III Le marchand d’or

Maurice-Ernest Favraux était un de ces caractères qui, soit qu’ils choisissent le bien, soit qu’ils optent pour le mal, deviennent fatalement un très grand homme ou une immense fripouille.

Favraux avait choisi la seconde route, uniquement parce qu’elle devait lui permettre d’atteindre plus facilement et plus rapidement le but vers lequel le portaient ses appétits effrénés.

Il y avait marché à pas de géant.

Fils de modestes négociants du Havre, qui s’étaient saignés aux quatre membres pour lui donner une instruction solide et complétée par plusieurs séjours à l’étranger, il se dit qu’il n’y avait plus guère qu’à la Bourse que l’on peut faire une fortune rapide et brillante.

À dix-huit ans, petit employé dans un établissement de Crédit, à vingt-cinq ans commis principal chez un agent de change, à trente, grâce à l’apport de capitaux importants dont la source était toujours demeurée mystérieuse, il fondait, boulevard Haussmann, la Banque moderne de l’Industrie et du Commerce qui, sous son impulsion vigoureuse, ne tarda pas à prospérer de la façon la plus éclatante.

D’une audace inouïe, d’une souplesse extraordinaire, doué d’une formidable puissance de travail et d’une force de persuasion incomparable, le marchand d’or avait toujours été assez habile, tout en manœuvrant sans cesse en marge du code, pour ne pas se mettre en défaut contre la loi.

Écrasant impitoyablement ceux qui le gênaient, sacrifiant sans vergogne tous ses complices devenus compromettants ou inutiles, sachant acheter sans marchandage les concours précieux et les silences indispensables, Favraux n’avait pas tardé à se créer dans le marché mondial une situation financièrement et moralement inexpugnable.

Et c’était en plein triomphe, à la veille de la véritable apothéose qu’était pour lui le mariage de sa fille avec le marquis de la Rochefontaine, que venait le surprendre le message mystérieux de Judex.

– Oui… qu’est-ce que cela veut dire ? répétait-il. Est-ce que par hasard cette étrange missive aurait quelque rapport avec mon aventure d’hier ?…

« Pourtant, personne n’est au courant… et vous venez de me dire vous-même, mon cher Vallières, que le vieux Kerjean n’avait pas pu parler. Reste Martial, mon chauffeur… Mais je suis sûr de lui ; il m’est très dévoué. Il tient beaucoup à sa place… en tout cas, s’il voulait me faire chanter, ce garçon qui sait à peine lire et écrire n’irait pas choisir ce pseudonyme latin de Judex.

– Évidemment, approuvait le secrétaire.

– Par conséquent, concluait Favraux, ce n’est qu’une mauvaise plaisanterie à laquelle j’aurais bien tort de m’arrêter.

Puis, il ricana :

– Fichtre, il va bien, ce cher monsieur Judex !… La moitié de ma fortune à l’Assistance publique !… Dites-moi, Vallières, vous qui êtes au courant de la plupart de mes affaires, vous ne soupçonnez pas qui pourrait bien être l’auteur de cette mystification ?

– Ma foi non ! déclara le secrétaire. C’est bizarre tout de même !

– Allons…, s’écria le banquier en affectant un calme parfait… Voilà bien du temps perdu pour des bêtises. Au travail !

Avec une grande tranquillité apparente, Favraux reprit le dépouillement de son courrier, dictant les réponses à son secrétaire d’une voix toujours impérieuse, mais où, par instants, il y avait un peu de tremblement, indice d’une sourde et vague inquiétude.

Quand il eut terminé, tandis que Vallières se retirait dans son bureau pour rédiger les réponses, le marchand d’or devenu tout à coup inquiet, nerveux, laissa échapper d’une voix angoissée :

– C’est égal ! je donnerais bien dix mille francs pour savoir ce que c’est que ce Judex !

*

* *

Quels n’avaient pas été la joie et l’orgueil de M. Cocantin, le récent héritier et successeur de M. Ribaudet, directeur de l’Agence Céléritas, 135, rue Milton, en voyant entrer dans son bureau, M. Favraux, l’un des rois de la Finance européenne !

Mais, bien plus grande encore fut sa surprise lorsque le banquier, sur ce ton bref, hautain, qui le caractérisait, lui déclara :

– Monsieur, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de demander à votre prédécesseur certains renseignements confidentiels… J’ai toujours été très satisfait de ses services. J’espère qu’il en sera de même avec vous.

Et, tendant au détective privé le message de Judex, Favraux ajouta :

– Je viens de recevoir cette lettre. J’ai la conviction qu’elle est l’œuvre d’un mauvais plaisant. Mais comme je n’aime pas que l’on se moque de moi, je vous prie de faire l’impossible pour en démasquer promptement le signataire ; car je tiens à lui prouver qu’on ne s’attaque pas impunément à un homme de mon envergure.

– Cher monsieur, répliqua Cocantin, ravi de l’aubaine, veuillez me confier ce papier.

Et, avec l’ardeur d’un débutant, il déclara d’un air de confiance présomptueuse :

– Je me fais fort… avant vingt-quatre heures, d’établir l’identité de votre mystérieux correspondant.

– Je vous remercie.

– Où devrai-je, monsieur, vous faire parvenir le résultat de mon enquête ?

– Demain, je ne quitterai pas mon château des Sablons, où je donne le soir un grand dîner… Peut-être pourrez-vous me téléphoner ?

– Oh ! pas de téléphone, monsieur, je vous en prie !

« Si la prudence est la mère de la sûreté, le téléphone est l’ennemi de la police. Je viendrai donc vous apporter moi-même le fruit de mes recherches.

– C’est entendu.

Lorsque le lendemain, à deux heures précises, le directeur de l’Agence Céléritas arriva au château des Sablons, il fut immédiatement introduit dans le cabinet du banquier.

Celui-ci l’attendait avec une certaine impatience.

En effet, depuis qu’il avait reçu cette lettre signée Judex, bien qu’il s’efforçât de réagir avec son énergie habituelle, Favraux ne cessait de sentir grandir en son esprit la sourde et instinctive inquiétude qui s’était emparée de lui aussitôt que son regard s’était arrêté sur l’enveloppe.

Bien des fois, il avait reçu des missives anonymes contenant de pareilles menaces… Et toujours, en haussant les épaules, il les avait jetées au panier, sans y prêter la moindre attention.

Pourquoi celle-ci lui causait-elle une impression aussi désagréable ? Pourquoi, involontairement, tremblait-il chaque fois que ses doigts rencontraient l’étrange papier ?

Pourquoi… rien que ce mot « Judex », suffisait-il à le plonger dans un trouble tel qu’il n’en avait jamais ressenti ?

Le banquier avait beau faire appel à toute sa raison, analyser les sensations qui l’agitaient, interroger sa mémoire, qu’il avait prodigieuse, il n’obtenait de lui-même aucune explication plausible, aucune réponse satisfaite… Et malgré tous ses efforts pour se dégager de cette hantise pénible, de cette obsession qui finissait par devenir douloureuse, il se sentait de plus en plus gagné, envahi par une sorte de mystère, inexplicable autant qu’inattendu.

À chaque instant, sans qu’il le voulût, il se surprenait en train de murmurer :

– Judex… Judex… qu’est-ce que cela veut dire ?…

Il avait l’impression qu’un poids très lourd pesait sur ses épaules et qu’il en serait ainsi tant qu’il n’aurait pas déchiffré cette énigme.

Aussi, lorsqu’il vit apparaître Cocantin, une lueur d’espoir brilla en ses yeux. Et ce fut avec un accent de cordialité sympathique qu’il interrogea.

– Eh bien, monsieur Cocantin, avez-vous quelque chose de nouveau à me raconter ?

Le détective privé, qui n’avait pas découvert le plus petit indice capable de le mettre sur le chemin de la vérité, se crut cependant obligé de bluffer.

– Vous pouvez être tranquille, cher monsieur, absolument tranquille… Dans vingt-quatre heures, et même avant, j’aurai certainement démasqué ce Judex.

Mais un valet de pied apportait le courrier de l’après-midi.

Et le détective se préparait à se retirer lorsqu’il vit le banquier, visiblement troublé, se dresser d’un seul mouvement, et ordonner d’un accent impératif à son domestique qui se retirait :

– Qu’on me laisse seul avec monsieur, et que personne ne me dérange.

Cocantin venait de constater que Favraux tenait dans ses mains une grande enveloppe jaune semblable à celle qui contenait le premier message de Judex.

Le banquier la décacheta nerveusement.

Puis il lut, scandant chaque mot, chaque syllabe :

Si ce soir avant dix heures, vous n’avez pas versé à l’Assistance publique la moitié de votre fortune mal acquise, ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablement châtié.

JUDEX !

Cocantin crut devoir souligner en un sourire gouailleur :

– La plaisanterie continue.

– Mais moi, gronda le banquier en fronçant les sourcils, je trouve qu’elle a suffisamment duré !…

– Ne vous fâchez pas… monsieur Favraux…, suppliait Cocantin… Le coupable est peut-être plus près d’ici que nous le pensons. Je vais me livrer tout de suite à une inspection très sérieuse de votre maison et de ses alentours. Et je ne doute pas un seul instant que ce sinistre farceur ne tombe bientôt en mon pouvoir.

Cocantin, qui avait placé la seconde missive de Judex dans son portefeuille, à côté de la première, s’écria, en regardant d’un air protecteur le grand financier dont les yeux brillaient d’une flamme sombre :

– Rassurez-vous, monsieur… je veille !

Demeuré seul, le banquier se laissa tomber sur son fauteuil comme s’il eût été frappé d’un mal soudain ou saisi d’une profonde épouvante.

C’est que depuis un moment, il voyait devant ses yeux, et sans pouvoir s’en débarrasser, l’énigmatique signature, les lettres rouges, le mot terrible… Judex !… Judex !… que suivait le point d’exclamation sanglant et si ressemblant à une étrange et lancinante menace !

Le financier évoquait toutes les ruines qu’il avait accumulées autour de lui, tous les désastres qui avaient marqué chacune de ses ascensions vers la fortune, tous les cadavres qu’il avait laissés sur son chemin !

En proie à une terreur irrésistible, il se sentait envahi par l’intuitif pressentiment qu’il ne s’agissait plus, ainsi qu’il l’avait cru d’abord, d’une de ces farces stupides, comme en inventent les envieux ou les mauvais plaisants… mais d’un danger terrible qui l’enveloppait peu à peu d’une atmosphère de mystère et de mort…

Et cette question angoissante, terrible, se posa à son esprit :

– Si c’était vrai ?… Si réellement, parmi mes victimes, l’une d’elles se relevait… furieusement, implacablement révoltée… et me déclarait dans l’ombre une guerre atroce et sans merci ? La moitié de ma fortune ! songeait Favraux, dans le désarroi de tout son être… La moitié de ma fortune !… Si je cède, je suis perdu ! Tout le reste y passera !… Non, non ! c’est impossible… Je ne veux pas !… Et pourtant !…

Alors il eut l’impression affreuse qu’une main invisible le serrait à la gorge cherchant à l’étouffer, à l’étrangler…

Un cri rauque lui échappa :

– Marie !

L’image de la jeune institutrice aux yeux noirs, d’un noir d’enfer venait de lui apparaître en une vision de volupté indicible.

À la pensée de la femme tant désirée, il se ressaisit.

– Céder à une pareille injonction, se dit-il, ce serait une lâcheté, une folie ! Si vraiment cet ennemi existe… mieux vaut l’attendre de pied ferme… accepter le défi… engager la bataille.

Galvanisé par sa passion pour Marie Verdier, brave de toutes ses luttes passées, audacieux de tous les crimes impunis, conscient de la force indomptable que lui donnaient à la fois sa puissance acquise et sa volonté victorieuse, il s’écria :

– Maintenant, je ne te crains plus et j’accepte la lutte !… Eh bien, à nous deux, Judex !… Qui que tu sois, nous verrons bien si tu es de taille à m’abattre.

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