IV Le nez révélateur

Depuis la scène comico-tragique qui s’était déroulée dans son bureau, Cocantin avait senti s’opérer en lui une étrange et salutaire transformation morale.

Attendri par la douceur naïve de Jeannot, stimulé par le courage intelligent du môme Réglisse, il était devenu en quelques heures un autre homme…

Il ne lui en fallait pas davantage pour que, toujours sous les auspices de celui qu’il s’était donné pour maître, c’est-à-dire de Napoléon, il se mît à rouler dans son esprit les plus nobles et les plus audacieux projets.

Rassuré par ses rapports encore mystérieux mais excellents avec Judex, il se demandait si, lui aussi, n’avait pas à jouer un rôle dans toute cette affaire… et s’il n’était pas de son devoir d’honnête homme et de citoyen respectueux des lois de son pays de déclarer la guerre, de son côté, à ces gens qui avaient failli faire de lui le complice plus ou moins inconscient de toutes leurs turpitudes.

Comme il le disait, « il commençait à voir clair en lui-même » et à se rendre compte du rôle aussi ingrat que dangereux que la bande Diana Monti, Moralès, la Rochefontaine et Cie avait cherché à lui faire jouer dans le drame auquel un fâcheux hasard l’avait si intimement mêlé…

S’épouvantant devant les conséquences qu’aurait pu avoir pour lui un pareil entraînement, il se félicitait cordialement d’y avoir échappé, mettant d’ailleurs modestement sur le compte d’une intervention providentielle, ou plutôt napoléonienne, les événements heureux qui l’avaient fait dévier de la route où bien malgré lui, il s’était engagé.

Or, si Cocantin s’enflammait rapidement, il s’éteignait avec non moins de spontanéité. Ses passions n’étaient jamais de longue durée… Dès qu’il s’apercevait que ses aventures amoureuses pouvaient faire de lui une dupe… ou l’exposer à de graves ennuis et surtout à de réels dangers, toujours, suivant son expression, il « savait couper le mal par la racine ». Or, ce n’était nullement chez lui affaire de volonté, mais bien de tempérament…

Voilà pourquoi, après avoir brûlé pour Diana du feu le plus incandescent, il en était arrivé subitement et sans transition aucune, à la détester furieusement… résumant ainsi son nouvel état d’âme par cette phrase qui sous son « pompiérisme prudhommesque », révélait néanmoins le fond excellent de son cœur :

– Une femme qui est capable de battre des enfants ne saurait être vraiment une amoureuse !…

À partir de ce moment qui allait être une heure décisive dans sa vie, le directeur de l’Agence Céléritas avait voué une haine sans merci à la Monti et à toute sa bande.

S’armant d’une farouche résolution, et se cuirassant de toutes les intrépidités, Prosper avait ainsi formulé les grandes lignes de son plan de campagne.

– Désormais, se dit-il, je n’aurai pas un instant de repos tant que je n’aurai pas démasqué ces bandits… tant que je ne les aurai pas livrés moi-même à la justice. Pour atteindre ce but, je suis décidé à tous les sacrifices d’argent et autres. Oui, quand je devrais risquer cent fois ma vie, rien ne m’arrêtera. Jour et nuit, nuit et jour, je serai sur leurs traces, je m’acharnerai à leur piste, et, s’il le faut, j’irai les relancer jusque dans leurs tanières.

Et Cocantin, très loyalement, très énergiquement, se mit aussitôt en devoir de réaliser ce plan qui, bien que très vague, n’en reposait pas moins sur les meilleures intentions.

Mais cette fois, au lieu de s’adresser uniquement à son habituel inspirateur, le directeur de l’Agence Céléritas résolut de prendre modèle sur les policiers passés et présents qui ont illustré leur profession de leurs exploits sensationnels.

Pendant quarante-huit heures, il se documenta… se bourrant littéralement le crâne de tous les récits plus ou moins authentiques, de toutes les légendes plus ou moins fabuleuses qui environnent d’une auréole si glorieuse nos Vidocq anciens et modernes.

Un peu effaré… étourdi même par tout ce fatras documentaire, Prosper n’en retint qu’une chose… c’est que, pour être un bon détective, il fallait avant tout savoir se camoufler.

Cocantin s’acheta donc une garde-robe aussi complète que variée et dans laquelle les professions les plus hétéroclites étaient représentées. Il adapta tour à tour à son crâne les perruques les plus disparates… il se colla successivement au menton les barbes les plus extraordinaires, mais, au bout de deux jours, il dut renoncer à ce genre de transformation grâce auquel il se croyait si bien à l’abri de toute indiscrétion.

En effet, soit qu’il eût revêtu la tenue classique du plombier qui se rend à son travail, soit qu’il se fît la tête, se donnât l’allure d’un vieux marcheur en quête d’une jeune proie facile… il rencontrait toujours dans la rue quelqu’un de connaissance qui lui lançait au passage, sur un ton naturellement ironique :

– Hé ! bonjour monsieur Cocantin… Quelle drôle d’idée vous avez de vous déguiser ainsi !

– On me reconnaît donc ? se demandait le détective privé…

En rentrant chez lui, il s’examinait longuement dans la glace… cherchant à se composer un nouveau travestissement capable de dérouter les yeux les mieux exercés.

Mais tous ces efforts étaient dépensés en pure perte.

En effet, Cocantin avait beau essayer les camouflages les plus déroutants, chaque fois qu’il sortait… il était infailliblement salué par ce : « Bonjour, monsieur Cocantin »… qui avait le don de l’affoler.

– Ah ça ! se demandait-il… qu’est-ce que j’ai donc… pour que tout le monde me reconnaisse quand je ne me reconnais pas moi-même ?

Ce qu’il avait, le bon Prosper… ce dont il ne s’était d’ailleurs jamais aperçu, c’était un nez… un nez immense… un nez personnel… un nez original… qui aurait pu prendre place avantageusement dans la si brillante et si lamentable tirade de Cyrano de Bergerac… un nez vaste, un nez puissant, solidement attaché au front, qu’il abandonnait pour se courber en un arc de cercle très caractérisé, se continuer en une ligne droite imposante, et se terminer en un double renflement, ayant tendance à se porter de travers vers la gauche… côté du cœur, ce qui faisait dire à ses amis :

– Cocantin est un garçon économe !… Pour ses vieux jours, il met son nez de côté.

Or, à force de chercher, en se contemplant devant la glace, la cause de son infortune policière, Cocantin finit par se rendre compte de la vérité.

– Mon nez !… s’écria-t-il. C’est mon nez… parbleu !

Ce fut en vain que, par un patient travail de maquillage, il s’efforça d’en diminuer la proéminence et d’en atténuer le caractère.

Toujours il surgissait, révélateur, au milieu de son visage.

– Je ne peux pourtant pas le couper ! s’écria Prosper désespéré.

Ce nez… indice de flair… allait-il le contraindre à abandonner sa tâche ?

Non… car une réflexion historico-psychologique s’en vint bientôt calmer les scrupules et les craintes de Cocantin.

– Je n’ai jamais lu nulle part, se dit-il, que Fouché, le célèbre ministre de la Police de Napoléon, éprouvât la nécessité de se camoufler… ce qui, d’ailleurs ne l’a nullement empêché d’être le premier détective du monde. Hé bien, imitons-le !… faisons de la police à visage découvert. Ce sera plus chic, plus crâne, et plus français ! Mais ce n’est pas une raison pour ne pas me munir de tous les engins de protection et d’attaque que la science moderne met à la disposition de tous ceux qui veulent affronter un péril.

Cocantin fit donc l’acquisition d’un plastron cuirasse destiné à le mettre à l’abri des balles et des coups de couteau de ses ennemis.

Il acheta également quatre brownings… un pour chacune des poches de son veston et de son pantalon… Il glissa dans sa ceinture un poignard à la lame triangulaire et affilée… Il se munit d’un coup-de-poing américain avec pointe et d’un casse-tête capable d’assommer un bœuf ; et, véritable arsenal en marche, le col de son paletot relevé et les bords de son feutre rabattu sur les yeux, il repartit en guerre, après avoir juré au buste de Napoléon qu’il en reviendrait vainqueur… ou les pieds devant !…

Tout d’abord… il commença par « repérer » Diana et Amaury.

Cela lui fut facile…

Cette première formalité accomplie, Cocantin se trouva quelque peu embarrassé.

L’ère des difficultés s’ouvrait pour lui… Que devrait-il faire ?

Une phrase banale à force d’être classique lui fournit bientôt une ligne de conduite :

– Le hasard est le dieu des policiers.

Prosper, qui jugeait cette formule d’autant plus excellente qu’il n’en avait pas trouvé d’autre, se dit avec beaucoup de philosophie :

– Attendons le hasard !

Mais, tout de suite, il décida fort sagement :

– Ne le laissons pas échapper !

Sans désemparer, prenant à peine le temps de dormir et de manger, il s’en vint rôder aux alentours de la maison où demeurait Diana, guettant l’occasion désirée qui allait lui permettre de faire à son tour œuvre de justice.

Elle n’allait pas trop le faire attendre.

En effet, une nuit que posté devant la fenêtre de l’aventurière, il cherchait à travers les persiennes qui laissaient filtrer une lueur atténuée, à découvrir quelque indice favorable, son cœur se mit à battre, tout à coup, avec une certaine émotion…

Une automobile, où se trouvaient trois hommes aux allures qu’il considéra immédiatement comme inquiétantes et patibulaires, s’était arrêtée à quelques pas de lui devant l’immeuble habité par Diana… et Amaury.

Il vit tout d’abord le wattman sauter à terre, entrer dans la maison… revenir au bout d’un bref instant, faire un signe mystérieux à ses compagnons, qui s’emparèrent d’un corps enveloppé d’une couverture autour de laquelle s’enroulait une corde étroitement serrée, le transportèrent vivement à l’intérieur de la maison.

– Ça y est…, se dit Cocantin, en proie à un « trac » que, vaillamment, il chercha aussitôt à surmonter… Ça y est… les grands événements vont commencer.

Dès que les deux hommes eurent disparu avec leur fardeau, et que la porte se fut refermée derrière eux… Cocantin, sortant de l’encoignure où il se dissimulait, se dirigea vers l’automobile à seule fin d’en prendre le numéro.

Tout à coup, il tressaillit.

Une main, qu’instantanément il devina vigoureuse entre toutes, venait de se poser sur son épaule.

Cocantin se retourna.

Un homme de haute stature, drapé dans une ample cape noire et coiffé d’un chapeau en feutre, se tenait devant lui, l’air grave, sévère, énigmatique.

– Ah ça ! monsieur…, balbutia le directeur de l’Agence Céléritas, violemment décontenancé… Qui êtes-vous ? et que me voulez-vous ?

– Je suis Judex ! répliqua simplement Jacques de Trémeuse.

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