XII.

M. Gambillet s’avança vers le célèbre auteur du Cierge pascal, et se présenta lui-même, non sans esprit, car il ne manque tout à fait ni de malice ni d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole :

– M. le curé de Luzarnes, fit-il, est plus qualifié que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, à deux pas de la petite église que vous êtes venu visiter.

Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbé Sabiroux sa longue face blême, le considérant de haut en bas, avec ennui.

– Cher et illustre maître, dit alors celui-ci d’un ton mesuré, je ne m’attendais pas à vous voir jamais d’aussi près. Le ministère que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous à l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergé de France soit ainsi tenu à l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au moins permis à l’un de ses plus humbles représentants… Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de Clodius Nyvelin.

– L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbé, est une société bien bruyante et bien désagréable que je vous conseillerais plutôt de tenir éloignée de vos presbytères. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissé-je y avoir été jadis condamné comme vous !

L’ancien professeur de chimie, un moment déconcerté, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, déjà familier :

– Allons, allons ! l’abbé, vous voilà comme un bourgmestre à l’entrée du roi dans sa bonne ville. L’illustre maître n’a pas fait cent lieues pour s’entendre louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin, je suis prêt moi-même à commettre envers vous une faute plus grave.

– Ne vous gênez pas, répondit le romancier d’une voix douce.

– Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif…

– N’ajoutez plus un mot, si vous tenez à mon estime ! s’écria l’auteur du Cierge pascal. Je devine que vous désirez connaître la raison qui m’a déterminé à entreprendre ce petit voyage ? Or, grâce à Dieu, je n’en sais pas là-dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous ; c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche.

– J’espère que vous l’écrirez, cependant, soupira le curé de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez.

Le regard toujours un peu vague de l’illustre maître tomba de haut sur son benoît quémandeur, et l’effleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos :

– Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint ?

– Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, a le bon plaisir du sacristain Ladislas.

– Comment cela ? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curé de Luzarnes demandant la parole.

Mais Gambillet, plus prompt, fit à sa manière le récit des événements de la journée, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un léger mouvement d’impatience de l’illustre maître rejetait chaque fois au néant. Lorsqu’il eut tout entendu :

– Ma foi, monsieur, dit le romancier, je n’espérais pas tant d’une journée mal commencée. Ô la rafraîchissante surprise d’un peu de surnaturel et de miraculeux !

– Surnaturel et miraculeux ? protesta d’une voix grave le curé de Luzarnes.

– Pourquoi pas ? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une pièce vers son inoffensif ennemi.

(Si bas que le grand homme soit tombé, la bêtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lâcheté d’autrui, comme dans un tragique miroir.)

– Pourquoi pas ? répéta-t-il, plutôt sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous. Aujourd’hui, ou dans un millier de siècles, que m’importe, si quelque événement libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel ? J’aime autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rêve ? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnête homme ne prononce qu’avec envie…

De son aveu, jamais le curé de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifié.

– M. Saint-Marin, confia-t-il à son ami Gambiller, m’a paru plus poète que philosophe et capable d’interpréter à sa guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colère ?

L’auteur du Cierge pascal lui-même eût été bien embarrassé de répondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée.

– Si vous n’avez point vu l’ermite, reprit le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous l’ermitage ? Quelle curieuse maison ! Quelle solitude !

– J’étais tout à l’heure sous le charme, dit Saint-Marin. Il n’y a de vraiment précieux dans la vie que le rare et le singulier, la minute d’attente et de pressentiment. Je l’ai connue ici.

M. Gambillet hocha la tête, approuva d’un sourire prudent. Cependant le grand vieillard, s’approchant de la fenêtre, commença de promener ses longs doigts sur les vitres. La lumière de la lampe faisait danser son ombre, au mur, la diminuant et l’allongeant tour à tour. Au-dehors, les yeux ne distinguaient rien que la tache blême de la route. Et dans le profond silence le docteur de Chavranches entendait le léger grincement des ongles sur le verre poli.

La voix de Saint-Marin le fit tout à coup sursauter :

– Ce diable de sacristain, dit-il, veut nous tuer de mélancolie. Je suis une grande bête d’attendre et de bâiller ici, quand j’ai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et puis, ma parole ! je suis bizarrement rompu.

– D’ailleurs, remarqua M. Gambillet, si les imaginations de l’abbé Sabiroux ont quelque réalité, son pauvre confrère sera hors d’état de vous entretenir ce soir.

– Pour cette fois, d’ailleurs, répondit l’illustre maître, c’est assez de connaître ce presbytère campagnard : un lieu unique.

(Il désignait la pièce aux quatre murs nus d’un geste caressant, comme un rarissime bibelot à tenter le collectionneur.)

Cette simple phrase fut à l’amour-propre du curé de Luzarnes comme un baume.

– Je dois vous faire remarquer, dit-il, que cette salle est improprement désignée sous le nom d’oratoire : mon vénéré confrère s’y tient rarement. À vrai dire, il ne quitte guère sa chambre.

– Ouais ? fit l’auteur du Cierge pascal, intéressé.

– Je me ferai une joie de vous y conduire, s’empressa le futur chanoine. M. le curé de Lumbres, j’en suis sûr, vous donnerait volontiers cette marque d’égards, et je ne ferai qu’interpréter sa pensée.

Il prit la lampe, l’éleva au-dessus de sa tête, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte :

– Si ces messieurs veulent me suivre ?

Au premier étage, le curé de Luzarnes, désignant à l’extrémité d’un long couloir une porte entrouverte :

– Permettez-moi de vous précéder, fit-il.

Ils entrèrent après lui. La lampe, tenue à bout de bras, éclairait une longue salle mansardée, peinte à la chaux, et qui parut d’abord absolument vide. Le parquet de sapin, récemment lavé, exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingénument rangés contre la muraille, apparurent, dénoncés par leurs ombres : deux chaises de paille, un prie-Dieu, une courte table chargée de livres…

– Cela ressemble à n’importe quel grenier d’étudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu.

Mais le futur chanoine, infatigable, les entraînait plus loin, penchant vers le sol son lumignon fumant.

– Voilà son lit, dit cet homme incomparable, avec une espèce de fierté. L’enfant terrible de Chavranches, et l’écrivain, pourtant tous deux sans vergogne, échangèrent par-dessus le large dos un sourire gêné. La paillasse, ridiculement étroite et menue, couverte d’un amas de hardes, faisait à elle seule un spectacle d’une assez pitoyable mélancolie. Cependant, Saint-Marin la vit à peine ; il regardait deux gros souliers béants, verdis par l’âge, l’un debout, drôlement campé, l’autre à plat, montrant ses clous rouillés, son cuir gondolé, le retroussis de sa semelle, deux pauvres vieux souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misérables que des hommes.

– Quelle image ! dit-il à voix basse ; quelle ridicule et merveilleuse image !

Il pensait à la fuite circulaire de toute vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprême faux pas. Qu’était-il allé chercher si loin, ce vagabond magnanime ? La même chose qu’il attendait lui-même, au milieu des objets familiers, ses chères estampes, ses livres, ses maîtresses et ses courtisans, dans l’hôtel de la rue de Verneuil, où mourut Mme de Janzé. Jamais le patriarche du néant, à ses meilleures heures, ne s’éleva plus haut qu’un lyrique dégoût de vivre, un nihilisme caressant. Néanmoins, sa gorge se serra, son cœur battit plus vite.

Alors, il parla d’abondance.

– Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacré, aussi vénérable qu’un temple Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut d’être marquée où fut donné le grand effort, tentée la plus folle espérance. Les anciens eussent considéré sans doute notre saint de Lumbres avec mépris ; mais une longue expérience du malheur nous a rendus moins sévères pour cette espèce de sagesse, un peu barbare, qui troue dans l’élan même de l’action sa raison d’être et sa récompense. La différence est moins grande qu’on imagine entre celui qui veut tout étreindre et celui qui repousse tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique n’a pas connue…

La belle voix grave de l’illustre écrivain resta comme perchée sur la dernière syllabe, tandis que son regard se fixait à l’angle du mur où le diligent Sabiroux promenait à ce moment la lumière de sa lampe. Dans une sorte de renfoncement, formé par l’arête extérieure du toit, une planchette grossièrement clouée supportait un crucifix de métal. Au-dessous, jetée sur le sol, dans le coin le plus obscur, une lanière repliée, de celles que les toucheurs de bœufs nomment « coutelas », aiguë à sa pointe, large de trois doigts à sa base, pareille à un plat serpent noir. Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maître. C’était, à hauteur d’homme, une singulière éclaboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de mille petites traces si rapprochées vers le centre qu’elles n’y formaient plus qu’une masse unique, d’un roux pâli, quelques-unes plus fraîches, d’un rose encore vif, d’autres à peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme absorbées, desséchées, d’une couleur indéfinissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie… Cette grandeur sauvage que la sagesse antique… L’éminent musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson.

Immobile, M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. L’irrésistible confident de la société chavranchaise, si vif à retourner un drap sur des nudités lamentables, et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front d’airain, eut, comme il l’avoua plus tard, froid dans le dos. Le plus épais des hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui l’humble secret d’un grand amour, la part réservée du pauvre, son seul trésor, et qu’il emporte avec lui.

M. le curé de Luzarnes, détournant la lampe, dit aussitôt, avec un naturel parfait :

– Mon vénérable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santé ! Dieu me garde de blâmer son zèle ! Mais je dois dire que ces violences contre soi-même, non pas prescrites, seulement tolérées, furent néanmoins regardées par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le scandale des faibles ou la risée des impies.

L’ancien professeur appuya ce dernier mot d’un geste familier, le pouce et l’index joints, le petit doigt levé, du ton d’un homme qui précise un point contesté. L’embarras du docteur, le silence de l’autre, lui parurent une preuve assez flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua d’un sourire, puis partit content, car le prêtre médiocre est, entre tous, impénétrable.

« Que ce grand homme est donc nerveux ! » se disait Gambillet, marchant sur les talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main d’ivoire crispée sur la canne, dont elle frappait parfois le sol à petits coups. Depuis quelques instants l’auteur du Cierge pascal faisait, en effet, pour cacher son trouble et se surmonter, effort presque héroïque. Sans doute, il n’était pas resté insensible à cette lugubre poésie de la maison du pauvre, mais il y a beau temps que le romancier n’est plus dupe d’aucun battement de son vieux cœur ! L’émotion à peine formée, et comme à l’état naissant, est aussitôt mise en ordre, utilisée ; c’est la matière première qu’accommode au goût de l’acheteur son industrieux génie.

Le vieux comédien n’est accessible que par les sens ; la tache rousse, sur le mur, dans l’auréole de la lampe, avait mis ses nerfs à nu.

On connaît de lui, on sait de mémoire vingt pages effrontées où, de toutes les ressources de son art, le malheureux s’exerce à conjurer son intraitable fantôme. Nul n’a parlé plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et d’amoureux mépris. Nul écrivain de notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une moue si moqueuse et si tendre… Pour quelle mystérieuse revanche, la plume posée, la craint-il comme une bête, comme une brute ?

À l’idée de la chute inexorable, ce n’est pas sa raison qui cède au vertige, c’est la volonté qui fléchit, menace de se rompre. Ce raffiné connaît avec désespoir le soulèvement de l’instinct, l’odieuse panique, le recul et le hérissement de l’animal qui, à l’abattoir, vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si l’on en croit Goncourt, le père du naturalisme et des Rougon-Macquart, réveillé en pleine nuit par les mêmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle d’un accusateur en bannière et tremblant de peur à son épouse consternée.

Debout, sur la première marche, le visage tourné vers la cage obscure, les tempes serrées, la gorge sèche, il respire à grands coups, seul remède à de telles crises. Derrière lui, Gambillet, bloqué, s’étonne, écoute avec inquiétude le souffle irrégulier, profond, du maître. Il appuie légèrement la main sur son épaule :

– Seriez-vous souffrant ? dit-il.

Saint-Marin se détourne avec peine, et répond d’une voix fausse :

– Non pas ! Non pas… un malaise… une légère suffocation… Cela va mieux… tout à fait bien…

Mais il se sent encore si faible et si lâche que la banale sympathie du médecin de Chavranches est incroyablement douce à son cœur. Dans l’euphorie de la détente nerveuse, il est ainsi souvent tenté de parler, de donner son secret, de mendier au plus près un conseil et un appui. Par bonheur, l’amour-propre engourdi le réveille toujours à temps de son mauvais rêve.

– Docteur, dit-il avec un sourire paternel, l’expérience vous fera connaître que les voyages ne peuvent plus former la vieillesse, mais seulement hâter sa fin. Avantage encore précieux ! Car, au dernier détour, lorsqu’un vieux bonhomme souhaite et redoute le petit faux pas qui le précipite au néant, un rien de brusquerie est quelquefois nécessaire.

– Le néant ! proteste poliment le curé de Luzarnes, voilà, maître, un bien gros mot ?

(Saint-Marin, par-dessus l’épaule du Chavranchais, considère une seconde son insupportable galant.)

– Qu’importe le mot ? fait-il. A-t-on le choix ?

– Il y a des mots si désespérés… si douloureux… s’écrie le pauvre prêtre, déjà pâlissant.

– Permettez ! poursuit l’auteur du Cierge pascal, je n’espère pas qu’une syllabe de plus ou de moins va me conférer l’immortalité !

– Je me fais mal comprendre, riposte le futur chanoine, enragé de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vôtre se fait… de la vie future… une autre image…, probablement… que le commun de nos fidèles… mais je ne puis croire que… votre haute intelligence… accepte sans révolte…, l’idée d’une déchéance absolue, irrémédiable, d’une dissipation dans le néant ?

Les derniers mots s’étranglent dans sa gorge, tandis qu’il implore des yeux, avec une émouvante confusion, l’indulgence, la pitié du grand homme.

La férocité du mépris que Saint-Marin témoigne aux sots étonne d’abord, car il affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais c’est ainsi qu’il peut manifester au-dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des infirmes et des faibles.

– Je vous remercie, dit-il au curé de Luzarnes, de me réserver un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos chantres. Les dieux me préservent cependant d’aller chercher là-haut une nouvelle Académie, quand la seule française m’ennuie assez !

– Si j’entends bien votre raillerie, répond le futur chanoine, vous m’accusez…

– Je ne vous accuse pas, s’écrie Saint-Marin tout à coup, avec une extraordinaire violence. Sachez seulement que je craindrais moins le néant que vos ridicules Champs Élysées !

– Champs Élysées… Champs Élysées, ronchonne le bonhomme abasourdi… Loin de moi la pensée de défigurer l’enseignement… Je voulais seulement mettre à votre portée… parlant votre langage…

– Ma portée… mon langage ! répète l’auteur du Cierge pascal, avec un sourire empoisonné.

Il s’arrête un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans les mains du curé de Luzarnes, éclaire en plein son visage blême. La bouche mauvaise s’abaisse aux coins, comme pour un haut-le-cœur. Et c’est son cœur, en effet, son vrai cœur, que le vieux comédien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prêtre stupide.

– Je sais ce que m’offrent les plus éclairés de vos pareils, l’abbé, l’immortalité du sage, entre Mentor et Télémaque, sous un bon Dieu raisonneur. J’aime autant celui de Bérenger en uniforme de garde national ! L’antiquité de M. Renan, la prière sur l’Acropole, la Grèce de collège, des blagues ! Je suis né à Paris, l’abbé, dans une arrière-boutique du Marais, d’un papa beauceron et d’une mère tourangelle. J’ai répondu la messe comme un autre. Si j’avais à me mettre à genoux, j’irais encore tout droit à ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire des grimaces aux pieds de Pallas-Athéné, comme un professeur ivre ! Mes livres ! Je me moque bien de mes livres ! Un dilettante, moi ! Un bec fin ? J’ai pris de la vie tout ce que j’ai pu prendre, entendez-vous, à grandes lampées, la gorge pleine ! Je l’ai bue à la régalade : advienne que pourra ! Il faut en prendre son parti, l’abbé. Qui jouit craint la mort. Autant s’essayer à la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi qu’un patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrés. Un sage couronné de roses, moi ! Un bonhomme antique ! Ah !… il y a tel moment où l’adoration des niais vous fait envier le pilori ! Le public ne nous lâche plus, veut toujours la même grimace, n’applaudit qu’elle, et demain nous traitera de menteurs et de baladins. Hé ! Hé ! si les bigots savaient peindre ! Au fond, nous sommes dupes, l’abbé, repics et capots ! Un gâcheur de plâtre, qui ne songe qu’à se remplir les tripes, montre plus de malice que moi ; jusqu’à la dernière minute, il peut espérer boire et manger son saoul. Mais nous !… On sort du collège avec des visions de poète. On ne voit rien de plus désirable au monde qu’un beau flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes à corps perdu. À quarante ans, on couche avec des duchesses, à soixante il faut déjà se contenter d’aller riboter avec des filles. Et plus tard… Plus tard… Hé ! Hé ! plus tard… on porte envie à des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir !… La voulez-vous, ma pensée ? La pensée de l’illustre maître, ma pensée toute crue ? Quand on ne peut plus…

Il acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une véritable explosion de dégoût. Les traits si fins eurent alors cette expression d’hébétude, le rictus sournois, l’effrayante immobilité du vice sur un visage de vieillard. Gambillet l’observait en dessous avec un sourire cruel. Le curé de Luzarnes avait reculé de deux pas. Sa détresse à ce moment eût attendri le baron Saturne de l’immortel Villiers.

– Voyons… Voyons… maître… bégaya-t-il. La religion dont je suis le ministre… a des trésors d’indulgence… de charité… Le scrupule touchant le dogme… peut… doit en quelque mesure… s’accorder avec une paternelle sollicitude… une bienveillance particulière même… pour certaines âmes exceptionnelles… Je ne croyais pas qu’un effort sincère de conciliation… de synthèse… une certaine largeur de vues… La vie future… selon l’enseignement de l’Église.

Les arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse ; il eût voulu les donner à la fois, sa pensée sautant de l’un à l’autre, comme l’aiguille affolée d’une boussole…

Alors, le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges épaules :

– La vie future ? L’enseignement de l’Église ? s’écria-t-il en le défiant de ses yeux pâles, y croyez-vous ? là… Y croyez-vous sans barguigner ? Tout bêtement ? Oui ou non ?…

(Et, certes, il y avait dans la voix de l’auteur du Cierge pascal peut-être autre chose que l’accent d’un injurieux défi…) Mais qui peut espérer tenir le curé de Luzarnes dans les deux branches de la pince ? Il n’a jamais douté sérieusement des vérités qu’il enseigne, simplement parce qu’il n’a jamais douté de lui-même, de son critère infaillible. Il hésite pourtant. Il cherche en hâte une formule heureuse, un de ces mots adroits… Hélas ! son redoutable adversaire le serre décidément de trop près… Il lève vers lui une main qui demande grâce. « Comprenez-moi bien… » commence-t-il d’une voix mourante.

Saint-Marin lui jette un regard véritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. L’infortuné s’efforce en vain ; la phrase commencée s’étrangle dans sa gorge, tandis que montent à ses yeux de vraies, de honteuses larmes.

M. Gambillet ne comprit jamais par quel miracle une conversation d’abord paisible, haussant de ton par degrés, pût s’achever dans un tel désordre qu’ils s’en revirent un moment, tous les trois, sous la lumière de la lampe, face à face, ainsi que d’irréconciliables ennemis. C’est qu’ils vivaient une de ces minutes singulières où la parole et l’attitude ont chacune un sens différent, lorsque les témoins s’interpellent sans plus s’entendre, poursuivent leur monologue intérieur et, croyant s’indigner contre autrui, s’animent seulement contre eux-mêmes, contre leur propre remords, comme les chats mystérieux jouent avec leur ombre.

Dans le silence qui suivit, gros d’un nouvel orage, la porte extérieure s’ouvrit tout à coup, et les marches de l’escalier craquèrent une à une, sous un pas pesant. Leur surexcitation était telle qu’ils se regardèrent avec une espèce de terreur sacrée. Mais, en reconnaissant le calme visage de Marthe, l’abbé Sabiroux, le premier, respira :

– En voilà bien d’une affaire ! marmottait la vieille, essoufflée.

Puis, sur la dernière marche, frappant à petits coups son tablier pour le défriper, elle observa les trois hommes d’un regard rapide.

– Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle.

Ils la suivirent jusqu’à la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel était plein d’étoiles.

– Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancée dans l’ombre, à travers le cimetière. J’entends son pas. Vous trouverez l’église ouverte.

Un instant, elle retint le curé de Luzarnes par sa manche et, dressée sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots à l’oreille :

– Faites-lui entendre raison, au moins ; depuis hier au soir, il n’a pas mangé ! Si c’est Dieu possible !

Elle disparut sans attendre la réponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessus d’eux, la haute église s’enlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au-dedans les souliers ferrés du sacristain traînant sur les dalles.

– Nous continuerons donc à courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin à l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je n’aurais pas le cœur de dîner avant que vous n’ayez remis la main sur votre insaisissable saint ; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles.

La fraîcheur de l’air après l’averse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curé de Lumbres, et du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accès de fureur n’était guère plus qu’un méchant rêve.

– Entrons donc… dit simplement Sabiroux (mais avec quel regard de gratitude !)

Dès qu’il les aperçut, Ladislas se hâta vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard :

– Hé bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf ?

(Le visage du bonhomme exprimait une stupéfaction profonde.)

– Notre curé n’est point là, dit-il.

– Par exemple ! s’écria Sabiroux, d’une voix dont l’écho roula longtemps sous les voûtes.

Il croisait les bras, révolté.

– Soyons sérieux ! reprit-il… Êtes-vous si sûr que ?…

– J’ai tout visité, répondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver à la chapelle des Anges ; il y va chaque jour, après souper, dans un petit coin qu’il faut connaître… Mais ni là ni ailleurs… J’ai fouillé jusqu’à la tribune, ainsi…

– Mais que supposez-vous ? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable !

Le futur chanoine approuva d’un signe de tête.

– Pour moi, dit Ladislas, M. le curé a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du Roû. C’est une promenade qu’il aime à faire, la nuit tombante, en récitant son chapelet.

– Ah ! Ah ! soupira bruyamment le docteur de Chavranches.

– Laissez-moi finir, reprit le sacristain ; à l’heure où nous voilà, vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentré, rentré depuis longtemps… J’ai bien réfléchi là-dessus… Il était ce soir si faible, si pâle… À jeun depuis hier soir… À mon idée, il a pu tomber de faiblesse…

– Je commence à le craindre, dit Sabiroux.

Il réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus d’aplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout à coup son parti fut pris :

– Je suis désolé, mon cher maître… d’être… indirectement… la cause d’un dérangement…

– Aucun… aucun dérangement, protesta le cher maître, décidément radouci. Je dirais presque, en somme, que l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiétude… Je ne vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes… Je préfère vous attendre ici…

– La course ne sera pas longue, j’espère, conclut l’ancien professeur. Mathématiquement, nous devons le trouver là-bas… M. Gambillet voudra bien m’accompagner ; son assistance m’est plus nécessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du maréchal. Si notre malheureux ami doit être transporté…

La voix s’éteignit peu à peu dans l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge pascal se trouva seul et sourit.

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