non. J’ai besoin de toi, parce que tu es le seul homme à présent auquel je puis parler sans mentir.

Comme il haussait les épaules :

– Tu crois que ça n’est rien, reprit Mouchette. (Elle parlait vite, vite, avec une fièvre charmante.) Hé bien ! mon chéri, on voit que tu ne me ressembles guère ! Quand j’étais petite, je mentais souvent sans plaisir. À présent, c’est plus fort que moi. Devant toi, je suis ce que je veux. La sale crampe, non pas de jouer son rôle, mais justement le rôle qui dégoûte ! Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bêtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public ? À la porte de la boucherie centrale, tu vois des bœufs manger leur foin à deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. J’envie ça, moi ! Et même, je te dirai plus…

– Ta-ra-tata ? interrompit le médecin de Campagne. Dis-moi plutôt, là, franchement, pourquoi, tout à l’heure ?… Voyons ! tu parais te rendre très sagement, loyalement, à mes raisons ; tu parais résignée à demander à d’autres – je ne veux pas les connaître, je ne veux pas savoir leurs noms – l’acte dangereux, discutable, dont je ne puis accepter la responsabilité ; tu t’en vas sans colère, avec une mine de chien battu, mais docile… et soudain… – oh ! oh ! je te parais curieux, mais tu ne peux pas savoir : c’est ce que nous appelons un cas, un cas très intéressant… – soudain pour une serrure fermée, une porte qui ne cède pas tout de suite, voilà que tu fais une crise de délire, de véritable délire !… (L’imitant :) « J’ai fait tout à l’heure un rêve… Oh ! quel rêve !… » Je t’ai rattrapée au vol. Tu avais une mine si singulière ! Où allais-tu ?

– Tu veux le savoir ? Mais tu ne me croiras pas.

– Dis toujours.

– J’allais me tuer, répondit tranquillement Mouchette. Il frappa violemment ses genoux du plat de la main.

– Tu te moques de moi !

– Ou si tu veux, poursuivit-elle, imperturbable, je voyais comme je te vois un coin de la mare du Vauroux, près de la ferme, sous deux saules, où j’allais me jeter. Derrière, entre les arbres, on aperçoit les ardoises du château. Que veux-tu que je te dise ? Ce sont des bêtises. Je sais bien…, j’étais folle.

– Sacrebleu ! s’écria le médecin de Campagne, en se précipitant vers la porte, cette fois-ci on a marché là-haut ! C’est son pas !

Et, comme elle éclatait de rire, il la menaça du regard si terriblement, qu’elle crut devoir étouffer le reste de sa gaieté dans son petit mouchoir.

Elle entendit glisser ses savates jusqu’à l’escalier ; les premières marches grincèrent, puis le silence retomba. Il était de nouveau devant elle.

– C’est Zéléda, dit-il. J’ai vu son sac de voyage dans le couloir du premier. Elle aura pris le train de 20h 30, pour épargner la dépense d’une nuit d’hôtel. Comment n’ai-je pas prévu ! Elle est là depuis dix minutes, vingt minutes peut-être, sait-on ?… File !

Il trépignait d’impatience, bien que dans l’excès de son humiliation il essayât de se composer une attitude. Mais Mouchette lui répondit froidement :

– C’est ton tour d’être fou ! Que crains-tu ? C’est papa qui m’envoie. Je ne puis me sauver comme une voleuse, ce serait trop bête. D’ailleurs, la fenêtre de ta chambre donne sur la rue des Égraulettes ; elle me verra. Après trois jours d’absence, grimper sans mot dire, ça n’est pas naturel, ça. Nous a-t-elle entendus ? Tant mieux. On n’entend jamais rien de précis à travers la porte. Ne discute pas. Ris-lui au nez ! Quand elle viendra, nous lui dirons gentiment bonjour…

Il l’écoutait, convaincu. En un instant, sous les mains agiles de Mouchette, chaque objet reprit sa place accoutumée. Les coussins retrouvèrent leur rondeur élastique, les fauteuils tournèrent sagement le dos au mur, la pharmacie ferma ses portes, la lampe brilla tranquille, sous son bonhomme d’abat-jour vert. Lorsque Mlle Malorthy se rassit, les murs eux-mêmes mentaient.

– Attendons maintenant, dit-elle.

– Attendons, répéta Gallet.

Son regard fit une dernière fois le tour de la pièce, et il le reporta, rassuré, sur sa maîtresse. À distance respectueuse de l’homme de science dans l’exercice de son sacerdoce, la jeune malade, attentive, se tenait prête à recevoir l’oracle infaillible.

– Comment ose-t-elle croiser si haut les genoux ? remarqua seulement Gallet, perplexe.

À présent qu’elle s’était tue, il sentait bien qu’il avait été tout à l’heure sensible, moins aux raisons de sa maîtresse qu’à sa voix et à son accent.

« C’est enfantin, se répétait-il, enfantin. Sa présence ici peut se justifier cent fois !… »

Mais à la pensée de suivre bientôt la capricieuse enfant dans son mensonge, de tenir son rôle devant l’ennemie sceptique et sournoise, sa langue collait au palais. C’est alors que tout à coup, cherchant encore le regard de Mouchette, il ne le trouva plus. Les yeux perfides considéraient le mur au-dessus de lui, déjà mûrs d’un nouveau secret. Il eut le pressentiment, la certitude d’un malheur désormais inévitable. Son vice était là, devant lui, en pleine lumière, évident, éclatant, et il avait voulu près de lui ce témoin irrécusable ! Si la peur ne l’eût cloué sur place, il eût sans doute à ce moment, jeté Mouchette par la fenêtre. Il eût sauté dessus, comme on piétine une mèche allumée, près de la soute aux poudres. Mais il était trop tard. L’affreuse résignation du lâche le livrait sans défense à sa familière ennemie. Et, avant qu’elle eût prononcé une parole, il l’entendit (pourtant la voix qui rompit le silence fut claire et suave) :

– Crois-tu à l’enfer, mon chat ?

– C’est bien le moment de parler de bêtises, répondit-il, conciliant ; je t’en prie : garde au moins pour une meilleure occasion tes incompréhensibles plaisanteries.

– Ah ! là, là ! voyez-vous ! Non ! La crise est passée ; rassure-toi. Tu finiras par m’enrager avec tes airs d’attendre le bourreau. Que risques-tu maintenant ? Rien du tout.

– Je ne crains que toi, dit Gallet. Oui, tu n’es pas un compagnon très sûr… Elle dédaigna de répondre, et sourit. Puis, après un long silence, la même voix calme et suave redit encore :

– Réponds-moi tout de suite, mon chat : Crois-tu à l’enfer ?

– Bien sûr que non ! s’écria-t-il, exaspéré.

– Jure-le. Il se résigna.

– Oui, je le jure.

– Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas l’enfer et tu crains ta femme ! Es-tu bête !

– Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-t’en…

– Ou va-t’en ! Hein ? tu regrettes bien de l’avoir, tout à l’heure, retenue, Mouchette ? Elle y serait à présent, dans la mare aux grenouilles, sa chère petite bouche pleine de boue, bien muette… Ne pleure pas, gros bébé. Tu vois bien ; je parle tout bas, exprès. Vilain lâche d’homme ! Tu as peur d’elle, et tu n’as pas peur de moi ! Il supplia :

– Quel intérêt prends-tu à faire du mal ?

– Aucun, en vérité, aucun. Je ne te veux absolument aucun mal. Seulement pourquoi n’as-tu pas peur de moi ?

– Tu es une bonne fille, Mouchette.

– Sans doute ; une bonne fille. Avec elle, tu ne partageras que le plaisir. L’as-tu prouvé tout à l’heure, oui ou non ? Un enfant de Mouchette, fi donc !

– Il n’est pas de moi, s’écria-t-il, hors de lui.

– Supposons-le. Je ne te demande pas de le reconnaître.

– Non (ils parlaient bas), tu exigeais seulement de moi un acte que ma conscience réprouve.

– Nous parlerons de ta conscience dans un moment, répondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as fini de m’ouvrir les yeux. N’attends pas que je te cherche querelle. Je ne t’aime ni pour ta beauté – regarde-toi – ni pour ta générosité ; sans reproche, tu es plutôt rat ! Qu’est-ce que j’aime donc en toi ? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds ! Ton vice… Tu vas dire : c’est une phrase de roman ?… Si tu savais… ce que tu sauras bientôt…, tu comprendrais que j’étais justement tombée tout en bas, à ton niveau… Nous sommes au fond du même trou… Pour toi, je n’ai pas besoin de mentir… Non ! tu ne lis pas dans mon cœur ; tu crois que je me venge… Non ! mon petit. Mais je puis être aujourd’hui tout à fait, tout à fait sincère. Hé bien ! voilà le moment de parler ou jamais. Je te tiens dans l’angle du mur, mon pauvre chat, tu ne peux m’échapper. Je te défie même d’élever la voix… Ainsi !

Elle parlait elle-même si bas qu’il penchait machinalement la tête, d’un geste ingénu. L’éloquence familière, ce demi-silence, le pas tranquille de Zéléda au-dessus d’eux, la voix de Timoléon fredonnant à ses casseroles le refrain d’une chanson bête, achevaient de le rassurer. Toutefois, il n’osait pas encore lever les yeux vers le regard qu’il sentait posé sur lui… « Quel embêtement ! » songeait-il.

Mais le signe fatal était déjà écrit au mur. Mouchette respira fortement et reprit :

– Si je parle à présent, d’ailleurs, c’est pour toi, c’est pour ton bien… Vois : nous nous aimons depuis des semaines, et personne ne sait, personne… Mlle Germaine par-ci… M. le député par-là… hein ? Sommes-nous bien cachés ? bien clos ?

M. Gallet fait l’amour avec une fille de seize ans. Qui s’en doute ? Et ta femme elle-même ? Avoue-le, vieux scélérat, tu la trompes ici, à son nez, à sa moustache (elle en a !), c’est la moitié de ton bonheur. Je te connais. Tu n’aimes pas l’eau claire. Ainsi, dans ma fameuse mare de Vauroux, je vois des bêtes très drôles, très singulières ; ça ressemble un peu à des mille-pattes, mais plus longs… Un instant tu les verras flotter à la surface limpide de l’eau. Puis ils s’enfoncent tout à coup et, à leur place, monte un nuage de boue. Hé bien ! ils nous ressemblent. Entre les imbéciles et nous, il y a aussi ce petit nuage. Un secret. Un gros secret… Quand tu le sauras, comme on s’aimera !

Elle se rejeta aussitôt en arrière, riant d’un rire silencieux.

– Cocasse ! dit Gallet.

Elle fit du bout des lèvres une grimace enfantine, et le fixa un moment, d’un air inquiet. Puis son visage s’éclaira de nouveau :

– C’est vrai que je parle trop, avoua-t-elle ; par peur, au fond. Je parle pour ne rien dire. Si Zéléda entrait maintenant, serais-je seulement contente, ou fâchée ? Attends ! Attends ! Écoute-moi bien d’abord : Le papa, ce n’est pas toi. Non ! Devine ?… C’est le marquis… oui… oui… M. le marquis de Cadignan…

– Cocasse ! répéta Gallet.

Les lèvres de Mouchette tremblèrent.

– Baise-moi la main, dit-elle tout à coup… Oui… embrasse-moi la main… je veux que tu me baises la main !

Sa voix avait fléchi, exactement comme celle d’un acteur qui manque l’effet prévu, perd pied, s’entête. En même temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle s’écarta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase :

– Tu viens de baiser la main qui l’a tué.

– Tout à fait cocasse ! répéta pour la troisième fois, M. Gallet.

Mouchette essaya d’un rire de mépris ; mais l’éclat contenu en fut si cruel et si déchirant qu’elle se tut.

– C’est de la démence, dit posément le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaîtrait ici les symptômes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse précoce : en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi : je m’adresse à ta raison, à ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre délire. Conviens-en : c’est une plaisanterie ? Seulement un peu poussée, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire ? Une mauvaise plaisanterie.

– Une plaisanterie, finit-elle par bégayer…

Une colère énorme battait à grands coups dans sa poitrine, mais elle l’étouffa. Le feu de l’orgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence ; elle se sentit tout à coup, dans son sein, le cœur insurmontable et, dans sa tête, l’intelligence froide et positive d’une femme, sœur tragique de l’enfant.

– Ne va pas me manquer en un pareil moment, s’écria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux ; peut-être suis-je lasse de retenir ce secret, peut-être le remords ? ou simplement la peur… Pourquoi n’aurais-je pas peur comme tout le monde ? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part. D’ailleurs, j’en ai trop dit maintenant. Oui ! C’est moi qui l’ai tué. Quel jour ? Le 27… Quelle heure ? Trois quarts passé minuit. (Je vois encore l’aiguille…)… J’ai décroché son fusil, il était pendu au mur, sous la glace… Non ! Je n’étais peut-être pas absolument sûre qu’il fût chargé. Il l’était. J’ai tiré quand le bout du canon l’a touché. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers étaient pleins de sang ; je les ai lavés dans la mare. J’ai aussi lavé mes bas, à la maison, dans ma cuvette… Voilà ! Es-tu sûr maintenant ? conclut-elle avec une assurance naïve ? Veux-tu encore d’autres preuves ? (Elle n’en avait donné aucune.) Je t’en donnerai. Interroge-moi seulement.

Chose incroyable ! Pas un instant, Gallet ne douta qu’elle eût dit vrai. Dès les premiers mots, il l’avait crue, tant le regard en dit plus long que les lèvres. Mais la première surprise fut si forte qu’elle paralysa jusqu’à ces manifestations de la terreur que Mouchette épiait déjà sur le visage de son amant. La détresse du lâche, à son paroxysme, si elle n’éclate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de l’instinct, donne à la brute à demi lucide une puissance presque illimitée de dissimulation, de mensonge. Ce n’était pas l’horreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un éclair il s’était vu lié pour toujours à son affreuse amie, complice non de l’acte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer ? Puisqu’il était trop tard pour en arrêter l’aveu, il dirait non ! Quelle autre ressource ?… Non et non ! à l’évidence même. « Non ! Non ! Non ! Non ! » hurlait la peur. Et déjà il eût voulu assener ce non ! comme un poing fermé sur la terrible bouche accusatrice… Seulement… Seulement… L’enquête était close ; le non-lieu rendu… Seulement : savait-il tout ? Mouchette gardait-elle quelque preuve ? Qu’elle se livrât, il était capable de détourner le coup : l’entêtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, l’oubli qui déjà recouvrait la mémoire d’un homme, jadis craint ou détesté, l’autorité de la famille Malorthy – par-dessus tout le témoignage du médecin parlementaire – c’en était assez pour emporter les scrupules défaillants d’un magistrat. L’exaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colère rendaient vraisemblable l’hypothèse d’une crise de démence dont Gallet ne doutait point d’ailleurs qu’elle éclatât bientôt pour de bon… Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que se fût refermée sur elle la porte capitonnée du cabanon ? Si rapidement que se succédassent ces hypothèses contradictoires dans la pensée du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie :

– Je ne voulais pas te mettre en colère… Je ne juge pas ton acte, s’il a été toutefois commis. Le métier de séducteur d’enfant de quinze ans a ses risques… Mais je t’interrogerai, puisque tu m’en pries. Tu parles à un ami… à un confesseur. (Il baissait la voix malgré lui, avec l’accent de l’angoisse.)

–…Tu n’as donc point couché chez toi dans la nuit du 26 au 27 ?

– Cette question !

– Alors, ton père ?

– Il dormait, bien sûr ! répondit Mouchette. De sortir sans être vue, ça n’est pas malin !

– Et de rentrer ?

– De rentrer aussi, dame ! À trois heures du matin, il n’entendrait pas Dieu tonner.

– Mais le lendemain, ma chérie, quand ils ont su ?…

– Ils ont cru au suicide, comme tout le monde. Papa m’a embrassée. Il avait vu M. le marquis la veille. M. le marquis n’avait rien avoué. « Il a pris peur tout de même », a dit papa… Il a dit aussi : « Pour le mioche, on s’arrangera ; Gallet a le bras long. » Car ils voulaient te demander conseil. Mais je n’ai pas voulu.

– Tu n’as donc rien avoué non plus ?

– Non !

– Et sitôt le… l’acte commis… tu t’es sauvée ?

– J’ai couru seulement jusqu’à la mare pour laver mes souliers.

– Tu n’as rien pris, rien emporté ?

– Qu’est-ce que j’aurais pris ?

– Et qu’as-tu fait de tes souliers ?

– Je les ai brûlés, avec mes bas, dans notre four.

– J’ai vu le… j’ai examiné le cadavre, dit encore Gallet. Le suicide semblait évident. Le coup avait été tiré si près !

– Sous son menton, oui, dit Mouchette. J’étais tellement plus petite que lui, et il avançait tout droit… Il n’avait pas peur.

– Le… le défunt avait-il en sa possession des objets… des lettres ?…

– Des lettres ! fit Mouchette en haussant dédaigneusement les épaules. Pour quoi faire ?

« Cela paraît vraisemblable », pensa Gallet. Et il entendit avec surprise sa propre voix répéter tout haut sa pensée.

– Tu vois ! triompha Mouchette. Ça pesait vraiment trop dans ma tête ! Elle peut venir maintenant, ta Zéléda, tu vas voir ! Je serai sage comme une image. « Bonjour, Germaine. » (Elle se levait pour faire devant la glace une révérence.) Bonjour, madame…

Mais le médecin de Campagne ne sut pas dissimuler plus longtemps. Contracté par la peur, il se détendit tout à coup, et laissa échapper sa ruse, comme un animal pressé par les chiens, enfin libre, lâche l’urine.

– Ma fille, tu es folle, dit-il dans un long soupir.

– Hein ? Quoi ? s’écria Mouchette. Tu…

– Je ne crois pas un mot de cette histoire-là.

– Ne le répète pas deux fois, dit-elle entre ses dents. Il agitait la main en souriant, comme pour l’apaiser.

– Écoute, Philogone, reprit-elle d’une voix suppliante (et l’expression de son visage changeait plus vite même que la voix). J’ai menti tout à l’heure ; je faisais la brave. C’est vrai que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour à travers cet affreux mensonge. Voyons ! J’ai tout dit maintenant ! Jure-moi que j’ai tout dit ?

– Tu as fait un vilain rêve, Mouchette. Elle supplia de nouveau :

– Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-je ? Mais qu’est-ce que je dis, reprit-elle, d’une voix perçante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole d’un assassin qui s’accuse, et qui se repent ? Car je me repens !… Oui… oui…

Je te ferai ce tour de me repentir, moi qui te parle. Et, si tu m’en défies, j’irai leur raconter à tous mon rêve, ce fameux rêve ! Ton rêve !

Elle éclata de rire. Gallet reconnut ce rire, et blêmit.

– J’ai été trop loin, bégaya-t-il. C’est bon, Mouchette, c’est bon, n’en parlons plus.

Elle consentit à baisser le ton :

– Je t’ai fait peur, dit-elle.

– Un peu, fit-il. Tu es en ce moment si nerveuse, si impulsive… Laissons cela. J’ai mon opinion faite, à présent.

Elle tressaillit.

– En tout cas, tu n’as rien à craindre. Je n’ai rien vu, rien entendu. D’ailleurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni personne…

– Cela signifie ?

– Que vraie ou fausse, ton histoire ressemble à un rêve…

– C’est-à-dire ?

– Qui t’a vue sortir ? Qui t’a vue rentrer ? Quelle preuve a-t-on ? Pas un témoin, pas une pièce à conviction, pas un mot écrit, pas même une tache de sang… Suppose que je m’accuse moi-même. Nous serions manche à manche, ma petite. Pas de preuves !

Alors… Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou même d’un incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinèrent, toutes bleues. Les petits poings fermés le menaçaient encore, quand le regard de la misérable enfant n’exprimait déjà plus qu’un affreux désespoir, comme un suprême appel à la pitié. Puis cette dernière lueur s’éteignit, et le seul délire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria.

Sur une seule note, tantôt grave et tantôt aiguë, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, déjà pleine d’une rumeur vague et de pas précipités. D’un premier mouvement le médecin de Campagne avait rejeté loin de lui le frêle corps refroidi, et il essayait à présent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un cœur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontré par hasard le cou vibrant, Germaine était morte, car chaque geste du lâche affolé avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gémissant que la petite mâchoire et nulle force humaine n’en eût desserré les muscles… Zéléda et Timoléon entrèrent en même temps.

– Aidez-moi ! supplia-t-il… Mlle Malorthy…, une crise de démence furieuse…, en pleine crise… Aidez-moi, nom de Dieu !,…

Timoléon prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. Après une courte hésitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le médecin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibé d’éther. L’affreuse plainte, d’abord assourdie, finit par s’éteindre tout à fait. L’enfant, vaincue, s’abandonna.

– Cours chercher un drap, dit Gallet à sa femme.

On y roula Mlle Malorthy, désormais inerte. Timoléon courut prévenir le brasseur. Le soir même, elle était transportée en automobile à la maison de santé du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.

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