V Le petit-fils

– Dis, monsieur Vallières… quand me rendras-tu le môme Réglisse ?

C’est en ces termes plutôt familiers que Jeannot s’adressait à l’ancien secrétaire de son grand-père.

Jacques de Trémeuse qui, de retour à Paris, avait repris de nouveau la personnalité de Vallières, répondit à l’enfant avec un bon sourire :

– Le plus tôt possible, mon mignon.

Et comme Jacqueline lui adressait un regard plein de reconnaissance émue, il reprit :

– Tu sais bien que ton vieil ami est toujours trop heureux quand il te fait plaisir, ainsi qu’à ta maman.

… Quelques instants après, Cocantin recevait un mystérieux coup de téléphone, qui eut le don de le plonger dans une perplexité voisine de l’inquiétude… ce qui ne l’empêcha nullement de lancer dans l’appareil :

– Oui, oui, c’est entendu… à cinq heures, place Armand-Carrel… j’y serai !

Cocantin, après avoir, à plusieurs reprises, consulté le buste de Napoléon, se plongea dans une profonde rêverie.

Puis, se levant, il s’en fut à la fenêtre qui donnait sur le balcon, l’ouvrit toute grande… se pencha au-dessus de la balustrade… et constata qu’à l’angle des rues Lamartine et Hippolyte-Lebas… stationnait une auto dans laquelle se trouvait un homme d’une trentaine d’années, dont le chapeau enfoncé sur les yeux et le col de pardessus, strictement relevé, empêchaient de distinguer les traits.

– Ils sont là, se dit-il. C’est parfait. Rira bien qui rira le dernier.

L’air encore plus satisfait de lui-même que des autres, le détective privé rentra dans son bureau… et, sonnant son garçon, il lui dit :

– Allez me chercher ma grande malle en osier… Apportez-la sur le balcon, afin de lui faire prendre un peu l’air… Elle doit en avoir besoin depuis qu’elle est au grenier.

Au moment où le garçon revenait avec l’objet demandé, le môme Réglisse qui, après l’évasion du petit Jean, était resté par prudence à l’Agence Céléritas, faisait irruption dans le cabinet de l’excellent Prosper.

Inutile d’ajouter que la plus grande cordialité n’avait cessé de présider aux relations du détective malgré lui et de Réglisse.

– Hé, Coco…, interpellait le gamin, tu pars donc en balade, que tu fais des malles ?…

– Écoute-moi, fit Cocantin… Ton petit ami Jean te fait demander.

– Ça c’est chic !

– Je vais donc te reconduire près de lui.

– C’est encore, plusse bath !

– Seulement, après tout ce qui s’est passé ici, nous allons être obligés de prendre de très sérieuses précautions.

Et, avec un air solennel, Prosper définit :

– Il est indispensable que nos ennemis ignorent l’endroit où je te conduis… Sans quoi, il pourrait en résulter pour eux, pour toi et pour moi… de terribles conséquences.

– J’ai pus un poil de sec ! blaguait le Môme.

Tout en le prenant par la main, Cocantin l’emmena sur le balcon ; et, ouvrant le couvercle de la malle-panier, il lui ordonna :

– Cache-toi là-dedans.

– Alors, quoi ? interrogeait Réglisse toujours gouailleur, vous allez me trimballer là-dedans comme du linge sale ? C’est-y que vous m’emmenez chez la blanchisseuse ?

– Laisse-toi faire… et ne crains rien, commandait gentiment Prosper.

– Ça c’est rigolo…, fit le gosse en disparaissant dans la malle.

Cocantin, après avoir glissé un coup d’œil vers l’auto qui n’avait pas bougé de place, ramena le panier en osier dans son bureau.

Quelques minutes après, aidé par sa femme de chambre, il le déposait avec d’infinies précautions sur le siège d’un taxi auto à l’intérieur duquel montait la bonne ; et, après avoir lancé une adresse au wattman, il rentrait chez lui en se frottant les mains.

À peine le taxi eut-il démarré que la voiture qui attendait rue Hippolyte-Lebas se lançait à sa poursuite…

Le taxi-auto, après avoir gagné et traversé les boulevards extérieurs, suivit le boulevard Barbès… puis le boulevard Ornano et, tournant à gauche à la hauteur de la porte de Clignancourt, il s’engagea sur le boulevard Ney, qui longe la ligne des fortifications de Paris.

Alors… il se passa un fait vraiment inouï d’audace… et d’adresse.

La voiture de maître qui, jusqu’alors, s’était contentée d’accompagner la voiture de place à une distance relativement respectueuse, accéléra tout à coup son allure… tandis que l’homme qui se trouvait à l’arrière, et n’était autre qu’Amaury de la Rochefontaine, se dressait armé d’un solide gourdin à manche recourbé. Au moment où il arrivait à la hauteur du taxi, il empoigna, avec la crosse de son bâton, la corde très solide qui ficelait le panier en osier la tira à lui avec une force et une dextérité prodigieuses, et, avant que le brave conducteur du taco ait eu le temps de revenir de sa surprise, la malle, et son contenu, littéralement harponnés au passage…, se trouva, en un clin d’œil, transportée du siège du taxi à l’intérieur de la 24 HP d’Amaury qui, pilotée par Crémard, disparut dans la direction du boulevard Berthier… brûlant à toute allure la chaussée presque entièrement déserte.

– Bravo, patron, approuvait le chauffeur ordinaire et extraordinaire de Diana Monti… Vrai, on dirait que vous n’avez fait que cela toute votre vie.

– Vite à la maison ! ordonna M. de la Rochefontaine tout essoufflé par le formidable effort que lui avait occasionné cette opération aussi hardie que difficile.

Après avoir zigzagué dans diverses rues, afin de dérouter toute poursuite, Crémard stoppa devant la garçonnière d’Amaury où, depuis les derniers événements, Diana Monti, qui comprenait que plus que jamais elle avait besoin d’une protection efficace, avait élu domicile.

Crémard, lâchant sa voiture, chargea la malle sur son épaule… tout en disant :

– Il est joliment sage là-dedans, le môme Réglisse.

– C’est ce qu’il a de mieux à faire, répliqua sèchement M. de la Rochefontaine auquel il répugnait de se familiariser avec des serviteurs de l’acabit de Crémard.

Celui-ci se contenta, tout en gravissant l’escalier, de risquer ce facile à-propos :

– Il ne dit rien, mais il n’en pèse pas moins… Le petit bougre, je ne le croyais pas si lourd.

– Eh bien ?… demanda anxieusement l’aventurière qui semblait attendre avec impatience le retour d’Amaury.

– Il est là-dedans ! répliqua sèchement Amaury en désignant à sa nouvelle associée le panier d’osier que Crémard avait déposé au milieu du salon.

– Vous en êtes sûr ? interrogeait Diana.

– Parbleu ! J’ai vu Cocantin l’y cacher.

– Si vous aviez « zieuté » le patron, flattait Crémard, tout en défaisant les cordes qui sanglaient la malle… Il vous a enlevé ça comme un goujon… C’est épatant !…

– Petite vermine, grinça l’ex-institutrice, tu vas nous payer ça !

– Je crois qu’il ne doit pas en mener large, insinuait Crémard tout en continuant son déballage… La preuve c’est qu’il n’a pas soufflé mot depuis que le patron l’a pêché à la ligne.

Et, ouvrant le couvercle de la malle, il lança brutalement :

– Allez, dehors, espèce de sale crapaud, et plus vite que ça, ou je te débarbouille à la potasse !

Et comme rien ne bougeait, Diane, nerveusement, saisit la vieille couverture rapiécée qui devait dissimuler l’enfant. Un cri de colère lui échappa… Le volumineux colis ne contenait qu’un pavé renfermé dans de vieux effets auxquels était épinglé le mot suivant :

Le Môme Réglisse n’est pas un ballot.

– Roulés par Cocantin, s’écria la Monti, pâle de fureur. Ah ! c’est trop fort !

Et, avec un accent de violence inouïe, elle scanda :

– Mais j’aurai ma revanche… oui, je l’aurai… je l’aurai !…

Pendant ce temps, le directeur de l’Agence Céléritas, qui avait attendu que les deux voitures se fussent suffisamment éloignées, sortait de chez lui avec le môme Réglisse… et se rendait directement place Armand-Carrel, où il remettait le gamin à Roger de Trémeuse, auquel il fit naturellement le récit du bon tour qu’il venait de jouer à ses adversaires… Et comme Roger le félicitait de sa ruse, l’excellent Prosper, qui rayonnait, n’en déclara pas moins, avec une modestie charmante :

– Oh ! monsieur, ce n’est rien, croyez-le, à côté de ce que je peux faire.

Et il ajouta en lui-même :

– Si Napoléon revenait sur le trône, il me nommerait ministre de la police… comme Fouché !…

*

* *

– Eh bien, frère, es-tu un peu moins malheureux ? demandait Roger à Judex qui, sous les traits du vieux Vallières, pouvait se laisser aller plus facilement à la douloureuse amertume qui s’était emparée de lui…

Jacques eut un geste évasif qui ressemblait à l’expression d’un découragement profond…

Puis, lentement, il reprit :

– Je m’efforce de me raisonner, de me combattre… et surtout d’étouffer en moi ce terrible amour. Quel sera le plus fort de nous deux, je n’ose y songer… Je m’abstiens d’interroger l’avenir… C’est déjà bien assez d’imposer silence à mon cœur.

– Pauvre ami !

– Tu as raison de me plaindre…, soupira l’aîné des Trémeuse. Tu es heureux, toi, de n’avoir pas à subir l’épreuve d’un pareil combat…

– Surtout pas de défaillance…

– Je n’en aurai pas… La douleur de notre mère, dont j’entends toujours les accents terribles… a suffi pour me dicter mon devoir. Je n’ai pas à savoir si elle a tort, ou si elle a raison. Je m’incline devant sa volonté… et dussé-je en mourir, je serai fidèle à mon serment.

– Je n’en attendais pas moins de toi, reprit Roger, en enveloppant son frère d’un regard tout d’admiration et de tendresse… et je suis sûr d’ailleurs que tu puiseras dans l’accomplissement de ta promesse le réconfort dont, à certaines heures, tu auras besoin.

– Je l’espère !

– D’ailleurs… n’as-tu pas déjà remporté sur notre mère une incontestable victoire en obtenant d’elle la vie de Favraut ?… Qui sait… si notre mère ne s’attendrira pas un jour… et ne se décidera pas à cheminer avec toi, avec nous… sur la route du pardon !

– Ne nous berçons pas d’illusions pareilles…, reprit Jacques… Notre mère… ne cédera jamais… Elle a trop vécu de sa haine… pour ne pas vouloir mourir avec elle… Et quand même, chose impossible… miracle que je ne veux pas prévoir…, consentirait-elle à ce que je rendisse un jour Favraut à sa famille… jamais celle-ci ne pardonnera à Jacques de Trémeuse d’avoir été Judex. Ma seule consolation sera de continuer à veiller sur elle… sous les traits de ce Vallières, de ce vieillard auquel toute passion est interdite… Je tâcherai de me prêter son âme comme je me suis façonné son corps… Et l’amitié que j’inspirerai sous ces traits à Jacqueline me fera peut-être oublier à la longue la haine qu’elle a vouée au justicier de son père !…

– J’aime à t’entendre parler ainsi…, s’écria Roger en serrant fortement la main de Jacques… car… Sans fermer la porte à l’espoir… je sais que tu resteras debout, fier, inflexible sur le seuil du devoir.

Tandis que les deux frères échangeaient leurs confidences, la porte du bureau s’ouvrait doucement, laissant apercevoir la silhouette troublante, austère, de la femme en noir.

En écoutant les dernières paroles de Roger, elle eut un étrange sourire…

Tout en s’approchant, elle fit simplement d’une voix grave et complètement apaisée.

– Me voici, mes fils !… J’ai pensé que ma présence était utile ici, et je suis venue.

Et s’adressant à Jacques… elle reprit avec un accent de l’au-delà qui fit frissonner les deux frères figés en une attitude de crainte respectueuse :

– J’ai réfléchi longuement à ce que m’a dit Jacques. Loin de revenir sur ce que j’avais décidé, je ne puis que vous blâmer tous deux de m’avoir désobéi.

Et sur un ton d’autorité suprême, la grande dame demanda :

– Où se trouve Favraut ?

Jacques répondit sans hésiter :

– Près des Andelys… au bord de la Seine… dans ce fameux Château-Rouge que vous avez acheté vous-même pour nous y aménager à mon frère et à moi une retraite où nous pourrions en toute sécurité préparer la mystérieuse besogne que vous nous avez confiée.

– Où est-il enfermé ?

– Dans un cachot pratiqué dans l’une des anciennes oubliettes du château…

– Qui le garde ?

– Un homme dont nous répondons comme de nous-mêmes.

– Demain, vous me conduirez près de mon ennemi…, ordonnait impérieusement la fille des Orsini qui ajouta d’une voix rauque tandis que ses yeux s’agrandissaient en une sorte d’hallucination mystique : Puisque vous avez été au-dessous de votre tâche, je veux venger moi-même votre père.

Et comme, terrifiés, Jacques et Roger gardaient le silence, elle reprit :

– J’espère que vous ne me refuserez pas la chambre qui m’est réservée dans cet appartement.

Sans attendre la réponse de ses fils, elle gagna le vestibule et se dirigea d’un pas automatique vers la porte de la pièce qu’occupait Jacqueline.

Mais Jacques l’avait devancée.

– Ma mère, fit-il, je vous en supplie… n’entrez pas ici.

– Pourquoi…

– Il y a quelqu’un…

– Qui donc ?…

– La fille de Favraut.

– Elle !… Comment tu as osé l’amener près de toi ! Le mal est donc plus grand encore que je ne le pensais ?

– Mère, laissez-nous vous expliquer !

– Je veux la voir !… exigeait la Corse.

Se retournant vers les deux frères qui la considéraient muets et consternés, elle fit d’une voix stridente :

– Je suppose que vous n’avez pas l’intention de me faire violence.

Et, le visage contracté de haine, elle ouvrit délibérément la porte.

Mais elle s’arrêta aussitôt.

Agenouillés sur le bord de leur lit, Jeannot et le môme Réglisse, en chemise de nuit, les mains jointes, répétaient d’une voix claire et les yeux levés au ciel la prière que Jacqueline, penchée vers eux leur soufflait avec ferveur :

Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

Pardonnez-nous nos offenses

Comme nous pardonnons

À ceux qui nous ont offensés.

Ce spectacle était si délicieusement simple, si poétiquement émouvant, que, pour la première fois depuis de longues années, la Corse implacable sentit comme un souffle de douceur passer sur son front brûlant de fièvre…

Lorsque, la prière terminée, Jacqueline aperçut en se retournant cette femme en grand deuil qui la fixait d’un air étrange… elle eut vers Vallières un regard d’interrogation qui semblait dire :

– Quelle est cette dame… et pourquoi me regarde-t-elle ainsi ?

Mais la comtesse de Trémeuse qui, tout de suite, avait lu dans le cœur de Jacqueline, s’approchait d’elle en disant d’une voix que ses fils ne lui connaissaient plus, tant elle leur semblait être redevenue tout à coup humaine :

– Je suis… la sœur de M. Vallières… Je suis venue à Paris pour quelques jours… Pardonnez-moi d’être entrée dans cette chambre.

Comme Jacqueline allait lui répondre, brusquement, elle s’en fut en disant à ses deux fils qui l’avaient rejointe dans l’antichambre :

– Laissez-moi… j’ai besoin d’être seule.

Et, dans le bureau de Judex, elle demeura plongée dans une profonde rêverie.

À l’acuité étrange de son regard, aux tressaillements nerveux de ses lèvres… aux soupirs douloureux qui s’échappaient de sa poitrine, il était évident qu’un combat violent se livrait en elle.

Ces deux enfants adorables et cette jeune femme toute rayonnante de bonté pure et de noblesse féminine… que soudain elle trouvait priant pour ceux qui les avaient offensés… ces paroles de miséricorde transmises de cœur de martyre à ces cœurs innocents… Ce « pardonnez-nous nos offenses » tombé de ces lèvres de tout-petits… tout cela semblait l’avoir fortement émue.

L’ange de la pitié allait-il l’emporter sur le dieu de la vengeance ?

Non sans doute…

Quelque vision funèbre, une tragique évocation des heures terribles, irréparables, avait dû surgir devant la comtesse. Ses traits un instant détendus exprimèrent une résolution frénétique… inébranlable… tandis que ces mots lui échappaient :

– Il faut qu’il meure, oui, il le faut ! Je le veux. Et c’est moi qui le frapperai !…

Mais voilà que deux chérubins apparaissent soudain dans l’entrebâillement de la porte qui s’est ouverte sans bruit.

Embarrassés dans leurs longues chemises blanches, Jeannot et le môme Réglisse, envoyés par Jacqueline, Vallières et Roger qui sont restés dans l’antichambre, s’avancent sur la pointe de leurs pieds nus… vers la femme en noir… toujours prostrée dans sa méditation funèbre.

Jeannot interloqué s’arrête, mais le môme Réglisse, qui discrètement s’est effacé, l’encourage d’un geste énergique. Les bras tendus, l’enfant s’avance de nouveau :

– Madame, fait-il de sa jolie voix si câline et si tendre. Madame…

Julia Orsini redresse la tête.

En apercevant ce chérubin blond qui lui sourit… elle tressaille… Elle lutte encore, se défendant contre la pitié qui, de nouveau, l’envahit.

Mais Jeannot insiste :

– Madame, dit-il, vous ne voulez pas m’embrasser ?

Oh ! alors, devant cette apostrophe adorable, en face de cette innocence qui ne veut encore savoir qu’aimer… émue par ce regard divin de tendresse et de douceur, Mme de Trémeuse se sent tout à coup transformée.

Comme la veille, deux larmes coulent sur ses joues… Ce ne sont point des larmes de colère… mais des larmes de bonté.

– Viens, mon petit, s’écrie-t-elle en attirant contre elle le fils de Jacqueline.

Le petit enfant a remporté une victoire qui eût semblé impossible au bon Dieu !

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