III Rédemption

– Que s’est-il donc passé ? interrogeait Judex.

Jacqueline expliquait :

– Mon père semblait très ému et très heureux de nous avoir retrouvés, mon Jeannot et moi. Il avait commencé à nous parler… à nous interroger… Puis, s’asseyant sur le canapé, il avait pris son petit-fils dans ses bras, lorsque je l’ai vu pâlir… Ses yeux se sont révulsés, sa tête a oscillé, et il est tombé à la renverse et il est demeuré là, immobile… glacé… sans que j’aie pu, malgré tous mes efforts, le rappeler à la vie.

Et Jacqueline Aubry ajouta à voix basse, le regard agrandi par l’épouvante :

– J’ai peur… oui, j’ai peur qu’il ne soit mort !…

Judex s’approcha du banquier, écarta doucement l’enfant qui ne cessait de répéter :

– Grand-papa… c’est moi, c’est ton petit Jean, réponds-lui.

Puis, se penchant vers le corps inanimé, il écouta si le cœur battait encore.

– Ce n’est qu’un évanouissement, annonça-t-il au bout d’un bref instant. Rassurez-vous, madame, votre père vivra. Je ne vous l’aurai pas rendu pour qu’il vous soit repris de nouveau. Attendez-moi une minute, je reviens et, je vous en prie, rassurez-vous… il n’y a pas lieu pour vous d’avoir la moindre inquiétude.

Judex s’éloignait, Jacqueline avait saisi les mains de son père et s’efforçait de les réchauffer dans les siennes.

Quant au petit Jean, il s’était réfugié auprès de Mme de Trémeuse qui l’avait pris sur ses genoux et s’efforçait de le rassurer et de le consoler de son mieux.

D’ailleurs, ainsi qu’il l’avait déclaré, Jacques revenait promptement avec un flacon renfermant un puissant révulsif qu’il remit à Jacqueline en disant :

– Faites respirer cela à votre père. Lorsqu’il reviendra à lui, il est inutile qu’il nous voie, ma mère et moi. Mieux vaut qu’il se retrouve seul avec vous. Mais, je vous en prie, assurez-lui de nouveau qu’il n’a rien à redouter de moi… qu’il est libre… entièrement libre.

La fille du banquier remercia Judex d’un de ces longs regards dans lesquels semble passer toute une âme…

Tandis que Jacques et sa mère s’éloignaient avec le petit Jean, elle déboucha le flacon et l’approcha des narines de son père… qui ne tarda pas à pousser un profond soupir, tandis que ses paupières s’entrouvraient et que ses lèvres remuaient en un tremblement léger et convulsif.

Puis quelques sons rauques, incohérents, jaillirent de sa gorge… en même temps qu’un masque de terreur s’imprimait sur ses traits.

Bientôt les sons se précisèrent en un appel angoissé :

– À moi !

– Père… qu’avez-vous ?… Ne craignez rien… Je suis là, près de vous.

Cette voix si douce, si harmonieuse, qui vibrait à son oreille, parut rassurer quelque peu le banquier… car il fit, déjà avec moins de fébrilité :

– C’est toi, Jacqueline ?

– Oui, père, c’est moi… et je ne vous quitterai plus jamais.

Se penchant vers lui… ange de la rédemption sublime, divine annonciatrice de tous les pardons, pure messagère des infinies miséricordes, elle ajouta :

– Désormais, vous n’avez plus rien à craindre… le terrible cauchemar est fini.

– C’est donc vrai ? murmura Favraut en contemplant sa fille qui lui souriait à travers ses larmes.

– Oui, père, c’est vrai, accentua l’admirable créature.

La figure du marchand d’or lentement se détendait.

Maintenant il commençait à croire à la possibilité, à la réalité de sa liberté reconquise… et, passant sa main sur son front où apparaissaient quelques gouttes de sueur, il fit :

– C’est affreux ! ce que je viens d’éprouver… affreux… !

– Calmez-vous… reposez-vous…, conseillait Jacqueline.

– Non, non, il faut que je te dise…, imposa le banquier.

Et d’une voix âpre, saccadée, il déclara :

– Tout à l’heure, quand tu me parlais, quand mon petit-fils m’embrassait… j’ai été envahi par un sentiment de malaise indicible… J’entendais autour de moi comme des bourdonnements de cloches… un voile funèbre s’étendait devant mes yeux… je ne vous écoutais plus, je ne vous voyais plus, j’étouffais… oui, j’avais l’impression que la mort entrait en moi…

« Eh bien, cette impression épouvantable, cette sensation hideuse d’un corps qui se désagrège en pleine existence, d’une âme qui se dérobe, qui s’enfuit malgré tous les efforts que l’on fait pour la garder en soi, c’était exactement celle que j’avais éprouvée, au château des Sablons, le soir de ton dîner de fiançailles, quelques secondes avant de m’effondrer, frappé par la main mystérieuse de Judex !

Et, encore sous l’empire de la crainte effroyable qui l’avait envahi, Favraut articula d’une voix sourde :

– J’ai cru que je mourais pour la seconde fois !…

Le visage bouleversé, le père de Jacqueline poursuivait :

– Oui, je me suis dit que Judex, après avoir joué vis-à-vis de moi la comédie la plus cruelle, c’est-à-dire fait miroiter à mes yeux la renaissance possible d’un bonheur qu’il m’avait cependant déclaré à jamais impossible, me précipitait de nouveau dans l’abîme en un raffinement de vengeance implacable.

« Et tout à l’heure, quand je suis revenu à moi… dès la première lueur qui s’est faite en mon cerveau, je me suis demandé si je n’allais pas me retrouver en quelque cachot plus horrible encore que celui où je m’étais déjà réveillé d’entre les morts… si je n’allais pas subir le supplice épouvantable que Judex m’avait déjà réservé : celui de mourir enterré vivant dans mon cercueil.

– Père !

– Mais non… tu étais là… tu es là… Ta parole si douce et si tendre m’a vite fait comprendre que je n’avais plus rien à redouter ni de Judex ni de personne. Merci, mon enfant… merci de toute mon âme. Je me confie entièrement à toi… Où est Jeannot ? Appelle-le vite… oui, appelle-le… car nous allons nous en aller tout de suite… n’est-ce pas ? tout de suite, car je ne veux pas rester plus longtemps dans cette maison, en contact avec cet homme qui me déteste, et qui ne m’a délivré que parce que tu as su fléchir sa haine et sa colère.

– Père… laissez-moi vous dire…

– Écoute-moi, ma fille… je t’en prie… je t’en supplie… je suis encore tellement troublé que la seule pensée de mon ennemi peuple mon cerveau de visions atroces… Je ne veux pas redevenir fou… je veux garder toute ma raison… toute… pour vous refaire, à tous deux, à ton fils et à toi, la belle existence à laquelle tous deux vous avez droit. Judex m’a dit que, cédant à ses mystérieuses menaces, tu avais abandonné la part de l’héritage qui te revenait à l’Assistance publique…

– C’est vrai !

– Je ne puis que t’approuver, puisque c’est à ce geste généreux que je dois la vie. Mais maintenant que j’ai reconquis, non seulement l’existence, mais aussi la liberté, je vais aussitôt rentrer à Paris, faire valoir mes droits. Il faudra bien que l’on me rende ma fortune… et nous verrons bien alors si M. Jacques de Trémeuse ose de nouveau s’attaquer à moi !

– Mon père, reprenait Jacqueline d’une voix grave et douloureuse, Jacques de Trémeuse, pas plus que sa mère ni son frère, ne feront plus jamais rien contre vous.

– Ils feront bien !

– Ils vous ont pardonné dans toute la loyauté de leur âme entièrement apaisée. Je réponds d’eux comme de moi-même.

– Eh bien alors ! scandait le banquier dont les instincts brutaux, égoïstes, au cours de la terrible expérience qu’il venait de traverser, n’avaient pas entièrement disparu…

– Je vous en conjure, poursuivait l’admirable créature, ne vous offensez pas de ce que je m’en vais vous dire… Mais il faut que je vous parle, oui, il faut que je vous dise tout ce que j’ai sur le cœur… La tendresse que je vous porte, l’amour de mon enfant me l’ordonnent si impérieusement que, malgré ma crainte de vous affliger, je ne puis résister à l’ordre supérieur que me dicte ma conscience de mère, de fille et d’honnête femme.

– Parle, invitait Favraut, dont la figure avait quelque peu repris son ancienne expression de dureté.

Alors, faisant appel à tout son courage, la fille du banquier exprima :

– Je n’ai pas à vous juger… Donc, aucun reproche ne s’échappera de ma bouche… En cette heure comme en toute autre, j’ai le strict devoir de ne me souvenir que d’une chose : c’est que vous êtes mon père. Cependant, il est de mon devoir de vous prévenir que je n’ignore rien des circonstances dans lesquelles vous avez acquis votre fortune.

– Que veux-tu dire ?

– J’ai eu sous les yeux les preuves impitoyables… hélas ! des moyens que vous avez employés pour vous enrichir… Je suis au courant de tout… Épargnez-moi des précisions qui vous seraient aussi pénibles qu’à moi-même.

Et comme Favraut avait un geste d’impatience voisin de la colère, Jacqueline, toujours divinement douce et miséricordieuse, poursuivit :

– Je sais… j’ai vu… j’ai eu sous les yeux les documents révélateurs…

– Et qui t’a dit ? interrogeait le marchand d’or, haletant d’émotion.

– Vallières.

– C’était donc ce traître !

– Il s’appelait Jacques de Trémeuse.

– Comment… c’était lui… lui ! s’écria le père de Jacqueline. Ah ! maintenant, je comprends comment il a pu si facilement exercer sa vengeance. Ah ! il est très fort… M. Jacques de Trémeuse… oui, très fort, beaucoup plus fort que moi.

Et, s’exaltant jusqu’à la plus inconsciente des incohérences, il s’écria :

– Et si, à mon tour, je lui déclarais la guerre ?… Si, à mon tour, je me décidais à prendre sur lui la revanche à laquelle j’ai droit ?… Dans quelques jours j’aurai reconquis ma puissance… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je le broierai comme j’en ai broyé tant d’autres… Mais moi je ne serai pas aussi faible, je ne serai pas aussi stupide que lui… Je ne me laisserai pas désarmer, ni attendrir, dans le duel à mort qui va s’engager entre nous deux… Et, s’il a eu pitié de moi, je te jure que moi je n’aurai pas pitié de lui !

– Père ! s’écria la jeune femme, incapable de se maîtriser davantage… Père, vous oubliez donc qui a commencé ?

– Ah ! il t’a dit aussi ?…

– Oui, et voilà pourquoi je vous adjure d’oublier son acte de vengeance, pour ne plus vous souvenir jamais que de son geste de pardon.

– Tu ignores donc ce que j’ai souffert ?

– Et lui… et cette pauvre femme qu’a été Mme de Trémeuse…

– Voilà que tu les défends !

– Je vous l’ai dit, mon père : je sais !… et si je déplore de toutes les forces de mon être les haines effroyables qui vous jettent ainsi les uns contre les autres… je ne puis cependant, malgré les liens du sang et l’affection qui m’unissent à vous, je ne puis cependant oublier que c’est vous qui les avez provoquées !

– Voilà que tu prends parti contre moi !

– Je cherche avant tout à vous défendre contre vous-même.

– Pour se disculper à tes yeux… Judex, se voyant découvert, a inventé sans doute quelque histoire imbécile !

– Nierez-vous qu’après avoir voulu déshonorer sa mère… vous avez amené son père au suicide ?

– Mensonge !

– Vous ne voudriez cependant pas, mon père, me placer dans la cruelle nécessité de provoquer un débat d’où, c’est affreux à dire, vous ne pourriez pas sortir victorieux ?

– Jacqueline !

– Calmez-vous… Redevenez comme vous étiez tout à l’heure… très doux… très bon.

– Tais-toi !

Et, comme si la folie s’emparait à nouveau de lui, Favraut s’écria d’une voix rauque, les yeux injectés de sang et tout le corps agité d’un tremblement de rage :

– Je veux voir Judex… je veux lui parler… je veux lui crier ma haine… je veux le tuer, oui, le tuer… de mes mains.

Mais Jacqueline se précipitait vers son père en criant :

– Vous voulez donc me faire mourir ?

Ce cri déchirant parti du fond du cœur de l’héroïque jeune femme parut produire sur le banquier une impression aussi profonde qu’instantanée.

Il s’arrêta tout interdit, regardant sa fille avec une expression encore égarée, mais d’où toute fureur était cependant absente… et il bégaya :

– Toi mourir… non, non, je ne veux pas !…

Et, se laissant tomber sur un fauteuil, il s’écria en comprimant son front entre ses mains :

– Je ne sais plus, moi !… je ne sais plus !

Jacqueline l’avait rejoint… Doucement elle s’était assise près de lui… se penchant, toujours tutélaire, et bien décidée à mener jusqu’au bout ce tragique et sublime effort qu’elle avait entrepris pour arracher de l’âme ulcérée du banquier tous les mauvais instincts, tous les pires sentiments qui en avaient fait un criminel… Et doucement, sans violence, rien que par la force de la persuasion et de la tendresse, elle commençait sa tâche… la plus noble des tâches… le salut d’un père par son enfant.

– Écoutez-moi encore, disait-elle… Il n’y aura plus besoin de longues paroles entre nous… Je le vois… je le sens… vous avez commencé à me comprendre, vous allez me comprendre tout à fait. Père, croyez-moi… nous pouvons être si heureux… oh ! oui, si heureux… surtout sans cet or maudit… cause de tous vos malheurs… raison de toutes mes larmes. Ma santé s’est rétablie… je vais pouvoir travailler… vous êtes jeune encore… Après quelque temps de repos, je suis sûre que vous éprouverez le besoin de vous remettre vous aussi à l’ouvrage. Nous nous en irons à l’étranger… en Amérique… où je ne doute pas un seul instant que, grâce à vos admirables qualités d’intelligence, d’énergie et de volonté, vous ne parviendrez à vous refaire promptement une fortune sinon aussi considérable que la première, mais tout au moins une situation d’autant plus solide et enviable qu’elle ne devra sa réalisation qu’aux plus honorables moyens.

« Il ne faut pas… oh ! non, il ne faut pas que le banquier Favraut revive… Il doit à jamais dormir dans l’éternité où tous le croient à jamais enseveli… C’est un autre homme que vous devez être… c’est un nouveau père que je veux… oui, un père que je puisse chérir et respecter tout à la fois, un père dont j’aie le droit d’être fière, un père pour lequel je n’aurai pas assez d’amour et dont je veux entourer du plus pur des bonheurs les longues années qui lui restent à vivre. Oh ! oui, oui, dites-moi vite que vous voulez bien que nous nous aimions ainsi ?

À ces mots, le banquier écarta les mains qui lui cachaient le visage.

Jacqueline eut un cri d’allégresse… car instantanément elle comprit qu’elle était victorieuse.

En effet, ce n’était pas seulement tout le remords qui se lisait dans les yeux du marchand d’or… c’était toute la bonté qui s’était répandue sur ses traits… le transformant entièrement en un nouvel homme… en ce nouveau père tant espéré, tant attendu.

Et, dans une longue étreinte, la rédemptrice et le rénové mêlèrent leurs larmes… silencieusement… en une communion intime de leurs âmes à jamais réunies désormais dans le même sentiment du devoir et de l’honneur.

Puis le banquier reprit d’une voix maintenant assurée :

– Ma fille, je n’oublierai jamais ce que tu as été pour moi. Tu as fait mieux que de m’ouvrir les yeux, tu m’as guéri le cœur. Déjà, je m’aperçois combien il va m’être doux et bon d’être ce que tu veux que je sois. J’entrevois des joies nouvelles, inconnues… infiniment supérieures à ces sensations que me donnait ce tourbillon fiévreux incessant, au milieu duquel je m’agitais. Je comprends ce bonheur limpide que je remarquais jadis, avec un sourire méprisant, sur le front des hommes simples… J’aperçois l’inanité des ambitions malsaines… de ces triomphes tapageurs qui vous laissent toujours inassouvi. Je réprouve, je renie, je maudis tout cela… de toute la force de mon être, qui vient de revivre par toi, grâce à toi, à la vraie lumière. Sois bénie, mon enfant. Ne crains plus rien pour moi. J’ai bien saisi toute l’étendue de mon devoir. Réparer le passé… refaire l’avenir… mais dans le droit… dans la justice et dans la bonté…

– Père… embrassez-moi, s’écria Jacqueline… car je n’ai jamais été si heureuse !

Après avoir longuement serré sa fille dans ses bras… Favraut reprit… transfiguré et vraiment beau de douleur sincère et d’honneur reconquis :

– Maintenant, ma chère enfant, tu vas m’aider à accomplir la première étape de mon pèlerinage d’expiation et de repentir : conduis-moi près de Mme la comtesse de Trémeuse.

Et il ajouta… en enveloppant Jacqueline d’un regard où cette fois il n’y avait plus que l’expression de la plus fière et de la plus affectueuse paternité :

– Je veux lui parler… avant que tu ne revoies Judex !…

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