I Est-ce un crime ?

– Messieurs, j’ignore qui vous êtes, et je ne veux pas chercher à le savoir… Non contents de me sauver, vous m’avez vengé de celui qui m’a pris l’honneur, qui a détruit mon foyer… Cela me suffit pour que je vous appartienne corps et âme… Disposez de moi… Je veux être votre serviteur… au besoin, votre esclave.

C’est en ces termes que le vieux Kerjean, en sortant de la cellule de Favraut, avait remercié Judex et son frère.

Judex lui avait tendu la main et lui avait dit :

– Je veux que vous soyez notre ami.

Tremblant de la plus forte émotion qu’il eût peut-être jamais ressentie, le vieux forçat libéré, saisissant la main qui, si généreusement, s’offrait à lui, la porta jusqu’à ses lèvres en disant :

– Merci !

Mieux que de longues phrases, cette simple expression de son infinie gratitude prouvait à Jacques et à Roger qu’ils avaient trouvé dans l’ancien meunier des Sablons, l’homme capable de se faire hacher au besoin pour défendre la porte de son maître. Et c’était avec la plus parfaite sérénité que, pendant leur absence du Château-Rouge, ils lui avaient confié la garde de leur prisonnier…

Kerjean s’était acquitté de sa tâche avec un scrupule qui se doublait de l’âpre joie de voir l’homme qu’il exécrait le plus au monde, livré à un châtiment si terrible.

Plusieurs fois par nuit, il se relevait, quittant la chambre qu’il occupait dans les souterrains près de la geôle du banquier, écoutant avec avidité la respiration, les plaintes de l’emmuré… Chaque matin, il se levait de très bonne heure… pénétrait dans le laboratoire de Judex, faisait manœuvrer le miroir métallique et regardait Favraut, qui, dans un coin de son cachot, telle une bête traquée, semblait compter les minutes de plomb… les heures d’éternité.

Un matin… Kerjean prit au hasard un livre qui se trouvait sur la table de Judex.

Comme il l’ouvrait, une carte-album s’en échappa. C’était la photographie de Jacqueline que Judex, surpris sans doute par son frère, avait placée dans ce volume, et avait oublié de remettre ensuite dans sa cachette.

– Quelle est cette jolie personne ? se demandait Kerjean, intrigué, et même captivé par l’expression de bonté charmante et de touchante mélancolie que révélaient les traits de Jacqueline.

Et regardant de plus près cette image, toute de grâce radieuse et d’inaltérable pureté…, il se prit à murmurer :

– C’est étrange… On dirait qu’on a pleuré sur ce portrait.

Et il le garda entre ses mains… comme s’il se sentait attiré vers cette jeune femme inconnue par une de ces irrésistibles sympathies qui naissent tout à coup sans qu’on sache ni comment, ni pourquoi et qui réveillent les affections mortes dans des cœurs que l’on pourrait croire à jamais flétris…

Kerjean, très intrigué, se demandant : « Quelle est cette femme ? », venait de serrer le portrait dans le volume… lorsque la porte secrète qui donnait accès à l’escalier de fer s’ouvrit, livrant passage à Jacques et à son frère.

– Tout s’est bien passé ? interrogea aussitôt Judex.

– Très bien, monsieur, répliqua Kerjean.

– Le prisonnier ?

– De plus en plus prostré.

Judex s’en fut jeter un coup d’œil au miroir ; puis il revint vers Kerjean tout en disant d’une voix étrange :

– Il peut vivre longtemps ainsi !…

Et comme s’il avait hâte de chasser de son esprit la pensée de celui dont il s’était fait le juge, il dit à l’ancien meunier sur un ton plein de cordialité :

– Kerjean, êtes-vous heureux ?

– Oui, monsieur, car maintenant, grâce à vous, l’espoir est revenu en moi…

– Mon frère s’est déjà occupé de votre fils…, reprenait Judex.

– Ah ! que vous êtes bon !

Roger expliquait :

– Je n’ai rien encore de précis à vous dire… Mais courage et confiance… Nous vous le rendrons certainement !

– Oui, nous le sauverons…, affirmait Judex avec énergie.

Violemment ému, le forçat libéré regardait Jacques et Roger avec une sorte de ferveur religieuse.

– Vous êtes bons, vous autres ! fit-il… Il n’y a pas en vous que de la justice… mais un sentiment profond de fraternité humaine… Et moi qui ne croyais plus en rien, parce qu’il n’y avait plus en moi que de la haine, je me reprends à être meilleur puisque je m’aperçois, par vous, qu’ici-bas on peut encore trouver de l’amour !

Kerjean s’arrêta un moment… Puis, encouragé par l’attitude bienveillante des deux frères à son égard, le pauvre vieux, s’abandonnant tout à fait, reprit :

– Je voudrais bien revoir mon vieux moulin où mon fils est né, où ma femme est morte… Ce n’est pas très loin d’ici… Il me semble que maintenant que vous avez fait renaître l’espoir en moi, cela me ferait du bien… de me retrouver dans cette maison où j’ai laissé mon âme… de m’asseoir un instant auprès de la roue silencieuse et de rêver qu’ils sont encore là, le petit et sa maman, et que je vais les voir apparaître tous les deux…

– Allez, mon bon Kerjean, allez, autorisait Judex.

– Quand cela ?

– Quand vous voudrez !

– Tout de suite, vrai, vous me permettez ?

– De grand cœur.

– Je serai revenu ce soir.

– Ne vous inquiétez pas, Kerjean… Partez, mon ami…

Et l’ancien meunier s’en fut tout joyeux ; son bâton à la main… tandis que dans ses yeux semblait déjà passer l’image de ce vieux coin de campagne où jadis avait fleuri puis s’était flétri si vite son paisible bonheur.

– Quel brave homme ! dit Roger à son frère. Tu l’avais bien jugé… Nous pouvons avoir confiance en lui. Il ne nous trahira pas.

Mais Judex n’écoutait plus son frère… D’une main qui semblait distraite et qui, en réalité, était guidée par la plus forte volonté, il avait entrouvert le volume… et considérait le portrait de Jacqueline… longuement, saintement… avec une intraduisible expression d’adoration sans mélange, d’admiration sans limites…

Et ce n’était pas l’amoureux qui contemplait tendrement, voluptueusement la femme aimée : on eût dit plutôt le religieux en extase devant l’image d’une sainte.

Roger, après avoir jeté un regard furtif vers Jacques, s’était discrètement retiré dans un des angles du vaste laboratoire… Installé dans un fauteuil, il avait pris dans la poche de son veston un journal du matin et en commençait la lecture lorsque tout à coup une exclamation lui échappa :

– Frère !

– Qu’y a-t-il ? fit Judex.

– Écoute ce que je viens de lire en deuxième page, aux faits divers :

Est-ce un crime ? À Loisy-sur-Seine, deux petits garçons retirent du fleuve une femme en deuil… Madame Jeanne Bertin…

– Que dis-tu ? s’écria Judex, qui, prenant le journal des mains de son frère, achevait l’article qui se terminait ainsi :

Jeanne Bertin, institutrice à Paris… La malheureuse, encore dans le coma, n’a pu être interrogée.

– C’est affreux !… s’écria Judex d’une voix que l’émotion étranglait. Ainsi, il a suffi que nous nous absentions quarante-huit heures, pour que cette infortunée que je croyais avoir sauvée… fût encore victime d’un abominable attentat. Quels sont les gens assez misérables, assez ignobles pour s’acharner après cette innocente et noble créature ? Les mêmes sans doute qui ont voulu la livrer à César de Birargues et qui, pour se débarrasser de leur victime, ont lâchement résolu sa mort !

Magnifique d’indignation, terrible de colère, Judex, beau comme l’archange qui terrassa le démon, s’écria d’une voix frémissante :

– Il faudra donc que je les écrase, eux aussi… les bandits !… Mais pour ceux-là, pas de pitié… pas de circonstances atténuantes… la mort… Roger, tu m’entends, n’est-ce pas ?… La mort… la mort !…

Et, avec une sorte d’exaltation mystique, il poursuivit :

– Il faut que j’aille à son secours à elle… Peut-être pourrai-je la sauver ?… Dieu, qui a fait le miracle de ressusciter Kerjean pour le faire servir à nos desseins, ne voudra pas qu’elle meure. Car ce serait effroyable… Oui… Il me semble que nous aurions tous deux sur la conscience le meurtre de cette innocente… Notre œuvre si haute, notre geste de justice sacrée en demeureraient à jamais ternis d’une tache ineffaçable… Il faut donc à tout prix, que, désormais, elle soit à l’abri de toute attaque, exempte de tout danger… Écoute-moi, Roger… tu vas rester ici… tu vas m’attendre… Je te téléphonerai… bientôt… Au revoir !

– Comme tu l’aimes ! s’écria Roger en s’emparant des mains de son frère, toutes brûlantes de fièvre.

– Tais-toi…, fit Judex au comble de l’émotion.

– Frère… je te connais…, reprenait Roger… Je te sais l’âme trop haute pour redouter de ta part la moindre défaillance… Oui, tu seras fidèle au pacte de vengeance… et au serment sacré !… Cependant… laisse-moi te dire un mot… un seul…

– Parle !

– Que l’amour que t’a inspiré la fille ne te fasse jamais oublier l’horreur que doit nous inspirer le père…

– Rassure-toi… s’écria Judex, en attirant son frère dans ses bras… Et puisque tu as lu en mon cœur, laisse-moi te dire à mon tour : ne crains rien. Je ferai mon devoir… rien que mon devoir… quand je devrais m’arracher le cœur… J’ai juré…

Et s’échappant, après une longue étreinte, des bras de son frère, Judex disparut par la porte secrète et escalada nerveusement les degrés de l’échelle de fer, tout en murmurant :

– Je veux qu’elle vive ! Elle vivra !

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