III Au bord bu gouffre

En quittant le village de Loisy, la voiture d’ambulance qui emportait Jacqueline toujours inanimée, au lieu de reprendre la route de Paris, s’était engagée sur la route qui suit les bords de la Seine jusqu’à Meulan, tournant le dos à la capitale…

Un peu avant d’arriver à Bonnières, la voiture s’arrêta.

L’infirmier qui se trouvait sur le siège à côté du wattman se retourna vers l’infirmière demeurée auprès de Jacqueline, et lui demanda :

– Tout va bien ?

– Oui…, répondit une voix impérieuse…

– Tu tiens toujours à ce que nous allions jusqu’au moulin ?

– Plus que jamais.

– C’est que moi j’aimerais mieux…

– Fiche-moi la paix… et en route.

Tout en embrayant, Crémard se prit à grasseyer :

– Pas de bonne humeur, ce matin, la patronne… Pourtant, elle devrait plutôt être à la rigolade !… car, vrai, on en a mis !…

Et tandis que Moralès, songeur, se taisait, Crémard poursuivit :

– Pour du beau travail, c’est du beau travail ! Ah ! elle s’y connaît, la sœur… et avec elle, pas moyen de tirer au flanc !… Faut se patiner… Elle vous met le feu au ventre… C’est une gaillarde !

Diana, en effet, venait de tenter et de réussir un de ces coups d’audace digne des plus grands criminels des temps passés, présents et futurs.

Aussitôt reçu le coup de téléphone du docteur Pop qu’elle avait envoyé aux renseignements à Loisy et qui lui avait textuellement répété l’entretien qu’il venait d’avoir avec Marianne, l’aventurière avait pris sa décision.

– Moralès, avait-elle ordonné… Va tout de suite trouver Crémard… Il est sûrement à son hôtel… Dis-lui qu’il me faut une voiture d’ambulance automobile… à ma porte avant une heure d’ici.

– Avant une heure… Mais il me semble que tu lui demandes là…

– C’est un débrouillard, lui, et je suis certaine qu’il se tirera d’affaire. Toi… tu reviendras aussitôt près de moi…

– Je serais curieux de savoir…

– Il faut que nous soyons à Loisy avant onze heures du matin… Là, es-tu content ? Et maintenant, file… nous n’avons pas une seconde à perdre.

Moralès avait exécuté ponctuellement les instructions de sa maîtresse.

Crémard, toujours prêt à ce genre de besogne, avait promis d’être exact…

En effet, à dix heures sonnant, il se trouvait à la porte de Diana sur le siège d’une ambulance automobile qu’il avait été « emprunter », suivant son expression, dans un garage de Passy où, depuis longtemps, il avait su se ménager ses petites et grandes entrées.

Tandis que Moralès, en infirmier, s’installait à ses côtés, Diana, en infirmière, prenait place à l’intérieur…

Et c’était bien cette voiture qui, devançant d’un quart d’heure celle de l’hôpital Beaujon, avait emporté Jacqueline.

Encore une fois, les bandits s’étaient emparés de la malheureuse…

La voiture, toujours à une allure très rapide, suivait la route de Mantes à Bonnières.

Un peu avant d’arriver devant le château des Sablons, l’ancienne propriété du banquier Favraut, Crémard ralentit considérablement sa marche… pour s’engager dans un petit chemin qui aboutissait directement au vieux moulin de Kerjean.

L’auto s’arrêta en face de la cour envahie par les ronces et les mauvaises herbes… Crémard, l’air gouailleur, cynique et Moralès, légèrement pâle et visiblement ému, sautèrent à bas du siège… et, après avoir rejoint Diana, qui avait déjà quitté l’ambulance, descendirent sur son brancard Jacqueline qui, toujours inanimée, semblait déjà frôlée par la mort.

– Prends-la et emporte-la où je t’ai dit, ordonna l’aventurière.

Moralès saisit la jeune femme dans ses bras… et, traversant la cour, il s’engagea dans un escalier en bois vétuste et dont la rampe était à moitié brisée.

Pénétrant dans une chambre du premier étage, triste, froide, abandonnée, il déposa son fardeau sur le vieux banc de bois oublié qui en formait l’unique mobilier.

Diana se pencha vers elle, écoutant son souffle.

Alors, elle murmura férocement :

– J’espérais qu’elle « passerait » en route… Mais non… elle respire, elle est encore vivante… Tant pis… nous allons employer les grands moyens.

Suivie de son amant, elle passa dans la pièce voisine…

C’était une sorte de petit grenier qui avait dû jadis servir de resserre aux sacs de farine.

Elle se pencha vers une trappe qu’elle souleva et qui découvrit une assez large excavation donnant sur le fleuve qui coulait très profond à cet endroit en un bruit de remous sinistre.

Puis, sans prononcer un mot, elle referma la trappe et revint vers Jacqueline, toujours accompagnée de Moralès qui observait avec une inquiétude sans cesse grandissante tous les faits et gestes de sa maîtresse.

– Moralès, attaqua celle-ci, après avoir lancé un regard terrible à Jacqueline, dont l’accablement aurait dû inspirer de la pitié au bourreau le plus cruel et le moins pitoyable.

Mais remarquant la pâleur de son complice, elle s’écria :

– Qu’est-ce que tu as encore ?

– Diana, fit le misérable, pourquoi m’as-tu conduit dans ce moulin ?

Brutalement, l’aventurière répliquait :

– Parce que… je l’avais remarqué lorsque j’étais institutrice au château des Sablons. Je comptais m’en servir plus tard pour supprimer Favraut quand le moment en serait venu. J’ai pensé qu’il nous serait très utile pour nous débarrasser de sa fille… Je ne vois donc pas pourquoi tu fais en ce moment une tête pareille… Tu es plus blanc, qu’un linge… C’est à se demander vraiment si tu as du sang dans les veines !

– Songe à tout ce que me rappelle cette maison, reprenait le fils de Kerjean… Mes parents… mon enfance… On était heureux chez nous…

– Une romance… Oh ! non, très peu, mon petit Mora… tu devrais savoir que je n’aime pas ce genre de musique-là !

– Diana !

– Fiche-moi la paix… Nous ne sommes pas ici pour nous attendrir sur le passé… mais pour veiller au présent. Cette femme nous gêne… finissons-en avec elle une bonne fois pour toutes !

En un geste tout de barbarie cynique infâme, la Monti, s’emparant d’un couteau à virole qu’elle tenait caché dans son corsage, l’arma au cran d’arrêt et le passa à Moralès en lançant cette affreuse parole :

– Travaille !

Mais Moralès, en un sursaut de révolte, repoussa la main de Diana qui ordonna sur un ton impérieux dominateur… avec lequel, souvent, elle était venue à bout des scrupules de son associé :

– Allons, frappe !… Nous nous débarrasserons du corps en le jetant par la trappe ! Voyons… c’est simple comme bonjour. Qu’est-ce que tu attends ?

Moralès hésitait toujours.

Cédant à la violente colère qui, depuis un moment bouillonnait en elle, la Monti s’écria :

– Toi, si tu flanches… prends garde !

Tout à coup, le fils de Pierre Kerjean se transforma. Une flamme d’indignation s’alluma dans ses yeux. Saisissant la main de l’aventurière qui tenait le couteau dans ses doigts crispés, il s’écria :

– Diana, je ne tuerai pas cette femme… Surtout ici, dans cette maison où je suis né… dans cette chambre qui était celle de mes parents… où est morte ma mère…

– Alors…, rugit la misérable, laisse-moi faire la besogne moi-même.

– Non, non, tu m’entends… pas ici… je ne veux pas… je te le défends…, clamait Moralès, en resserrant son étreinte.

– Laisse-moi… laisse-moi…, grinçait Diana, l’écume aux lèvres.

– Lâche ce couteau.

– Non.

– Diana !

– Je n’ai pas peur de toi.

– C’est ce que nous allons voir.

Une lutte sauvage s’engagea entre les deux amants…

Tandis que Moralès s’efforçait de la désarmer… Diana, véritable furie déchaînée, cherchait à le mordre au poignet, au visage… et c’étaient des cris rauques, mêlés d’ignobles injures, véritable bataille de fauves, acharnée, atroce…

Les deux bandits qui s’étreignaient furieusement, roulèrent sur le plancher, lorsque la porte s’ouvrit toute grande livrant passage à un vieillard encore robuste… qui lança d’une voix éclatante, tout en séparant brusquement les deux combattants :

– Je suis l’ancien propriétaire de cette maison que vous ne souillerez pas d’un crime.

Et dominant Diana et Moralès qui, à cette intervention inattendue, s’étaient séparés et le considéraient avec stupeur, il ajouta :

– Je m’appelle Pierre Kerjean !

À cette révélation, tandis que la Monti courait s’enfermer dans le grenier voisin. Moralès, en proie à une indicible épouvante, murmurait d’une voix morte :

– Mon père !

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