II La mère

En prenant une aussi grave décision, la fière descendante des Orsini n’avait nullement cédé à la crainte… Elle obéissait au contraire à une voix intérieure qui lui conseillait :

– Va trouver cet homme… Loin de t’humilier devant lui, présente-toi la tête haute, non pas en timide suppliante, mais en grande dame qui vient demander des comptes à un homme qui l’a outragée… Fais-le rougir de son indignité. Force-le à te demander pardon, et à réparer le mal qu’il a causé… Et si vraiment ce Favraut n’est pas un monstre, s’il garde en lui un restant d’honneur, une parcelle de pitié, il reconnaîtra certainement qu’il n’a pas le droit, parce qu’une femme l’a dédaigné, de causer le malheur de plusieurs innocents !

Mme de Trémeuse, née Orsini, qui se faisait de l’idée de vengeance une conception si haute, quelque chose comme un de ces dogmes traditionnels qui ne souffrent point d’être diminués par la plus petite mesquinerie et encore moins salis par une hypocrite lâcheté, comptait qu’elle serait assez forte pour faire rentrer en lui-même le banquier, en lui démontrant tout l’odieux de sa conduite.

Sûre d’elle comme elle ne l’avait jamais été, prête à combattre jusqu’au bout, armée d’une énergie sans limites, forte de l’amour de son mari et de ses fils, elle se présentait le lendemain chez Favraut qui, troublé par l’annonce d’une visite qu’il n’eût jamais espérée, s’empressa de recevoir la comtesse.

Tout en lui témoignant la plus respectueuse politesse, il la conduisit jusqu’à un fauteuil placé à la droite de son bureau ; et, avec une correction déférente qui pouvait faire croire qu’il avait renoncé à ses odieux projets, il questionna :

– Quel heureux événement… me procure, madame la comtesse, le grand honneur de votre visite ?

– Vous ne vous en doutez pas ?… répliquait aussitôt Mme de Trémeuse…

– Nullement, madame.

– Vous n’ignorez pas que mon mari se trouve depuis quelque temps dans une situation difficile.

– Je le sais.

– Je suis venue à vous pour vous demander de nous aider.

– M. de Trémeuse ne vous a donc pas dit qu’il avait déjà sollicité mon appui… et qu’à mon vif regret, j’avais dû le lui refuser ?

– Il me l’a dit.

Favraut, qui faisait tous ses efforts pour dissimuler la passion ardente que n’avait pas cessé de lui inspirer la belle Corse, posa d’une voix sournoise :

– Madame la comtesse, quel que soit mon désir d’être agréable à M. de Trémeuse, ainsi qu’à vous-même, il m’est absolument impossible de revenir sur ma décision. En ce moment, toutes mes disponibilités sont engagées… L’Europe traverse une crise financière très grave… Les capitaux se cachent… et je ne vois pas… d’ici un temps assez éloigné, moyen pour moi de vous obliger… Je le regrette d’autant plus qu’il m’eût été tout particulièrement agréable de vous prouver toute ma profonde sympathie !

– Alors…, fit Mme de Trémeuse, mon mari est perdu… mes enfants sont ruinés !…

Le banquier eut un geste évasif.

Tout à fait grande… et incapable de dissimuler davantage sa pensée, Mme de Trémeuse s’écria :

– Allons, monsieur Favraut, vous ne trouvez donc pas que vous vous êtes suffisamment vengé en me voyant, moi, après ce qui s’est passé entre nous, franchir le seuil de votre bureau ?

– Comtesse, je ne comprends rien à ce que vous me dites.

– Vous le comprenez d’autant mieux que l’auteur responsable de la catastrophe qui est à la veille de fondre sur nous… c’est vous !

– Moi !

– Oui, monsieur Favraut… c’est vous qui êtes l’instigateur de cette campagne odieuse dirigée contre mon mari… C’est vous qui, par vos menées souterraines, après avoir compromis son crédit, avez organisé les grèves… soudoyé des gens pour inonder les mines… Oui, c’est vous, en un mot, qui avez tout mis en œuvre pour le briser… et cela, parce qu’un jour que vous osiez m’insulter d’une déclaration d’amour, je vous avais chassé de ma maison…

« Ne cherchez pas à nier… Ne vous dérobez pas… La preuve de ce que j’avance, c’est vous-même qui venez de me la donner… Je la lis dans vos yeux… Tenez, vous tremblez, monsieur Favraut, vous pâlissez… Ah ! si c’était de remords… comme je vous pardonnerais !…

Transfigurée par la beauté de la cause qu’elle défendait avec toute son ardeur de mère sublime et d’épouse immaculée, Mme de Trémeuse poursuivit :

– Avez-vous mesuré, monsieur, toute l’étendue des conséquences que pouvait avoir votre geste ? Je ne le crois pas ; car si vous aviez réfléchi aux douleurs imméritées qu’il entraînerait, je suis convaincue que vous n’auriez pas eu l’atroce courage d’entreprendre une pareille œuvre de haine et de mort !

« Vous avez obéi à une de ces impulsions fiévreuses qui vous grisent, qui vous exaltent, qui vous aveuglent. Mais maintenant que vous êtes en présence de la réalité et que vous saisissez tout ce qu’il y a d’injuste dans votre haine, vous ne pouvez pas ne point vous dire : « En voilà assez… Je n’irai pas plus loin… Je ne briserai pas ce mari parce que sa femme s’est refusée à moi… Je ne ruinerai pas ces enfants parce que j’ai insulté leur mère… »

– Comtesse, vous êtes corse, reprit Favraut, qui avait écouté Mme de Trémeuse avec une impassibilité beaucoup plus factice que réelle.

– Oui, je suis corse.

– Vous me permettrez donc de vous dire que je suis très surpris de vous entendre me parler ainsi. Je me figurais que vous compreniez mieux la vengeance.

– Monsieur Favraut !

Alors… éclatant tout à coup…, le misérable s’écria :

– Eh bien, oui… votre mari est perdu… vos enfants sont ruinés !… Vous avez deviné juste… c’est moi qui ai tout fait.

– Et vous ne regrettez rien ?

– Rien !

Très pâle, Mme de Trémeuse s’était levée.

Alors… s’avançant vers elle… le banquier scanda tout frémissant de désir et furieux :

– Vous m’avez trop fait souffrir !… On ne méprise pas impunément un homme tel que moi… Vous ne me connaissiez pas… Vous ne vous doutiez pas jusqu’où pouvait aller mon orgueil blessé… Vous le voyez maintenant… Et ce n’est pas fini. Car la morale… je m’en moque… l’honneur… je ne connais pas… Je n’ai eu qu’un guide, mes instincts… mes appétits… si vous le voulez… Mon seul principe, c’est ma volonté… quand on la heurte, je me révolte… et je renverse tout… Voilà !

– Vous êtes un monstre !

– Si c’est ainsi que l’on appelle un être qui veut tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner, eh bien, oui, je suis un monstre !

– Et pour nous sauver, s’écria Julia Orsini, il faudrait que je me déshonore !

– Pourquoi êtes-vous ici ?

– Vous n’avez donc pas compris ?…

– Que vous vouliez sauver votre mari.

– En vous faisant honte à vous-même.

– Et c’est ainsi que vous croyiez me désarmer ?

– Oui, car je vous croyais un restant de cœur.

– Je n’en ai jamais eu.

– Vous êtes implacable.

– Comme vous l’avez été vous-même.

À ces mots, Mme de Trémeuse, malgré sa prodigieuse énergie, ne put retenir un sanglot.

Alors, d’une voix rauque… Favraut, qui était tout près d’elle… lui dit :

– Vous l’aimez donc bien cet homme ?…

– Oui… je l’aime !

– Et vos enfants ?…

– Je les adore !…

– Eh bien ?…

Brutalement… cyniquement, le banquier voulut s’emparer des mains de la comtesse, tandis que des paroles abominables montaient à ses lèvres, amorce du plus honteux des marchés.

Mais Favraut ne continua pas.

Mme de Trémeuse s’était dégagée de son odieuse étreinte… et comme le marchand d’or voulait la ressaisir, la grande dame, en un sursaut d’indignation superbe, le frappa au visage.

Alors, au paroxysme de la rage, le banquier bondit sur elle… les mains en avant, comme pour l’étrangler.

Puis… soit qu’il se fût ressaisi à temps, soit qu’il eût été tout à coup intimidé malgré lui par le regard de mépris foudroyant que lui lança la fille des Orsini, le banquier grinça :

– Sortez… allez-vous-en… je ne veux plus vous voir… je vous hais, je vous exècre… je vous maudis !

Et, ouvrant lui-même la porte de son bureau, il attendit que la comtesse, toujours fière et refoulant noblement ses larmes… quittât cette pièce où venaient de se jouer, dans le plus tragique des conflits, l’honneur d’une femme et celui d’une famille… Et quand elle passa devant lui… il osa murmurer, lâcheté suprême :

– À bientôt… madame la comtesse !

Mme de Trémeuse ne trembla pas sous la menace. Elle s’en fut fière et digne.

Comme elle disparaissait dans l’antichambre… le marchand d’or eut un ricanement de hyène…

S’il avait aperçu le regard terrible de la comtesse, peut-être eût-il hésité à continuer, à achever son œuvre infernale ; car les yeux de Julia Orsini ne pleuraient pas.

Fixes, brillants, terribles, ils reflétaient tout ce que peut contenir de haine un cœur humain…

Mais, tout à sa fureur, Favraut revint à son bureau… Et, s’emparant de son téléphone, il se mit à hurler dans l’appareil, en ponctuant chaque phrase de violents coups de poing sur le bureau :

– Allô… allô… Meyer… C’est vous !… Eh bien, lâchez sur le marché tout le paquet Trémeuse… Lâchez tout, tout, tout !

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