II Diana, Moralès et Cie

Étendue, ou plutôt prostrée sur un banc rustique, au fond d’une pièce voûtée, où le jour pénétrait par une sorte d’œil-de-bœuf hors de portée et garni de solides barreaux de fer, une jeune femme, dont le visage reflétait une expression de stupeur profonde, laissait errer autour d’elle un regard profondément douloureux.

C’était Jacqueline Aubry, qui venait de reprendre connaissance.

Ne saisissant pas bien, tout d’abord, la réalité, elle voulut se lever, se diriger vers une porte massive… à l’énorme serrure toute neuve et visiblement fermée du dehors…

Mais… elle n’en eut pas la force… Elle retomba sur le banc… et, comme elle voulait appeler, sa voix s’étrangla dans sa gorge en proférant cette phrase qui se termina en un déchirant sanglot :

– Je suis prisonnière !…

Tout de suite, une question d’autant plus tragique qu’elle se sentait incapable d’y répondre, se posa à son esprit :

– Pourquoi ?

Se souvenant à présent de toutes les péripéties de son enlèvement, elle se demandait :

– Oui, pourquoi cette demoiselle Verdier envers laquelle je n’ai jamais eu que de bons procédés et qui, elle-même, ne m’a jamais témoigné que beaucoup de déférence et de sympathie, m’a-t-elle attirée dans un aussi odieux guet-apens ?… Je suis pauvre… on ne peut donc rien espérer de moi… Je ne vois pas… je ne comprends pas…

Mais bientôt un nom s’échappa de ses lèvres :

– Judex !

Et la fille du banquier, envahie d’une torpeur irrésistible, se demandait :

– Si c’était lui qui m’avait fait conduire ici ? Si poursuivant jusqu’au bout son œuvre de vengeance implacable, après avoir endormi ma défiance par l’envoi de ces deux pigeons et de cette lettre où il se déclarait mon protecteur, il avait pris l’institutrice de mon fils pour complice ? Qui sait si ce n’est pas grâce à cette femme qu’il a pu frapper mon père ?

Incapable de soupçonner César de Birargues d’une pareille félonie, s’exaltant à ces soupçons terribles qui n’étaient pas loin de devenir pour elle la plus atroce des certitudes, Jacqueline cherchait à reconstituer dans son cerveau enfiévré toute la suite des événements tragiques qu’elle venait de traverser.

Ressuscitant en elle un tas de détails qu’elle avait jusqu’alors négligés, elle en arriva à conclure qu’elle était à son tour la victime de Judex et que Marie Verdier n’était que l’exécutrice des volontés de ce terrible et mystérieux personnage.

De nouveau, elle trembla pour son enfant.

– Mon petit Jean adoré ! s’écria-t-elle, en un accès de navrant désespoir… Ils vont me le prendre aussi… Car, je le sens, rien ne pourra désarmer ce bourreau… Rien ! pas même un innocent, pas même le regard d’un ange, pas même le sourire d’un enfant !… Qui te défendra, mon chéri, contre les attaques de nos ennemis ? Que ne suis-je près de toi pour te protéger !… J’aurais dû te garder à mes côtés ! Mon Dieu ! c’est effroyable… Je ne croyais pas qu’il y eût au monde de pareilles souffrances… Pourquoi me les avoir imposées… à moi qui n’ai jamais fait le mal…, à moi qui n’ai jamais été heureuse…, à moi qui suis prête à sacrifier pour mon petit mon dernier souffle de vie ?…

« Oui, mon Dieu, si, dans votre justice, vous avez décidé que moi aussi je devais expier les fautes de mon père, frappez-moi… sans pitié… Mais que votre colère s’arrête là… Ne soyez pas aussi cruel que le Jehovah des Juifs… Ne nous poursuivez pas jusque dans la troisième génération. Par pitié, épargnez mon enfant !…

Et, glissant à genoux sur le sol… la tête courbée… les mains jointes, elle pria de toutes les forces de son âme bouleversée, et jamais supplication plus ardente ne jaillit d’un cœur maternel…

Mais une fièvre intense s’était emparée d’elle… Quand elle se releva, elle était toute frissonnante… La soif lui desséchait les lèvres… Sur une lourde table de bois… comme on en voit à la campagne… il y avait une carafe d’eau… et un verre, que la jeune femme n’avait pas encore remarqués… Elle but à larges traits… avidement, quelques gorgées…

Presque aussitôt, une détente bienfaisante se produisit en elle. Ses larmes se remirent à couler, en même temps qu’une torpeur de plus en plus envahissante la ramenait vers le banc où elle se laissa choir ; et, brisée, meurtrie, mais calmée, apaisée, elle s’endormit en murmurant en un vague sourire fait d’un intuitif et inconscient espoir :

– Mon Jeannot… mon bien-aimé !

Quelques instants après… la porte s’ouvrait sans bruit… laissant apercevoir la silhouette de Diana Monti et de Moralès.

– Elle dort, fit celui-ci à voix basse.

– Oui, répliqua l’aventurière ; et elle n’est pas près de se réveiller… car j’ai un peu forcé la dose… Mieux vaut qu’elle ne nous voie pas… Cela nous évitera des explications ennuyeuses. Allons, tout va bien. D’ailleurs, ton ami a dû recevoir notre télégramme et ne saurait tarder !

Et elle ajouta, sarcastique, mauvaise :

– Laissons cet ange reposer en paix !

Après avoir soigneusement refermé la porte du caveau, les deux complices regagnèrent le rez-de-chaussée d’une petite villa qui s’élevait à l’orée de la forêt de Chevilly (Seine-et-Oise), un peu en retrait de la route si pittoresque qui va de Médan à Vernouillet.

Suffisamment isolée, elle servait de retraite au couple de bandits qu’étaient Diana et Moralès, chaque fois qu’à la suite d’aventures un peu trop corsées, il attirait sur lui l’attention de la police. Hâtons-nous de dire que, grâce à leur audacieuse adresse autant qu’aux précautions prises, ils avaient toujours réussi à échapper à toutes recherches.

Une fois au salon, meublé et décoré avec une élégance quelque peu tapageuse et dont les deux larges fenêtres formant baie donnaient sur un jardin superficiellement entretenu, Diana s’installa dans un rocking-chair et, allumant une cigarette, elle dit à son amant qui, le front collé aux vitres, semblait guetter l’arrivée d’un personnage impatiemment attendu :

– Tu m’as bien comprise… n’est-ce pas ?… Je puis compter sur toi ?

– Oui, oui, c’est entendu… mais ne crains-tu pas que notre ami ne trouve que nous allons un peu fort ?

L’ex-institutrice eut un haussement d’épaules méprisant et agacé.

– Mon petit Mora, lança-t-elle d’une voix mordante, tu devrais savoir que je n’aime pas les trembleurs… Et, si tu tiens à ce que nous restions bons amis, j’entends que tu sois un homme comme je te veux… c’est-à-dire… prêt à tout risquer sans peur, et à tout réaliser sans faiblesse.

– Diana… tu sais bien que je me ferais tuer pour toi, s’écria Moralès qui s’était rapproché de sa maîtresse et voulut, passionnément, s’emparer de sa main.

Mais celle-ci l’écarta d’un geste brusque.

– Bas les pattes ! fit-elle. En ce moment, il s’agit d’affaires sérieuses. As-tu bien retenu tout ce que je t’ai dit ?

– Je suis sûre que tu seras contente de moi.

– À la bonne heure !

– Une simple question, tu permets ?

– Parle.

– Une fois délivrée, la fille de ton banquier ne manquera pas de nous accuser.

– Et après ?

– Mais c’est très grave.

– Imbécile…, ricana l’ex-institutrice, nous avons de quoi nous défendre.

– Précise…

– D’abord la lettre de César… et je crois que ça compte…

– Puis ?…

– Je te dirai cela si l’occasion s’en présente.

– Diana, Diana, scanda sourdement Moralès effrayé, jusqu’où veux-tu donc m’entraîner ?

La Monti eut un sourire terrible… Mais elle n’eut pas le temps de répliquer. Une portière se soulevait, laissant apercevoir un singulier valet de chambre qui, sous sa livrée douteuse, dissimulait mal ses allures de bandit, et qui annonça d’une voix grasseyante :

– Le v’là qui arrive !…

En effet, une auto s’arrêtait devant la villa.

– Va lui ouvrir, et fais-le entrer tout de suite, ordonna l’aventurière.

– Bien… « dussèche », accentua le hideux personnage qui disparut aussitôt.

Quelques instants après, il introduisait César de Birargues dans le salon de la villa.

Le « roi du cotillon » était visiblement ému… Non point qu’il regrettât son geste aussi lâche que stupide… Dans l’enivrement de son désir, il n’avait pu mesurer encore toute la bassesse de sa conduite… Mais il était inquiet, très inquiet sur la suite de l’aventure.

Il se demandait s’il allait être éloquent pour convaincre et toucher la jeune femme, et si, devinant l’infâme comédie, elle n’allait pas l’accabler de son mépris…

Mais il était trop tard pour reculer…

D’ailleurs, le sourire de triomphe qui se dessinait sur les lèvres de la Monti et l’air nettement satisfait que s’était composé Moralès, le rassurèrent aussitôt.

– Eh bien, chère amie…, fit César de Birargues en embrassant galamment la main que lui tendait la belle Diana, tout s’est bien passé ?

– Admirablement.

– Elle est ici ?

– Elle est ici.

– Elle ne se doute pas, au moins, que je suis d’accord avec vous ?

– En rien…, affirmait Diana. L’affaire a été menée si rapidement que la chère enfant n’a même pas eu le temps de se reconnaître… En ce moment, elle dort paisiblement, en attendant que son prince Charmant vienne la réveiller.

– Vous êtes non seulement des gens très habiles, mais aussi des amis très sûrs…, remerciait sottement le beau César.

Et prenant cinq billets de mille francs dans son portefeuille, il ajouta :

– Voici le reliquat de la somme convenue… Maintenant, conduisez-moi auprès de la belle…

– Un instant ! fit Moralès stimulé par le regard expressif de sa maîtresse.

– Pourquoi, un instant ? questionna vivement le jeune de Birargues.

– Les frais ont été plus considérables que je ne le pensais…, développait cyniquement le rasta. Ce n’est pas tout ; nous courons de gros risques… nous avons dû nous assurer des complicités très coûteuses. Il me faut encore dix mille francs si vous voulez que je vous livre votre captive.

– Dix mille francs ! répéta César ahuri par cette complication imprévue.

– C’est à prendre ou à laisser…, conclut froidement Moralès.

M. de Birargues eut un frémissement de rage. En un seconde, la lumière s’était faite dans son esprit.

– Je suis roulé…, se dit-il au comble de la rage.

Puis tout haut, il reprit d’un air de dignité offensée :

– Vous êtes deux gredins !

– Marquis !

– Oui, deux gredins… et je vous donne cinq minutes pour remettre Mme Jeanne Bertin en liberté… sinon, je vais immédiatement porter une plainte au procureur de la République.

– Une plainte ! Contre qui ? interrogeait ironiquement Diana.

– Contre vous deux.

– Et ça ? fit Moralès, en mettant sous les yeux de César la lettre que celui-ci lui avait si imprudemment adressée la veille :

Mon cher baron,

Comme convenu, je vous envoie ci-joint un chèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Je vous remettrai pareille somme… à la livraison.

Très cordialement vôtre.

CÉSAR DE BIRARGUES.

En relisant cette missive, à laquelle, en l’écrivant, il n’avait accordé aucune importance, le jeune snob comprit l’effroyable guêpier dans lequel il était tombé.

Pâle de fureur, secoué d’une sorte de frisson nerveux, il eut un geste de menace comme pour se jeter à la gorge du baron de pacotille, du rasta sans scrupules qui l’avait si impudemment floué.

– Canaille ! hurla-t-il. Tu vas me rendre cette lettre… ou bien…

– Viens la prendre…, riposta flegmatiquement Moralès, en sortant un browning de la poche de son veston.

Puis il ajouta… conciliant… ironique :

– Mon cher marquis, si vous ne voulez pas être inquiété vous-même… je vous engage à ne pas mêler la police à nos affaires… Si vous êtes à court d’argent, nous vous donnerons tout le temps nécessaire pour vous exécuter… N’avons-nous pas un otage ?

– C’est bien, riposta César, d’une voix sifflante… Attendez-moi ici… le temps d’aller à Paris et d’en revenir… et je vous rapporte la somme.

– À la bonne heure ! ponctua Moralès.

Et Diana, qui avait appuyé sur le bouton d’une sonnette électrique, dit au valet de chambre dont l’horrible silhouette apparaissait dans l’entrebâillement de la porte :

– Crémard, reconduisez M. le marquis jusqu’à sa voiture !

– Diana…, fit Moralès, lorsque César eut disparu… es-tu contente de moi ?… Ai-je bien récité ma leçon ?

– Pas mal !… Pas mal du tout ! reconnut l’aventurière qui, le regard perdu dans une mystérieuse et sombre rêverie, ajouta : Décidément, je commence à croire que je ferai quelque chose du petit Moralès !

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