I Les angoisses de Cocantin

Cocantin, en l’attente du retour de sa dulcinée, était demeuré sur le port, en proie à une inquiétude qui, à mesure que le temps passait, s’était transformée peu à peu en la plus lancinante des angoisses, surtout quand il avait vu l’Aiglon s’éloigner de la rade en une rapide et silencieuse manœuvre.

– Ah ! çà, se disait-il, qu’a-t-elle bien pu devenir ? Elle a beau nager comme un poisson… qu’est-ce que je dis, mieux qu’une sirène… mieux qu’une ondine… il est matériellement impossible qu’elle ait pu suivre ce bateau qui, ayant le vent arrière, marche à une vitesse accélérée. Pourvu qu’elle n’ait pas eu un accident… Une crampe, un étourdissement… cela suffit pour provoquer une catastrophe irréparable. Si un pareil malheur était arrivé à cette chère Daisy, je ne m’en consolerais jamais. Car ce serait de ma faute, absolument de ma faute. Pauvre petite Daisy !

Mais bientôt un trait de lumière, véritable rayon d’espérance, se faisait dans l’esprit de Prosper.

– Parbleu !… songeait-il, accomplissant jusqu’au bout sa mission, elle aura voulu voir ce qui allait se passer à bord de ce navire… et elle aura certainement trouvé moyen, adroite comme elle l’est, de s’y faufiler sans que personne ne remarque sa présence.

Ainsi qu’on le voit, le directeur de l’Agence Céléritas avait deviné juste.

Cette fois son flair ne l’avait pas induit en erreur.

Mais à peine cette pensée s’était-elle installée en lui que son anxiété prit une forme encore plus aiguë.

– Voyez-vous, prévoyait-il, qu’ils l’emmènent ainsi jusqu’aux Indes ou en Amérique. Elle, qui n’a pour tout vêtement qu’une chemise américaine. La malheureuse !

Tout de suite il ajouta :

– Ce qu’elle doit avoir froid !

Considérant les vêtements de Miss Daisy Torp qu’il avait gardés devant lui, Cocantin s’écria avec un accent de naïveté exquise :

– Si seulement je pouvais lui faire parvenir tout cela ! Ah ! la pauvre petite Daisy… la pauvre petite !

Et, tout grelottant lui-même, il se mit à arpenter le quai… en battant la semelle et grommelant sur un ton de désespoir :

– Mes parents ont été bien coupables de ne pas m’apprendre à nager. Sans cela je serais avec elle… au lieu de rester là à me morfondre… à me geler… Il fait un froid de canard !… On a beau dire que dans le Midi il fait toujours très chaud. Quelle légende ! Aussitôt que le soleil disparaît, on sent un petit « frisquet » qui vous tombe sur les épaules… la nuit surtout… Brou… j’ai beau marcher pour me réchauffer… je suis transi… littéralement transi… Ma pauvre petite Daisy, qu’est-ce qu’elle doit prendre pour son rhume ?

Poussant un sonore et large éternuement, Cocantin ajouta :

– En fait de rhume, je crois que c’est moi qui en tiens un… Ah ! quelle nuit… mes amis… quelle nuit !… Je serais rudement mieux dans mon lit. Quand on pense que j’étais venu là pour un rendez-vous d’amour… Il est joli le rendez-vous… Atchoum !… atchoum !… Ça y est… je suis pincé… Demain, mon nez coulera comme une fontaine. Me voilà frais !

Or, ce que notre excellent Prosper redoutait par-dessus tout, c’était le coryza.

Pour lui, cette affection devant laquelle les médecins les plus célèbres ont dû reconnaître leur impuissance et qui tient victorieusement en échec toute la science passée, présente, et probablement future, prenait les proportions d’un désastre irréparable.

Sans doute le microbe subtil qui a échappé si astucieusement à toutes les attaques des savants trouvait-il dans le nez de Cocantin un de ces asiles à la fois spacieux et sûrs où l’on peut, en toute sécurité, fonder un foyer important et y perpétuer une nombreuse famille.

Toujours est-il qu’il savait profiter de l’hospitalité généreuse bien qu’involontaire que lui offraient les cavités nasales de Prosper… si bien que, pendant plusieurs semaines, l’infortuné successeur du sieur Ribaudet semblait transformé en une fontaine Wallace dont l’incessant épanchement lui coûtait quotidiennement une bonne demi-douzaine de mouchoirs.

– Atchoum !… atchoum !… éternuait obstinément Cocantin, me voilà encore empoisonné… C’est inouï ! Ah ! çà, qu’est-ce que font donc les médecins ?… Dire qu’il n’y en a pas un seul qui ait encore réussi à nous débarrasser de ce mal abominable ! Quel nouveau Pasteur nous délivrera un jour de ce fléau ? Je ne suis pas riche, mais je donnerais bien… Atchoum !… une pièce de dix mille francs… Atchoum !… à celui qui trouvera le moyen d’en finir avec le coryza… Atchoum ! Saleté de saleté ! C’est dégoûtant !

Et voilà que, pour comble de malheur, une saute de vent, décoiffant Cocantin, envoya sa casquette rouler dans la mer, découvrant son crâne qu’adornait une précoce calvitie.

– Allons, bon ! s’écria-t-il, il ne manquait plus que ça ! Je vais en pincer un qui ne va pas durer trois semaines, mais six mois. Atchoum ! atchoum !

En un geste d’instinctive protection, Cocantin, de plus en plus désemparé, enfonça sur sa tête le joli toquet que miss Daisy lui avait confié.

Comme le vent redoublait, notre Prosper, après s’être cravaté avec les fins bas de soie de sa fiancée, n’hésita pas à endosser le vêtement de fourrures qu’avant de se jeter à la mer elle avait remis entre ses mains.

Et ce fut affublé ainsi qu’il continua à faire les cent pas sur la jetée, grelottant, éternuant, geignant, grognant, s’arrêtant pour sonder inutilement l’horizon nocturne avec sa lorgnette… mais bien décidé cependant à demeurer là jusqu’au retour de sa chère fiancée.

Vers le petit jour, il vit arriver vers lui un jeune homme accompagné d’un petit garçon… qui, dès qu’il l’aperçut, se précipita vers lui en criant :

– Non, mais alors, mon vieux Coco… v’là maintenant que tu te fringues comme une bergère. Laisse-moi te « zieuter », que je voie un peu comme t’es bath.

Et le môme Réglisse, en une pose d’admiration comique, se mit à contempler l’excellent Prosper qui, dans son accoutrement aussi étrange qu’improvisé, n’eût pas manqué de remporter un succès complet de fou rire dans un de ces défilés carnavalesques dont la Côte d’Azur a le secret.

Roger de Trémeuse, qui les avait rejoints, malgré l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de son frère, ne put réprimer une exclamation de joyeux étonnement.

– Ah ! çà, mon cher monsieur Cocantin, fit-il… pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de vous déguiser ainsi ? Serait-ce par hasard pour vous livrer à quelque filature ?

– Pas du tout, rectifiait Cocantin en accompagnant sa rectification d’un éternuement sonore. J’ai passé la nuit sur cette jetée, à attendre ma… ma fiancée…

– Votre fiancée ?

– Une charmante Américaine, Miss Daisy Torp… que j’adore et qui m’aime.

– Coco…, observait malicieusement le môme Réglisse, tu nous avais caché cela… Eh ben, vrai, c’est pas chouette.

Le détective poursuivait ses explications.

– Je viens de vivre des heures bien pénibles… bien cruelles… Il fait froid… très froid… Le vent avait emporté ma casquette dans la mer… J’ai vite senti que j’allais m’enrhumer… Alors j’ai pris le parti de me coiffer du chapeau de ma fiancée… et de m’envelopper de ses vêtements.

– Elle s’était donc déshabillée ? observait Roger tout ahuri.

– Mais oui…, affirmait le détective malgré lui.

Et il ajouta avec force :

– Pour se jeter à l’eau… pour suivre à la nage le canot qui emportait monsieur votre frère à bord de l’Aiglon.

– Que voulez-vous dire ?… s’exclama Roger, qui, de plus en plus stupéfait, se demandait si Cocantin n’était pas subitement devenu fou, tandis que le môme Réglisse, précisant sa pensée, s’exclamait avec la franchise gouailleuse qui le caractérisait :

– Non, mais c’est-y que t’es tombé « louf » ? ou bien que ton rhume te tape sur le ciboulot ?

Mais, gravement, Cocantin affirmait :

– J’ai, au contraire, toute ma raison.

Et, prenant cet air solennel qu’il affectait dans les circonstances de sa vie, qu’il qualifiait lui-même de napoléoniennes, il déclara :

– Monsieur Roger de Trémeuse, j’ai d’importantes révélations à vous faire.

Le directeur de l’Agence Céléritas fit au frère de Judex le récit complet, exact et détaillé des événements dont il avait été le témoin pendant la nuit précédente et au cours desquels Miss Daisy Torp avait montré tant de crânerie intrépide et de dévouement désintéressé… scandant naturellement son discours de nombreux éternuements auxquels d’ailleurs, dans le feu de son verbe, il ne prenait plus garde… Il termina par cette phrase, qu’en son for intérieur il jugea digne du Mémorial de son maître :

– Je suis sûr que Miss Daisy Torp aura fait de son mieux… Quant à moi, je regrette de ne pas en avoir fait davantage.

Roger l’avait écouté avec le plus palpitant intérêt.

C’est qu’en effet, à ses yeux, la situation présentait une gravité exceptionnelle.

Quelles que fussent la prudence, l’adresse et la vaillance de son frère, il se demandait si celui-ci, une fois arrivé à bord de l’Aiglon, n’avait pas vu ses propositions refusées et par le banquier et par ceux qui le détenaient en leur pouvoir… et si Diana Monti n’en avait pas profité pour se débarrasser à tout jamais de son si dangereux adversaire.

– Quel que soit le courage de cette jeune femme, je doute, si mon frère a été ou se trouve réellement en danger de mort, qu’elle ait pu efficacement lui venir en aide.

Et son cœur se serrait à la pensée que l’être admirable qu’était Judex avait peut-être succombé au moment où il allait enfin réaliser sa sublime mission d’amour, de clémence et de bonté, lorsqu’un cri enfantin retentit tout près d’eux.

C’était le môme Réglisse qui, s’étant emparé de la lorgnette de Cocantin, inspectait depuis un moment l’horizon et constatait en son jargon spécial dont il n’avait pas encore eu le temps de se corriger :

– Chouette, les aminches ! Vlà un « flottant » (bateau) qui rapplique à la « taule ! »

Vite, saisissant les jumelles, Cocantin regarda à son tour :

– C’est lui, je le reconnais… c’est l’Aiglon… Ils reviennent… Tout va bien… Sauvés… Ils sont sauvés… je suis content… je suis heureux !…

Et l’excellent Prosper se mit à exécuter une danse frénétique à laquelle son accoutrement bizarre donnait une saveur toute particulière.

Mais il n’allait pas tarder à déchanter.

En effet, lorsque l’Aiglon eut jeté l’ancre à une faible distance de la jetée, on vit presque aussitôt un canot se détacher du bord et gagner le môle.

Bientôt, la silhouette de Judex se précisa debout au milieu de la barque.

Tandis que, peu à peu, on distinguait, assis à l’arrière, en une attitude de mélancolie profonde où il semblait entrer encore un vestige de crainte, le banquier Favraut… le père de Jacqueline !

Lorsque les matelots eurent accosté… et amarré le canot au quai, Judex fit un signe à Favraut qui, docilement, le suivit jusqu’à terre.

Alors Cocantin se précipitant vers Judex s’écria :

– Et ma fiancée ?

À ces mots, Judex eut un léger tressaillement.

– Miss Daisy Torp, répondit-il, à laquelle je dois la liberté et même la vie… s’est élancée à la poursuite de Diana Monti qui avait réussi à se jeter à la mer.

– Et elle n’est pas revenue ?

– Non, mais tranquillisez-vous, j’ai laissé là-bas une barque qui croise en ce moment dans les parages… et n’aura pas manqué de recueillir votre vaillante fiancée.

Cocantin, affolé, n’écoutait plus Judex.

Suivi du môme Réglisse, enchanté de prendre part à de nouvelles aventures, il s’était précipité vers le canot, criant :

– Conduisez-moi là-bas, je veux la retrouver, je veux la secourir.

– Faites ce que monsieur désire…, ordonna Judex au capitaine Martelli, qui était resté dans la barque.

Et, tandis que les matelots de l’Aiglon s’éloignaient vers la gare à force de rames, Favraut, encadré de Judex et de son frère, gagnait la villa de Trémeuse.

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