Dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est, à lui seul, totalement responsable de ses propres actes. Pour qu’une pareille autonomie morale soit possible, la solidarité collective a trop de puissance. Les états-majors ont travaillé avec les instruments que le pays leur avait fournis. Ils ont vécu dans une ambiance psychologique qu’ils n’avaient pas tout entière créée. Ils étaient eux-mêmes ce que les milieux humains dont ils tiraient leur origine les avaient faits et ce que l’ensemble de la communauté française leur avait permis d’être. C’est pourquoi, ayant dit de son mieux, à la mesure de son expérience, ce qu’il a cru voir des vices de notre commandement militaire et de leur part dans la défaite, un honnête homme ne saurait, sans se donner l’impression d’une sorte de trahison, en rester là. L’équité veut que le témoignage du soldat se prolonge en un examen de conscience du Français.
Certes, je n’aborde pas, de gaîté de cœur, cette partie de ma tâche. Français, je vais être contraint, parlant de mon pays, de ne pas en parler qu’en bien ; il est dur de devoir découvrir les faiblesses d’une mère douloureuse. Historien, je sais mieux que quiconque les difficultés d’une analyse qui, pour ne pas demeurer trop imparfaite, devrait remonter jusqu’aux ramifications causales les plus lointaines, les plus complexes et, dans l’état actuel des sciences humaines, les plus cachées. Qu’importent ici, cependant, de petits scrupules personnels ? Mes enfants, qui liront ce bilan, les amis inconnus, sous les yeux desquels il tombera peut-être un jour, comment accepter qu’ils puissent lui reprocher d’avoir biaisé avec le vrai et, sévère pour certaines erreurs, d’avoir gardé complaisamment le silence sur trop d’autres fautes où tout citoyen eut sa part ?
Les combattants sont rarement satisfaits de l’arrière. Il faut un cœur singulièrement large, quand on couche à la dure, pour pardonner aux compagnons des jours passés leurs lits bien douillets et, sous la mitraille, pour évoquer, sans amertume, la fructueuse sécurité des boutiques que les chalands n’ont pas désertées ou les paisibles charmes du café de province, dont les terrasses ne connaissent de la guerre que les méditations stratégiques. La bataille s’achève-t-elle en désastre ? C’est alors que la brèche, entre les deux moitiés de la nation, menace d’être la plus durable. Le troupier, conscient de ses propres sacrifices, refuse de se tenir pour responsable de leur inutilité. Ses chefs, qui redoutent son jugement, l’encouragent à chercher les coupables partout ailleurs que dans l’armée. Ainsi naît la fatale légende du coup de poignard dans le dos, propice aux redressements à rebours et aux pronunciamientos. Les pages qui précèdent l’ont assez montré : tous les anciens soldats de 1940 ne sont pas disposés à écouter ces semeurs de discorde. Mais force est de reconnaître que l’arrière aussi a beaucoup péché.
Y avait-il d’ailleurs, pouvait-il y avoir un véritable arrière, au sens où nous nous étions instinctivement habitués à entendre le mot ? La France en armes de 1915-1918 était faite de plusieurs bandes de territoires alignées en profondeur. Dans la gradation du danger, chacune se distinguait par une teinte différente. La brûlante zone du front venait d’abord : mobile, certes, mais qu’on estimait avoir subi un effroyable recul, si elle s’était déplacée seulement des abords de Saint-Quentin aux faubourgs de Noyon. Soit, une demi-heure d’auto. Un peu plus loin, s’étendait, étiré sur une assez mince largeur, le demi-arrière, celui des cantonnements de repos, encore relativement exposé. Enfin, l’arrière proprement dit déroulait, à l’infini, la tranquillité de ses champs et de ses villes. Sans doute, de temps à autre, une brusque alerte, qu’on jugeait presque scandaleuse, se permettait de troubler, pour un moment, le calme de cet heureux asile : un Junker survolait Paris ; un zeppelin laissait choir des bombes ; la Bertha lançait inopinément ses obus, tantôt dans le bassin d’un jardin public, tantôt, avec un plus cruel succès, contre un pilier d’église. Nous frémissions, dans nos tranchées, en pensant à nos familles. Qu’était-ce, pourtant, auprès de nos souvenirs plus récents ?
Car le bombardement par avions et la guerre de vitesse sont venus jeter le désarroi dans cette belle ordonnance du péril. Il n’est plus de ciel sans menace et la force de pénétration des éléments motorisés a mangé la distance. Des centaines de personnes ont trouvé la mort, en quelques minutes, dans Rennes la bretonne où, hier encore, on se serait volontiers cru aussi à l’abri qu’au cœur de l’Amérique. Les routes du Berry ont subi la mitraille, qui ne fait pas de différence entre le soldat et l’enfant. Ces horreurs, à vrai dire, sont-elles si nouvelles que certains l’ont pensé ? Assurément, dans l’intensité et surtout la rapidité, le bombardier ailé, comme fléau destructeur, n’a pas de précédent. Mais le temps n’est pas si loin où les guerres entassaient, communément, beaucoup plus de victimes parmi les campagnes, pillées et affamées, ou le long des rues des villes prises à sac que dans les rangs mêmes des combattants. Seuls, quelques lecteurs de vieux grimoires s’en souvenaient. Le proche passé est, pour l’homme moyen, un commode écran ; il lui cache les lointains de l’histoire et leurs tragiques possibilités de renouvellement. Loin de ces époques barbares où le guerrier n’était pas seul à se faire tuer ! Parmi les populations de l’arrière, comme dans ses bureaux d’intendance ou de garnison, on voulait croire à la distinction des genres.
On aurait eu pourtant quelques bonnes raisons d’en douter et, probablement, au fond des cœurs, n’y croyait-on pas si fort. Car les avertissements n’avaient pas manqué. Nous les avait-on assez fait passer sous les yeux, dans les cinémas, ces atroces images de l’Espagne en décombres ? Nous l’avait-on assez raconté, reportage après reportage, le martyre des villes polonaises ? En un sens, on ne nous avait que trop avertis. J’en demeure persuadé : à cette sournoise insistance sur la corde du bombardement aérien, la propagande ennemie ne fut pas étrangère. Paris eût peut-être été défendu, la superstition des villes ouvertes n’eût pas tant gêné les opérations, si l’opinion s’était représenté avec moins de vivacité le sort de Madrid, de Nankin ou de Varsovie. On en avait assez dit pour nous faire peur ; pas assez et pas dans les termes qu’il eût fallu pour que le sentiment commun acceptât l’inévitable et, sur les conditions nouvelles ou renouvelées de la guerre, consentît à remodeler la morale du civil.
Je n’ai pas, je crois, l’âme inaccessible à la pitié. Peut-être les spectacles que deux guerres successives m’ont imposés l’ont-ils quelque peu endurcie. Il est un de ces tableaux, cependant, auquel je sens bien que je ne m’habituerai jamais : celui de la terreur sur des visages d’enfants fuyant la chute des bombes, dans un village survolé. Cette vision-là, je prie le ciel de ne jamais me la remettre sous les yeux, dans la réalité, et le moins souvent possible dans mes rêves. Il est atroce que les guerres puissent ne pas épargner l’enfance, non seulement parce qu’elle est l’avenir mais surtout parce que sa tendre faiblesse et son irresponsabilité adressent à notre protection un si confiant appel. À Hérode, la légende chrétienne n’aurait sans doute pas été si sévère, si elle n’avait eu à lui reprocher que la mort du Précurseur. L’inexpiable crime fut le Massacre des Innocents.
Devant le péril national et les devoirs qu’il prescrit, tous les adultes, par contre, sont égaux et c’est un étrange malentendu que de prétendre reconnaître à aucun d’eux je ne sais quel privilège d’immunité. Qu’est-ce, au vrai, qu’un « civil », au sens que le mot revêt en temps de guerre ? Rien de plus qu’un homme auquel le nombre de ses années, sa santé, parfois sa profession, jugée particulièrement nécessaire à la défense, interdisent de porter utilement les armes. Se voir ainsi empêché de pouvoir servir son pays, de la façon dont tout citoyen doit souhaiter le faire, est un malheur ; on ne comprend point pourquoi il conférerait le droit de se soustraire au danger commun. D’ici peu d’années, je serai hors d’état d’être mobilisé. Mes fils prendront ma place. En conclurai-je que ma vie sera devenue plus précieuse que les leurs ? Il vaudrait beaucoup mieux, au contraire, que leur jeunesse fût conservée, aux dépens, s’il le fallait, de mon vieil âge. Il y a longtemps qu’Hérodote l’a dit : la grande impiété de la guerre, c’est que les pères alors mettent les fils au tombeau. Nous plaindrions-nous d’un retour à la loi de la nature ? Quant à la nation, il n’est pas pour elle de pire tragédie que d’être contrainte à sacrifier les existences sur lesquelles repose son destin. Auprès de ces forces fraîches, les autres n’ont qu’un bien faible poids. Je n’excepterai même pas les femmes. Du moins, en dehors des jeunes mères, dont le salut est indispensable à leurs enfants. Nos compagnes rient des pâmoisons de leurs aïeules. Elles ont bien raison et je ne vois pas que le courage leur soit moins naturel qu’à nous ni moins obligatoire. Au temps des armées de métier, le soldat professionnel, tantôt seigneur, tantôt mercenaire, versait son sang pour ses mandants. En échange, les populations non combattantes l’entretenaient de leurs redevances ou lui payaient salaire. S’il laissait entamer leur sécurité, elles pouvaient légitimement se plaindre. C’était une rupture de contrat. De nos jours où quiconque en a la force se fait soldat, personne, dans la cité menacée, n’échappe à la levée en masse, à ses gênes ni à ses risques. Là est la seule voie claire. Le reste n’est que sensiblerie – ou lâcheté.
Ces vérités paraissent si simples qu’on éprouve quelque pudeur à les rappeler. Furent-elles, cependant, durant les mois que nous venons de vivre, toujours assez unanimement comprises ? Pour le croire, nous avons vu trop d’administrateurs s’imaginer obéir au devoir de leurs charges en suppliant que leur ville ne fût pas défendue, trop de chefs, civils ou militaires, obtempérer à cette fausse conception de l’intérêt public. Sans doute, ces âmes timorées n’étaient pas seulement poursuivies par le souci, en soi fort touchant, d’épargner des vies humaines. Les terribles destructions de biens, dont s’était accompagnée la guerre de 1914-1918, avaient laissé de cuisants souvenirs. On savait qu’elles avaient cruellement mutilé le patrimoine artistique du pays ; qu’elles en avaient surtout largement compromis la prospérité. On s’estima sage de tout accepter plutôt que de subir, à nouveau, ce double appauvrissement. Singulière sagesse, qui ne se demandait point s’il peut être, pour une civilisation comme pour une économie, pire catastrophe que de se laisser vaincre par une nation de proie !
Un jour vint où l’on s’avisa de déclarer villes ouvertes toutes celles qui ont plus de 20 000 habitants. Passe encore pour un village de croquants d’être bombardé, ravagé, incendié, pensaient apparemment ces bons apôtres. Une ville de bonne bourgeoisie, songez donc !… Et ce fut ainsi que, pendant que les cadets de Saumur se faisaient tuer sur la Loire, l’ennemi avait déjà, dans leur dos, franchi les ponts de Nantes, interdits au combat.
Il faut avoir le courage de le dire. Cette faiblesse collective n’a peut-être été, souvent, que la somme de beaucoup de faiblesses individuelles. Des fonctionnaires ont fui, sans ordre. Des ordres de départ ont été prématurément donnés. Il y eut, à travers le pays, une vraie folie de l’exode. Qui de nous n’a rencontré, sur les routes, parmi les files d’évacués, des cohortes de pompiers, juchés sur leurs pompes municipales ? À l’annonce de l’avance ennemie, ils couraient mettre en sûreté leurs personnes, avec leurs biens. Par ordre, je le veux croire. Tout pouvait bien, là-bas, périr dans l’incendie, pourvu que fût conservé, loin des braises, de quoi l’éteindre… Beautés de la bureaucratie, diront certains. Hélas ! le mal était plus profond. Je sais tel centre industriel où l’on vit les principaux chefs d’entreprise, à l’approche des colonnes allemandes, abandonner précipitamment leurs usines, sans même assurer la paye des ouvriers. Mobilisés, ils auraient, j’imagine, accompli leur devoir jusqu’au bout. Restés « civils », ils avaient oublié et on ne leur avait pas assez répété qu’il n’est plus, en temps de guerre, de métier. La nation armée ne connaît que des postes de combat.
Me trompé-je ? Vais-je, à mon tour, céder à la tentation qui porte les hommes déjà vieillissant à rabaisser, devant leurs souvenirs de jeunesse, les générations suivantes ? Il m’a semblé que, même chez les mobilisables, quelque chose s’était perdu de ce puissant élan d’égalité dans le danger, qui avait, en 1914, soulevé la plupart d’entre nous. Sans doute avait-on trop présenté à notre peuple certaines exemptions de service moins comme de fâcheuses et un peu humiliantes nécessités que comme des faveurs, voire des droits. Aux paysans, on avait trop dit : « Pourquoi les ouvriers et pas vous ? », aux pères de famille : « Vos enfants vous réclament », aux anciens combattants : « Deux fois, vraiment c’est beaucoup. » Quand le ministère de l’Armement fut réorganisé et développé, la ruée de beaucoup d’officiers de réserve vers ses paisibles bureaux nous écœura un peu. Ils partaient, en s’écriant : « Quel ennui ! mais on a tant besoin de moi ! » Étaient-ils tous, vraiment, à ce point indispensables ? Et n’aurait-il pas été possible, assez souvent, de mettre, à leur place, de plus vieux ? Il m’est arrivé d’entendre parfois des personnes bien intentionnées exprimer le souhait qu’à notre jeunesse intellectuelle, du moins, les fatales hécatombes de la dernière guerre fussent épargnées. À mon sens, ce sentiment sonnait faux. Certes, il est affreux que sur la Marne, l’Yser ou la Somme, tant d’espoirs aient péri. Nos forces spirituelles en ont longuement saigné. Mais, en regard du sort des armes, était-il encore une fois rien qui dût entrer en balance ? Notre liberté intellectuelle, notre culture, notre équilibre moral, quel coup pouvait les atteindre plus sûrement que la défaite ? Aussi bien, devant le sacrifice, on ne saurait concevoir d’exceptions. Nul n’a le droit de croire sa vie plus utile que celle de ses voisins, parce que, chacun, dans sa sphère, petite ou grande, trouvera toujours des raisons, parfaitement légitimes, de se croire nécessaire.
Je ne sais quelle part ce souci d’économiser le sang des jeunes put avoir dans le singulier retard mis à lever et instruire les recrues. Au moment de la débâcle, la classe 1940, dans sa majorité, venait à peine d’être appelée ; elle n’avait encore reçu, pratiquement, aucune instruction. Quant aux adolescents un peu moins âgés et dont beaucoup ne demandaient qu’à suivre les traces de leurs aînés, dans la plupart des villes, rien n’avait été tenté pour leur préparation militaire. De cette invraisemblable négligence quels furent les responsables ? le commandement ou le gouvernement politique ? (Mais si les états-majors avaient insisté, n’auraient-ils pas enlevé la décision ?) Sur les motifs, je ne suis pas mieux renseigné. Faut-il croire que l’interminable période d’attente, presque sans pertes, avait fait oublier à nos chefs la nécessité de tenir tout prêts les renforts dont, la bataille venue, ils devaient éprouver un si urgent besoin ? Tel n’aurait pas été, en ce cas, un des effets les moins désastreux de cette longue « pourriture de la guerre », comme disaient les Allemands, qui nous en ont consciemment offert le fallacieux bénéfice. « Nous avons trop d’hommes », disait un officier à un de mes collègues, qui, renvoyé comme père de famille, demandait à rester sous les drapeaux. Craignait-on de manquer d’armes ? Ou enfin, hanté par le souvenir de cette infortunée classe 16, que, les larmes aux yeux, nous avions vue naguère précipitée, presque au sortir de l’enfance, dans la fournaise de la Somme, a-t-on, comme j’en formais l’hypothèse à l’instant, cédé aux conseils d’une pitié un peu molle ? Il est sûr, en tout cas, qu’à nos dirigeants et, sans doute, à nos classes dirigeantes, quelque chose a manqué de l’implacable héroïsme de la patrie en danger.
À dire vrai, ce mot de classes dirigeantes ne va pas sans équivoque. Dans la France de 1939, la haute bourgeoisie se plaignait volontiers d’avoir perdu tout pouvoir. Elle exagérait beaucoup. Appuyé sur la finance et la presse, le régime des « notables » n’était pas si « fini » que cela. Mais il est certain que les maîtres d’antan avaient cessé de détenir le monopole des leviers de commande. À côté d’eux, sinon les salariés en masse, du moins les chefs des principaux syndicats comptaient parmi les puissances de la République. On l’avait bien vu, en 1938, par l’usage qu’un ministre, munichois entre les munichois, sut faire de leur truchement pour répandre dans l’opinion un esprit de panique, favorable à ses propres faiblesses. Or, les défaillances du syndicalisme ouvrier n’ont pas été, dans cette guerre-ci, plus niables que celles des états-majors.
Je vais parler ici de choses que je n’ai pas vues, de mes propres yeux. L’usine de guerre ou d’avant-guerre se trouvait, on le devine, assez loin de mon champ d’horizon. Mais j’ai recueilli, à ce sujet, trop de dépositions concordantes, elles émanent de milieux trop différents, depuis les ingénieurs jusqu’aux ouvriers mêmes, pour m’autoriser à mettre leurs conclusions en doute. On n’a pas assez travaillé, dans les fabrications de guerre ; on n’a pas fait assez d’avions, de moteurs ou de chars. De cela, je pense, les salariés n’ont assurément pas été les seuls ni, sans doute, les principaux responsables. Ils auraient mauvais gré à plaider l’innocence. Oublieux qu’ils tenaient, eux aussi, à leur façon, poste de soldats, ils cherchaient, avant tout, à vendre leur peine au plus haut prix ; donc à fournir le moins d’efforts possible, durant le moins de temps possible, pour le plus d’argent possible. En temps normal, rien de plus naturel. « Matérialisme sordide », s’écriait un jour un homme politique, qu’on n’eût pas imaginé si épris de pure spiritualité. Il nous la baillait belle. L’ouvrier est marchand de force humaine. Les marchands de drap, de sucre ou de canons auraient mauvais gré à se scandaliser, s’il applique, à son tour, la grande loi du commerce, qui est de donner peu, pour beaucoup recevoir. Mais, légitime à d’autres moments, cette attitude, parmi un peuple en danger et face aux sacrifices des combattants, était devenue cruellement hors de saison. Un de mes voisins de campagne, plombier mobilisé dans une usine, m’a raconté comment ses camarades lui cachaient ses outils, pour l’empêcher de faire plus ou plus vite que ne le voulait la coutume non écrite de l’atelier. Voilà, pris à la vie même, un terrible acte d’accusation.
Sans doute, y aurait-il beaucoup d’injustice à supposer absolument général, dans toute une classe, un pareil mépris des intérêts nationaux. Je consens volontiers qu’il ne fut pas sans exceptions. Qu’il ait été largement répandu suffit cependant pour que ses conséquences aient lourdement pesé dans la balance de la guerre. Il exige une explication.
On a répété, sur tous les tons, que cette guerre avait, beaucoup moins que la précédente, fait appel aux sentiments profonds de la nation. C’est, je crois, une grave erreur. Il n’est pas dans le tempérament de notre peuple de souhaiter jamais la guerre. Aucun Français, en 1939, n’aspirait à « mourir pour Dantzig ». Mais aucun, non plus, en 1914, à « mourir pour Belgrade » ; et la camarilla qui tissait ses trames autour des Karageorges n’était ni mieux connue de nos paysans ou de nos ouvriers que, vingt-cinq ans plus tard, le gouvernement corrompu des « colonels » de Pologne ni plus propre, si elle l’eût été, à soulever l’enthousiasme de nos foules. Quant à l’Alsace-Lorraine, s’il est vrai que l’image des provinces martyres surgit brusquement, dès les premiers combats d’août 1914, hors de l’ombre discrète où, quelques jours plus tôt, on la voyait encore enveloppée, ce fut seulement sous l’effet de nécessités déjà consenties. Puisqu’il avait fallu prendre les armes, on n’imagina plus guère qu’il fût possible de les déposer sans avoir, d’abord, délivré les frères perdus. Durant la paix, sur une opinion soucieuse avant tout de la sécurité du foyer, jamais les beaux yeux des Alsaciennes des lithographies n’auraient eu assez d’empire pour lui faire accepter que, dans le seul dessein d’en sécher les larmes, on précipitât, de gaîté de cœur, le pays vers les plus atroces dangers.
La vérité est que, les deux fois, la source de l’élan populaire fut la même. « Ils ne cessent de chercher querelle à tout le monde. Ils veulent tout prendre pour eux. Plus on leur cédera, plus ils réclameront. Cela ne peut plus durer. » Ainsi me parlait, dans mon petit village de la Creuse, un de mes voisins, peu avant mon départ pour Strasbourg. Un paysan de 1914 n’eût pas dit autrement. Si, d’ailleurs, une des deux guerres devait, plus que l’autre, s’accorder aux penchants intimes des masses et surtout des masses ouvrières, c’était, sans nul doute, la seconde. En raison, précisément, de ce caractère « idéologique » qu’on lui a tant reproché et qui, pourtant, donnait au sacrifice un surcroît de beauté. Pas plus qu’en 1914, afin de libérer l’Alsace-Lorraine, le Français de l’usine ou des campagnes n’eût admis, en 1939, de verser son sang, spontanément, pour abattre les dictatures. Mais, dans une lutte engagée contre celles-ci et par leur faute, il eut conscience de servir une grande œuvre humaine ; en douter, serait méconnaître tout ce qui au fond d’un vieux peuple policé, comme le nôtre, se cache de noblesse inexprimée. L’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité et, par-dessus tout, l’impuissance de nos gouvernants à définir honnêtement leurs buts de guerre, ont bien pu, pendant de trop longs mois d’inaction, obscurcir un peu ces premières et vives clartés. En mai 1940, l’esprit de la mobilisation n’était pas mort. Sur les hommes qui en ont fait leur chant de ralliement, la Marseillaise n’avait pas cesse de souffler, d’une même haleine, le culte de la patrie et l’exécration des tyrans.
Seulement, dans les milieux de salariés, ces instincts, encore très forts et dont un gouvernement moins timoré eût su entretenir la flamme, étaient combattus par d’autres tendances moins anciennes de la conscience collective. Sur le syndicalisme, les gens de ma génération avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs. Nous comptions sans le funeste rétrécissement d’horizon devant lequel l’élan des temps héroïques a peu à peu succombé. Fut-ce l’effet d’une politique des salaires qui, presque nécessairement, conduit à grandir, hors de toute mesure, les menus intérêts du moment ? de la subtile diplomatie, des ruses électorales, des intrigues de clans où s’embarbouillèrent les dirigeants des groupes ? des mœurs bureaucratiques contractées par les administrations ouvrières ? Le fait est que la déviation, à peu près universelle en tous pays, semble avoir participé d’une sorte d’inéluctable fatalité.
On sait le mot dont Marx se plaisait à stigmatiser les mouvements sociaux sans envergure : Kleinburgerlich. A-t-il été rien de plus « petit-bourgeois » que l’attitude, durant ces dernières années et pendant la guerre même, de la plupart des grands syndicats, de ceux des fonctionnaires, notamment ? Il m’est arrivé d’assister, quelquefois, aux assemblées de mon métier. Ces intellectuels ne s’entretenaient, presque jamais, je ne dirai pas que de gros sous, mais de petits sous. Ni le rôle de la corporation dans le pays ni même son avenir matériel ne paraissaient exister pour eux. Les profits du présent bornaient impitoyablement leurs regards. Je crains bien qu’il n’en ait été de même ailleurs. Ce que j’ai aperçu durant la guerre, ce que j’aperçois, pendant l’après-guerre, des postiers et, plus encore, des cheminots ne m’a guère édifié. Braves gens, certes, dans leur immense majorité, nul n’en doute ; héros même à l’occasion, quelques-uns l’ont bien montré. Mais est-il sûr que la masse, que, surtout, ses représentants aient compris grand-chose à l’élargissement du devoir si impérieusement prescrit par une époque comme la nôtre ? J’entends : dans l’exercice quotidien du métier qui demeure, après tout, la pierre de touche de la conscience professionnelle. En juin, dans plusieurs villes de l’Ouest, j’ai vu ceci : de malheureuses femmes qui, d’étape en étape, cherchaient à regagner leurs foyers, erraient par les rues, en tramant à bout de bras d’inhumains fardeaux. La raison ? De peur d’infliger aux employés quelques heures d’un travail supplémentaire ou plus que de coutume intensif, les gares avaient jugé bon de fermer leurs consignes. Ces œillères, cet engoncement administratif, ces rivalités de personnes, ce manque de souffle enfin, si éloigné du dynamisme d’un Pelloutier, expliquent le mol affaissement des syndicats dans toute l’Europe et jusque chez nous, devant les premiers coups des pouvoirs dictatoriaux. Leur conduite, pendant la guerre, n’a pas eu autre origine. Peu importent, çà et là, quelques déclarations sonores, qui visaient la galerie. Les foules syndicalisées n’ont pas su se pénétrer de l’idée que, pour elles, rien ne comptait plus devant la nécessité d’amener, le plus rapidement et complètement possible, avec la victoire de la patrie, la défaite du nazisme et de tout ce que ses imitateurs, s’il triomphait, devaient, nécessairement, lui emprunter. On ne leur avait pas appris, comme c’eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain. L’heure du châtiment a aujourd’hui sonné. Rarement incompréhension aura été plus durement punie.
Et puis, il y avait aussi l’idéologie internationaliste et pacifiste. Je suis, je m’en flatte, un bon citoyen du monde et le moins chauvin des hommes. Historien, je sais tout ce que contenait de vérité le cri fameux de Karl Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » J’ai trop vu la guerre, enfin, pour ignorer qu’elle est une chose à la fois horrible et stupide. Mais l’étroitesse d’âme que je dénonçais tout à l’heure a consisté précisément à refuser d’accorder ces sentiments avec d’autres élans, non moins respectables. Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n’existe pas. C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse. Laissons, cependant, ce domaine de l’affectif. Quiconque a la pudeur de soi-même et horreur des grands mots, trop vulgarisés pour traduire comme il le faudrait des réalités spirituelles si intimes, ne s’y tiendra jamais longtemps sans malaise. Aussi bien, ce n’est pas sur un pareil terrain que nos pacifistes nous invitaient, ordinairement, à les suivre.
Ils invoquaient avant tout l’intérêt ; et c’est en se faisant de cet intérêt prétendu une image terriblement étrangère à toute vraie connaissance du monde qu’ils ont lourdement induit en erreur les disciples, un peu moutonniers, qui, en eux, mettaient leur foi.
Ils disaient que le capitalisme français était dur à ses serviteurs et ils n’avaient, certes, pas tort. Mais ils oubliaient que la victoire des régimes autoritaires ne pouvait manquer d’aboutir à l’asservissement presque total de nos ouvriers. N’apercevaient-ils donc pas, autour d’eux, tout prêts à s’en saisir et presque à la souhaiter, les futurs profiteurs de notre défaite ? Ils enseignaient, non sans raison, que la guerre accumule les ravages inutiles. Mais ils omettaient de distinguer entre la guerre qu’on décide volontairement de faire et celle qui vous est imposée, entre le meurtre et la légitime défense. Leur demandait-on s’ils nous conseillaient de tendre le cou au bourreau ? Ils répondaient : « Personne ne vous attaque. » Car ils aimaient à jouer sur les mots et peut-être, ayant perdu l’habitude de regarder en face leur pensée, se laissaient-ils eux-mêmes prendre dans les filets de leurs propres équivoques. Le voleur de grand chemin ne crie pas à sa victime : « Donne-moi ton sang. » Il consent à lui offrir le choix : « La bourse ou la vie. » De même, au peuple dont il poursuit l’oppression, le peuple agresseur : « Abdique ta liberté ou accepte le massacre. » Ils proclamaient que la guerre est affaire de riches ou de puissants à laquelle le pauvre n’a pas à se mêler. Comme si, dans une vieille collectivité, cimentée par des siècles de civilisation commune, le plus humble n’était pas toujours, bon gré mal gré, solidaire du plus fort. Ils chuchotaient – je les ai entendus – que les hitlériens n’étaient pas, en somme, si méchants qu’on affectait de les peindre : on s’épargnerait sans doute plus de souffrances en leur ouvrant toutes grandes les portes qu’en s’opposant, par la violence, à l’invasion. Que pensent-ils, aujourd’hui, ces bons apôtres dans la zone occupée, tyrannisée, affamée ?
Comme la parole qu’ils prêchaient était un évangile d’apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté de virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain. Ces enthousiastes, dont beaucoup n’étaient pas personnellement sans courage, travaillaient, inconsciemment, à faire des lâches. Tant il est véritable que la vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers. Instituteurs, mes frères, qui, en grand nombre, vous êtes, au bout du compte, si bien battus ; qui, au prix d’une immense bonne volonté, aviez su créer, dans notre pays aux lycées somnolents, aux universités prisonnières des pires routines, le seul enseignement peut-être dont nous puissions être fiers ; un jour viendra bientôt, je l’espère, un jour de gloire et de bonheur, où une France, enfin libérée de l’ennemi et, dans sa vie spirituelle plus libre que jamais, nous rassemblera de nouveau pour les discussions d’idées. Ce jour-là, instruits par une expérience chèrement acquise, ne songerez-vous pas à changer quelque chose aux leçons que vous professiez hier ?
Le plus singulier était, sans doute, que ces intransigeants amoureux du genre humain ne s’étonnaient pas de se rencontrer, sur les routes de la capitulation, avec les ennemis-nés de leur classe et de leurs idéaux. À dire vrai, l’alliance, si étrange qu’elle pût paraître, remontait parfois, en esprit, plus haut que l’inimitié. Car, parmi les hommes qu’après avoir tant de fois combattus, sur les champs de bataille électoraux, ils acceptaient ainsi pour associés dans l’œuvre de la paix à tout prix, beaucoup étaient naguère sortis de leurs rangs mêmes pour voler vers des destinées plus fructueuses. Ces transfuges avaient rejeté, comme un incommode déguisement, toute apparence des ardeurs révolutionnaires anciennes. Mais de leur passage dans les sectes dont ils s’étaient fait un utile tremplin, ils gardaient du moins une indélébile empreinte. Ils y avaient perdu le sens des valeurs nationales et ne devaient plus jamais le retrouver. Ce n’est point hasard si la débâcle a amené au pouvoir un ministre qui, jadis, fut à Kienthal ; si les Allemands parviendront, peut-être, à y hausser un agitateur des rues, qui, avant de revêtir, dans les années d’avant-guerre, une fallacieuse pelure de patriotisme, avait été un des chefs du communisme. Il n’est pas, contre une certaine école politique, de plus terrible condamnation : on peut, quand on s’y est formé, tout oublier de ce qu’on y apprit ; de beau, souvent, et de noble ; tout, sauf une négation : celle de la patrie.
Ainsi, bien que les besoins généraux de la défense nationale se confondissent plus que jamais avec les intérêts propres des salariés, ses exigences les plus évidentes trouvèrent, devant elles, une opinion ouvrière tristement incertaine de sa voie. À ce désarroi, les invraisemblables contradictions du communisme français ajoutèrent encore un nouveau ferment de trouble. Mais nous touchons ici à un autre ordre de problèmes, qui sont, proprement, ceux de la pensée.
Ce n’est pas seulement sur le terrain militaire que notre défaite a eu ses causes intellectuelles. Pour pouvoir être vainqueurs, n’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides ? Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates. Passe encore si l’on avait eu à déplorer seulement les mensonges et les omissions, coupables, certes, mais faciles en somme à déceler, qu’inspire l’esprit de parti ouvertement avoué. Le plus grave était que la presse dite de pure information, que beaucoup de feuilles même, parmi celles qui affectaient d’obéir uniquement à des consignes d’ordre politique, servaient, en fait, des intérêts cachés, souvent sordides, et parfois, dans leur source, étrangers à notre pays. Sans doute, le bon sens populaire avait sa revanche. Il la prenait sous la forme d’une méfiance croissante envers toute propagande, par l’écrit ou par la radio. L’erreur serait lourde de croire que l’électeur vote toujours « comme le veut son journal ». J’en sais plus d’un, parmi les humbles, qui, recevant chaque jour le quotidien du cru, vote, presque constamment, contre lui et peut-être cette imperméabilité à des conseils sans sincérité nous offre-t-elle, aujourd’hui, dans l’état où nous voyons la France, un de nos meilleurs motifs de consolation, comme d’espoir. On avouera cependant que, pour comprendre les enjeux d’une immense lutte mondiale, pour prévoir l’orage et s’armer dûment, à l’avance, contre ses foudres, c’était là une médiocre préparation mentale. Délibérément – lisez Mein Kampf et les conversations avec Rauschning – l’hitlérisme refuse à ses foules tout accès au vrai. Il remplace la persuasion par la suggestion émotive. Pour nous, il nous faut choisir : ou faire, à notre tour, de notre peuple un clavier qui vibre, aveuglément, au magnétisme de quelques chefs (mais lesquels ? ceux de l’heure présente manquent d’ondes) ; ou le former à être le collaborateur conscient des représentants qu’il s’est lui-même donnés. Dans le stade actuel de nos civilisations, ce dilemme ne souffre plus de moyen terme… La masse n’obéit plus. Elle suit, parce qu’on l’a mise en transe, ou parce qu’elle sait.
Était-ce donc que nos classes aisées et relativement cultivées, soit par dédain, soit par méfiance, n’avaient pas jugé bon d’éclairer l’homme de la rue ou des champs ? Ce sentiment existait, sans doute. Il était traditionnel. Ce n’est pas de gaîté de cœur que les bourgeoisies européennes ont laissé « les basses classes » apprendre à lire. Un historien pourrait citer là-dessus bien des textes Mais le mal avait pénétré plus loin dans les chairs. La curiosité manquait à ceux-là mêmes qui auraient été en position de la satisfaire. Comparez ces deux journaux quasi homonymes : The Times et Le Temps. Les intérêts, dont ils suivent, l’un et l’autre, les ordres, sont de nature semblable ; leurs publics, des deux côtés, aussi éloignés des masses populaires ; leur impartialité, également suspecte. Qui lit le premier, cependant, en saura toujours, sur le monde, tel qu’il est, infiniment plus que les abonnés du second. Même contraste d’ailleurs entre notre presse la plus orgueilleuse de ce qu’elle nomme sa « tenue » intellectuelle et la Frankfurter Zeitung, par exemple : la Frankfurter d’avant l’hitlérisme, voire celle encore d’aujourd’hui. Le sage, dit le proverbe, se contente de peu. Dans le domaine de l’information notre bourgeoisie était vraiment, au sens du sobre Épicure, terriblement sage.
Cent autres symptômes confirment celui-là. Au cours de deux guerres, j’ai fréquenté beaucoup d’officiers, de réserve ou d’active, dont les origines étaient extrêmement diverses. Parmi ceux qui lisaient un peu et déjà étaient rares, je n’en ai presque vu aucun tenir dans ses mains un ouvrage propre à mieux lui faire comprendre, fût-ce par le biais du passé, le temps présent. J’ai été le seul à apporter, au 4e bureau, le livre de Strasser sur Hitler ; un seul de mes camarades me l’a emprunté. La misère de nos bibliothèques municipales a été maintes fois dénoncée. Consultez les budgets de nos grandes villes : vous vous apercevrez que c’est indigence qu’il faudrait dire. Aussi bien n’est-ce pas seulement à l’art de connaître les autres que nous nous sommes laissés devenir étrangers. La vieille maxime du « connais-toi toi-même », qu’en avons-nous fait ? On m’a raconté que, dans une commission internationale, notre délégué se fit moquer, un jour, par celui de la Pologne : de presque toutes les nations, nous étions les seuls à ne pas pouvoir produire une statistique sérieuse des salaires. Nos chefs d’entreprises ont toujours mis leur foi dans le secret, favorable aux menus intérêts privés, plutôt que dans la claire connaissance, qui aide l’action collective. Au siècle de la chimie, ils ont conservé une mentalité d’alchimistes. Voyez encore les groupes qui, naguère, se sont donné chez nous pour mission de combattre le communisme. De toute évidence, seule une enquête honnêtement et intelligemment conduite, à travers le pays, pouvait leur fournir les moyens de connaître les causes d’un succès dont ils s’inquiétaient si fort ; par suite d’en entraver peut-être la marche. Qui dans leurs rangs s’en est jamais avisé ? Peu importe, ici, le dessein politique. Qu’on l’approuve ou le blâme le symptôme vraiment grave est que la technique intellectuelle de ces puissantes associations d’intérêts se soit montrée à ce point déficiente. Comment s’étonner si les états-majors ont mal organisé leurs services de renseignements ? Ils appartenaient à des milieux où s’était progressivement anémié le goût de se renseigner ; où, pouvant feuilleter Mein Kampf, on doutait encore des vrais buts du nazisme, où, parant l’ignorance du beau mot de « réalisme », on semble en douter encore aujourd’hui.
Le pis est que cette paresse de savoir entraîne, presque nécessairement, à une funeste complaisance envers soi-même. J’entends, chaque jour, prêcher par la radio, le « retour à la terre ». À notre peuple mutilé et désemparé, on dit « tu t’es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée ; en acceptant ses lois et ses commodités, tu t’es détourné des valeurs anciennes, qui faisaient ton originalité ; foin de la grande ville, de l’usine, voire de l’école ! Ce qu’il te faut, c’est le village ou le bourg rural d’autrefois, avec leurs labeurs aux formes archaïques, et leurs petites sociétés fermées que gouvernaient les notables ; là, tu retremperas ta force et tu redeviendras toi-même. » Certes, je n’ignore pas que sous ses beaux sermons se dissimulent – en vérité assez mal – des intérêts bien étrangers au bonheur des Français. Tout un parti, qui tient aujourd’hui ou croit tenir les leviers de commande, n’a jamais cessé de regretter l’antique docilité qu’il suppose innée aux peuples modestement paysans. On pourrait bien s’y tromper, d’ailleurs. Ce n’est pas d’hier que nos croquants ont, comme disaient les vieux textes, « la nuque dure ». Surtout, l’Allemagne, qui a triomphé par la machine, veut s’en réserver le monopole. C’est sous l’aspect de collectivités purement agricoles contraintes, par suite, d’échanger, à des prix imposés, leurs blés ou leurs laitages contre les produits de sa grande industrie, qu’elle conçoit les nations, dont elle rêve de grouper autour d’elle, comme une valetaille, l’humble compagnonnage. À travers le micro, la voix qui parle notre langue vient de là-bas.
Ces bucoliques avis, pourtant, ne sont pas exclusivement choses d’aujourd’hui. Toute une littérature de renoncement, bien avant la guerre, nous les avait rendus déjà familiers. Elle stigmatisait l’« américanisme ». Elle dénonçait les dangers de la machine et du progrès. Elle vantait, par contraste, la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de notre civilisation de petites villes, l’amabilité en même temps que la force secrète d’une société qu’elle invitait à demeurer de plus en plus résolument fidèle aux genres de vie du passé. Propos d’un académisme un peu bêlant, dont eussent souri nos vieux auteurs rustiques, un Noël du Fail ou un Olivier de Serres. Le vrai travail des champs a plus de stoïcisme que de douceur et c’est seulement dans les églogues que le village fait figure d’un asile de paix. Tout, pourtant, dans cette apologie de la France rurale, n’était pas faux. Je crois fermement que l’avantage demeure grand, pour un peuple, encore à l’heure présente, de s’enraciner fortement dans le sol. Par là il assure à son édifice économique une rare solidité, il se réserve surtout un fond de ressources humaines, proprement irremplaçables. Pour le voir vivre, chaque jour, pour avoir naguère combattu à ses côtés et m’être beaucoup penché sur son histoire, je sais ce que vaut l’authentique paysan français, dans sa verte robustesse et sa finesse sans fadeur. Je suis sensible, tout comme un autre, au charme discret de nos vieux bourgs et je n’ignore pas qu’ils furent la matrice où longtemps s’est formée la partie la plus agissante de la collectivité française.
Nous résignerons-nous, cependant, à n’être plus, comme les Italiens nous ont annoncé leur volonté de ne pas le demeurer, qu’un « musée d’antiquailles » ? Ne nous le dissimulons pas : le choix même ne nous est plus permis. Pour le croire encore possible, nous savons trop bien le sort que nos ennemis réservent aux musées. Nous voulons vivre, et, pour vivre, vaincre. Or, ayons le courage de nous l’avouer, ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l’oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes : voilà ce qui a succombé devant le train d’enfer que menait, contre nous, le fameux « dynamisme » d’une Allemagne aux ruches bourdonnantes. Ne fût-ce qu’afin de préserver, dans notre vieux patrimoine, ce qui peut et doit l’être, il nous faut l’adapter aux nécessités d’une ère nouvelle. La voiture à âne était peut-être un mode de transport bonhomme et charmant. Mais à refuser de lui substituer, là où cela est souhaitable, l’auto, nous finirions par nous voir enlever jusqu’à nos bourricots. Or, pour faire du neuf, il faut d’abord s’instruire. Si nos officiers n’ont pas su pénétrer les méthodes de guerre qu’imposait le monde d’aujourd’hui ce fut, dans une large mesure, parce qu’autour d’eux, notre bourgeoisie, dont ils étaient issus, fermait trop paresseusement les yeux. Nous serons perdus, si nous nous replions sur nous-mêmes ; sauvés, seulement, à condition de travailler durement de nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer plus vite.
Pour retrouver aussi cette cohérence de la pensée qu’une étrange maladie semble avoir fait perdre, depuis quelques années à quiconque, chez nous, se piquait, peu ou prou, d’action politique. À vrai dire, que les partis qualifiés de « droite » soient si prompts aujourd’hui à s’incliner devant la défaite, un historien ne saurait en éprouver une bien vive surprise. Telle a été presque tout au long de notre destin leur constante tradition : depuis la Restauration jusqu’à l’Assemblée de Versailles. Les malentendus de l’affaire Dreyfus avaient bien pu, un moment, paraître brouiller le jeu, en confondant militarisme avec patriotisme. Il est naturel que les instincts profonds aient repris le dessus ; et cela va très bien ainsi. Pourtant, que les mêmes hommes aient pu, tour à tour, manifester la plus absurde germanophobie et nous engager à entrer, en vassaux, dans le système continental allemand, s’ériger en défenseurs de la diplomatie à la Poincaré et vitupérer contre le « bellicisme » prétendu de leurs adversaires électoraux, ces palinodies supposent, chez ceux des chefs qui étaient sincères, une étrange instabilité mentale ; chez leurs fidèles, une insensibilité non moins choquante aux pires antinomies de la pensée. Certes, je n’ignore pas que l’Allemagne de Hitler éveillait des sympathies auxquelles celle d’Ebert ne pouvait pas prétendre. La France, du moins, restait toujours la France. Tient-on cependant à trouver, coûte que coûte, une excuse à ces acrobaties ? La meilleure serait sans doute que leurs adversaires, à l’autre extrémité de l’échelle des opinions, ne fussent pas moins déraisonnables. Refuser les crédits militaires et, le lendemain, réclamer des « canons pour l’Espagne » ; prêcher, d’abord, l’anti-patriotisme ; l’année suivante, prôner la formation d’un « front des Français » ; puis, en fin de compte, se dérober soi-même au devoir de servir et inviter les foules à s’y soustraire : dans ses zigzags, sans grâce, reconnaissons la courbe que décrivirent, sous nos yeux émerveillés, les danseurs sur corde raide du communisme. Je le sais bien ; de l’autre côté de la frontière, un homo alpinus brun, de moyenne taille, flanqué pour principal porte-voix d’un petit bossu châtain, a pu fonder son despotisme sur la mythique suprématie des « grands Aryens blonds ». Mais les Français avaient eu, jusqu’ici, la réputation de têtes sobres et logiques. Vraiment, pour que s’accomplisse, selon le mot de Renan, après une autre défaite, la réforme intellectuelle et morale de ce peuple, la première chose qu’il lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique : A est A, B est B ; A n’est point B.
Sur les causes profondes de pareilles faiblesses, il y aurait, cela va de soi, beaucoup à dire et à chercher. Notre bourgeoisie, qui reste, malgré tout, le cerveau de la nation, avait sans doute davantage le goût des études sérieuses au temps où elle était, en une large mesure, une classe de rentiers. L’homme d’affaires, le médecin, l’homme de loi doivent, aujourd’hui, peiner durement à leurs bureaux. Quand ils en sortent, il semble qu’ils ne gardent plus de force que pour s’amuser. Peut-être une meilleure organisation du temps, sans rien enlever à l’intensité du travail, leur rendrait-elle plus de loisirs. L’amusement cependant prend-il, d’aventure, forme intellectuelle ? Il se raccorde rarement à l’action, même indirectement. Car une vieille tradition nous porte à aimer l’intelligence pour l’intelligence, comme l’art pour l’art, et à les mettre à part de la pratique. Nous avons de grands savants, et nulles techniques ne sont moins scientifiques que les nôtres. Nous lisons, quand nous lisons, pour nous cultiver : ce qui est fort bien. Mais nous ne pensons pas assez qu’on peut, et doit, quand on agit, s’aider de sa culture.
Il lui faudra enfin à ce peuple se remettre à l’école de la vraie liberté d’esprit. « Il est bon qu’il y ait des hérétiques » : les milieux militaires n’étaient pas les seuls à avoir perdu de vue cette maxime de sagesse. Passe encore pour l’opinion traditionaliste. Cela était selon sa nature. Mais que dire de ce qu’on appelait les partis « avancés » ? J’ai, personnellement, pour l’œuvre de Karl Marx l’admiration la plus vive. L’homme était, je le crains, insupportable ; le philosophe, moins original, sans doute, que certains n’ont prétendu le dépeindre. Comme analyste social, nul n’eut plus de puissance. Si jamais les historiens, adeptes d’une science renouvelée, décident de se donner une galerie d’ancêtres, le buste barbu du vieux prophète rhénan prendra place, au premier rang, dans la chapelle de la corporation. Est-ce assez cependant pour que ses leçons servent éternellement de gabarit à toute doctrine ? D’excellents savants qui, dans leur laboratoire, ne croyaient qu’à l’expérience ont écrit des traités de physiologie ou des chapitres de physique « selon le marxisme ». Quel droit avaient-ils, après cela, de moquer la mathématique « hitlérienne » ? Des partis, qui professaient la mutabilité des formes économiques, excommuniaient les mal avisés qui refusaient de jurer selon la parole du maître. Comme si des théories nées de l’observation des sociétés européennes, telles qu’elles se présentaient vers les années 60, et nourries des connaissances sociologiques d’un savant de ce temps, pouvaient continuer à faire loi en 1940.
Condorcet parlait mieux, qui, imprégné du ferme rationalisme du XVIIIe siècle, disait, dans son fameux rapport sur l’instruction publique, « ni la Constitution française, ni même la Déclaration des Droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire ».
Je l’entends bien, sans qu’on ait besoin de me le souffler : les dirigeants des groupes étaient, en leur for intérieur, beaucoup moins fidèles à cette orthodoxie de façade qu’ils ne le laissaient penser. Ne les retrouvons-nous pas là, cependant, dans leur horrible association, les vices intellectuels qui ont tant fait pour notre perte : avec le goût de l’équivoque, un sens insuffisamment aigu du constant écoulement du monde ? Contre les hommes d’extrême gauche, comme contre les états-majors – car il arrive que, dans une nation, les pires adversaires respirent, sans s’en douter, la même atmosphère mentale – c’était, il faut l’avouer, Hitler qui avait raison. Non pas le Hitler des grandes harangues aux foules. Celui des confidences, qui disait un jour à Rauschning, à propos, précisément, du marxisme : « Nous savons, nous, qu’il n’y a pas d’état définitif… qu’il y a une évolution perpétuelle. L’avenir est le fleuve inépuisable des possibilités infinies d’une création toujours nouvelle. »
À un universitaire, on pardonnera d’attribuer une assez large part de responsabilité à l’enseignement ; et, pédagogue lui-même, d’exposer crûment les défauts de nos méthodes pédagogiques. Oscillant sans trêve entre un humanisme à l’ancienne mode, parvenu à demeurer toujours bien fidèle à sa valeur esthétique, et le goût souvent intempérant des nouveautés, aussi incapable de préserver efficacement les valeurs esthétiques et morales de la culture classique que d’en créer de fraîches, notre enseignement secondaire fait beaucoup trop peu pour développer l’énergie intellectuelle. Comme les universités leurs étudiants, il accable les élèves d’examens. Aux sciences d’observation, si propres, pourtant, à développer l’initiative des yeux et de la matière grise, il accorde peu de place. Il s’étend sur la physiologie animale avec raison ; il néglige presque totalement la botanique, en quoi il a grandement tort. Alors que les écoles anglaises s’efforcent d’encourager le hobby, la marotte de l’esprit (herbiers, collections de pierres, photographie, que sais-je encore ?), les nôtres détournent pudiquement les regards de toutes ces « fantaisies » ou les abandonnent au scoutisme, dont le succès dénonce, plus clairement peut-être que tout autre symptôme, les carences de l’éducation « nationale ». J’ai connu plus d’un bon élève qui, sorti du lycée, n’a jamais ouvert un livre sérieux ; plus d’un cancre ou demi-cancre, chez qui se révèle aujourd’hui un goût profond de la culture. Une fois par hasard, l’aventure n’aurait rien de scandaleux. Répétée, elle devient troublante.
Est-ce dépit d’amoureux ? Historien, j’inclinerai à être particulièrement sévère à l’enseignement de l’histoire. Ce n’est pas l’École de Guerre seulement qui arme mal pour l’action. Non certes que, dans nos lycées, on puisse lui reprocher de négliger le monde contemporain. Il lui accorde, au contraire, une place sans cesse plus exclusive. Mais, justement, parce qu’il ne veut plus regarder que le présent, ou le très proche passé, il se rend incapable de les expliquer : tel un océanographe qui, refusant de lever les yeux vers les astres, sous prétexte qu’ils sont trop loin de la mer, ne saurait plus trouver la cause des marées. Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier, sans lui, le présent demeure inintelligible. Pis encore peut-être : se privant, délibérément, d’un champ de vision et de comparaison assez large, notre pédagogie historique ne réussit plus à donner, aux esprits qu’elle prétend former, le sens du différent ni celui du changement. Ainsi notre politique rhénane, après 1918, s’est fondée sur une image périmée de l’Europe. Elle persistait à croire vivant ce mort : le séparatisme allemand. Ainsi, nos diplomates ont obstinément mis leur foi dans les Habsbourg, ces fantômes décolorés pour albums de salons bien-pensants ; on craint les Hohenzollern plus que Hitler. Autant de faire-part de décès qu’une histoire véritable n’aurait pas omis d’envoyer. Attachés, en outre, presque sans exceptions, aux manifestations les plus superficielles de la vie des peuples, qui sont aussi, aux époques voisines de nous, les plus aisées à saisir, nos programmes scolaires entretiennent l’obsession du politique. Ils reculent, pudiquement, devant toute analyse sociale. Par là, ils manquent à en suggérer le goût. Qu’on veuille bien ne pas m’accuser de beaucoup trop demander à un maître de collège ou d’école primaire ! Je ne crois nullement plus difficile d’intéresser un enfant aux vicissitudes d’une technique, voire aux apparentes étrangetés d’une civilisation ancienne ou lointaine, qu’à un changement de ministère ; et ce n’est certes pas dans un manuel selon mon cœur que j’ai vu congrûment exposer à des élèves de neuvième comment la monarchie de Juillet avait, à la « pairie héréditaire », substitué la « pairie à vie ». N’y avait-il pas mieux à apprendre à ces marmots : rien de plus humain, de plus capable de frapper utilement leur malléable imagination, de plus instructif pour leur dressage de futur citoyen de la France et de la planète. Ici aussi, nous réclamons, toutes fenêtres désormais ouvertes, un grand balayage de l’atmosphère. Ce sera là tâche des jeunes. Pour réformer la préparation intellectuelle du pays, comme le commandement de ses armées, nous comptons sur eux, beaucoup plutôt que sur les cinq académies, les plus hautes autorités de l’Université ou le Conseil supérieur de la Guerre.
On charge de tous les péchés notre régime politique d’avant-guerre. Je ne suis point, pour ma part, tenté d’en dire beaucoup de bien. Que le parlementarisme ait trop souvent favorisé l’intrigue, aux dépens de l’intelligence ou du dévouement. Il me suffit, pour en être persuadé, de regarder autour de moi. Les hommes qui nous gouvernent aujourd’hui sont, pour la plupart, issus de ces marécages. S’ils renient maintenant les mœurs qui les ont faits ce qu’ils sont, ce n’est que ruse de vieux renards. L’infidèle employé, qui s’est ouvert un coffre-fort, ne laisse pas traîner ses fausses clefs : il aurait bien trop peur qu’un plus malin que lui ne les ramassât, pour le dépouiller, à son tour, du butin.
Lorsque l’heure aura sonné du vrai redressement, lorsque nous pourrons exiger, de nouveau, d’être dirigés au grand jour et commander aux factions de s’effacer, si elles ont perdu la confiance du pays, nous n’aurons pas, assurément, qu’à remettre, paresseusement, nos pas, dans les empreintes d’avant-hier. Les assemblées, de dimensions monstrueuses, qui prétendaient nous régir, étaient un legs absurde de l’Histoire. Des États-Généraux, réunis pour dire « oui » ou « non », pouvaient bien dénombrer leurs membres par centaines. Une chambre gouvernante se voue au chaos, dès qu’elle accepte d’être une foule ; et c’est d’ailleurs un problème de savoir si une chambre, faite pour sanctionner et contrôler, peut gouverner. Notre machinerie de partis exhalait un parfum moisi de petit café ou d’obscurs bureaux d’affaires. Elle n’avait même pas pour elle l’excuse de la puissance, puisqu’elle s’est effondrée aux premiers souffles de l’arbitraire, comme un château de cartes. Prisonniers de dogmes qu’ils savaient périmés, de programmes qu’ils avaient renoncé à réaliser, les grands partis unissaient, fallacieusement, des hommes qui, sur les grands problèmes du moment – on le vit bien après Munich –, s’étaient formé les opinions les plus opposées. Ils en séparaient d’autres, qui pensaient exactement de même. Ils ne réussissaient pas, le plus souvent, à décider de qui serait au pouvoir. Ils servaient simplement de tremplin aux habiles, qui se chassaient l’un l’autre du pinacle.
Nos ministres et nos assemblées nous ont, incontestablement, mal préparés à la guerre. Le haut commandement, sans doute, les y aidait peu. Mais rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens. En 1915, les commissions des Chambres avaient, pour nous doter d’artillerie lourde, plus fait que tous les artilleurs ensemble. Que leurs héritières n’ont-elles agi de même, et plus à temps, pour les avions et les chars ! L’histoire du ministre de l’Armement semble une leçon de déraison ; il est inouï que, pour l’improviser, il ait fallu attendre les premiers mois de la campagne. C’est dès le jour de la mobilisation qu’il eût dû surgir, avec ses cadres tout prêts. Rarement, le Parlement refusait les crédits, si les spécialistes savaient les demander avec assez de courage. Il n’avait pas la force de les contraindre à les bien employer. En outre, capable de se résigner à frapper l’électeur à la bourse, il craignait beaucoup plus de le gêner. Sa répugnance à imposer aux réservistes les périodes d’exercice nécessaires a porté un coup très grave au principe des armées nationales. Il est vrai que les routines de la caserne, fort peu favorables à un emploi rationnel de ces stades d’instruction, lui avaient frayé la voie. À plusieurs reprises, les présidents du Conseil avaient dû réclamer les pleins pouvoirs. C’était avouer que la machine constitutionnelle grinçait. Mieux eût valu la réformer, avant qu’il fût trop tard. Solution de facilité, on ne voit point que ces pleins pouvoirs eux-mêmes aient beaucoup servi à renforcer la pratique gouvernementale ni à y remettre de l’ordre. Gâtés par la pratique des couloirs, nos chefs politiques croyaient s’informer quand ils ne faisaient que recueillir des potins au hasard des rencontres. Les problèmes mondiaux comme les problèmes nationaux ne leur apparaissaient plus que sous l’angle des rivalités personnelles.
Ce régime était donc faible. Il n’était pas si méchant qu’on l’a voulu peindre. Parmi les crimes dont on l’a accusé, certains semblent bien purement imaginaires. On a répété que les passions partisanes et, surtout, anticléricales, avaient désorganisé l’armée. Je puis témoigner qu’à Bohain, le général Blanchard se rendait, chaque dimanche, à la messe. Supposer qu’il eût, pour cela, attendu la guerre, serait faire à son courage civique l’injure la plus gratuite. Il avait cent fois raison, puisque telle était sa foi, d’accomplir ainsi, publiquement, son devoir de fidèle. L’incroyant qui lui en eût su mauvais gré aurait été un sot ou une âme de boue. Mais je ne vois pas que ces convictions religieuses, loyalement affirmées, l’aient empêché d’obtenir, sous des gouvernements dits « de gauche », une armée, et de la conduire à la défaite.
Aussi bien, gouvernaient-ils tant que cela, nos Parlements et les ministres sortis de leurs rangs ? Des systèmes antérieurs, ils avaient gardé plusieurs grands corps publics qu’ils étaient bien loin de diriger étroitement. Sans doute, les préoccupations de parti ne manquaient pas d’intervenir, assez souvent, dans le choix des chefs d’équipe. De quelque côté que soufflât le vent du moment, les désignations qu’elles imposaient étaient rarement les plus heureuses. Mais le recrutement de base restait presque exclusivement corporatif. Asile préféré des fils de notables, l’École des Sciences Politiques peuplait de ses élèves les ambassades, la Cour des Comptes, le Conseil d’État, l’Inspection des Finances. L’École Polytechnique, dont les bancs voient se nouer, pour la vie, les liens d’une si merveilleuse solidarité, ne fournissait pas seulement les états-majors de l’industrie ; elle ouvrait l’accès de ces carrières d’ingénieurs de l’État, où l’avancement obéit aux lois d’un automatisme quasi mécanique. Les Universités, par le moyen de tout un jeu de conseils et de comités, se cooptaient à peu près complètement elles-mêmes, non sans quelques dangers pour le renouvellement de la pensée, et offraient à leurs maîtres des garanties de permanence, que le système présent a, provisoirement, dit-il, abolies. Fort de sa richesse et du prestige que, même sur les âmes, en apparence, les plus philosophiques, exerce toujours le hochet d’un titre, l’Institut de France conservait, pour le mal ou pour le bien, sa dignité de puissance intellectuelle. Si la politique influait, d’aventure, sur le choix de l’Académie, ce n’était assurément pas celle de gauche. « Je connais, disait naguère Paul Bourget, trois citadelles du conservatisme : la Chambre des lords, le grand État-Major allemand, l’Académie française. »
Le régime eut-il tort ou raison de respecter ces antiques corporations ? On peut en disserter à perte de vue. Les uns diront : stabilité, tradition d’honneur. Les autres, vers lesquels j’avoue incliner, répliqueront : routine, bureaucratie, morgue collective. Une chose, en tout cas, est certaine : sur deux points, la faute fut lourde.
Quel tollé quand, par l’établissement d’une École d’administration, un ministère de Front populaire prétendit battre en brèche le monopole des « Sciences Po » ! Le projet était mal venu. Mieux eût valu certainement favoriser, par des bourses, l’accès de tous aux fonctions administratives et en confier la préparation aux universités, selon le large système de culture générale qui fait la force du Civil Service britannique. Mais l’idée première était juste. Quelle que soit la nature du gouvernement, le pays souffre si les instruments du pouvoir sont hostiles à l’esprit même des institutions publiques. À une monarchie, il faut un personnel monarchiste. Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur.
D’autre part, le système de cooptation qui, officiel ou non, régnait dans presque tous les grands corps, aboutissait à y fortifier beaucoup trop le pouvoir de l’âge. Comme dans l’armée, l’avancement, à quelques exceptions près, était généralement assez lent et les vieillards, se perpétuant aux sommets, s’ils acceptaient de tendre l’échelle à quelques-uns de leurs cadets, choisissaient, pour cela, de préférence, leurs trop bons élèves. Les révolutions nous paraissent tantôt souhaitables, tantôt odieuses, selon que leurs principes sont ou non les nôtres. Elles ont cependant toutes une vertu, inhérente à leur élan : elles poussent en avant les vrais jeunes. J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’État, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre « le surprenant et le nouveau ». Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards.
Cependant un régime, quelle que soit la force de résistance propre acquise par ses rouages, est, avant tout, ce que l’a fait la société même qu’il prétend régir. Il arrive que la machine entraîne le conducteur. Plus souvent, elle vaut ce que valent les doigts qui la manient. Je ris quand j’entends certains hommes d’affaires de ma connaissance, quelques heures après avoir « fait passer », à beaux deniers sonnants, un article dans le plus grave de nos journaux, s’élever éloquemment contre la vénalité de la presse ou s’ils ont commandé à un ancien ministre le livre qui devra défendre leurs bas intérêts, railler ces « fantoches » du Parlement. Qui mérite davantage la corde, le corrompu ou le corrupteur ? Nos grands bourgeois se plaignent volontiers du corps enseignant. Au temps où, plus qu’aujourd’hui, ils tenaient les cordons de la bourse, ils trouvaient naturel de donner, par la voie du budget, aux professeurs de leurs fils, moins qu’à leurs domestiques. Dira-t-on assez le mal que nous a fait la proverbiale avarice française ? Là encore, l’esprit de petite ville n’a pas cessé de triompher.
Surtout, notre mécanisme politique souffrait, jusqu’à en être littéralement coincé, du grand malentendu des Français.
Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise.
Il m’est arrivé, çà et là, de prononcer le nom de bourgeoisie. Non sans scrupules. Ces mots, à la fois usés par le temps et sujets à de perpétuelles déviations de sens, encombrent la nomenclature, encore tâtonnante, des sciences humaines, ils enferment, dans des contours trop flous, des réalités trop complexes. Force est bien, cependant, jusqu’à nouvel ordre, d’user du seul vocabulaire qu’un langage imparfait mette à votre disposition. À condition d’en définir les termes. J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.
Or, la bourgeoisie, ainsi entendue, avait, dans la France d’avant-guerre, cessé d’être heureuse. Les révolutions économiques, qu’on attribuait à la dernière catastrophe mondiale et qui n’en venaient pas toutes sapaient la quiète stabilité des fortunes. Jadis ressource presque unique de beaucoup de familles, ultime espoir de tant d’autres, qui en étaient encore aux premières pentes du succès, la rente fondait entres des mains étonnées. La résistance du salariat faisait bloc contre toute pression sur les rémunérations ouvrières, amenuisant, à chaque crise, le profit patronal, avec les dividendes. L’expansion de l’industrie, dans les pays neufs, et les progrès de leur autarcie vouaient à une anémie croissante les capitalismes européens et français. La poussée des nouvelles couches sociales menaçait la puissance, économique et politique, d’un groupe habitué à commander. Longtemps il s’était, dans son ensemble, accommodé des institutions démocratiques. Beaucoup de ses membres les avaient même appelées de leurs vœux. C’était que les mœurs, comme à l’ordinaire, avaient retardé sur le droit. Remis au petit paysan et à l’ouvrier, le bulletin de vote n’avait, durant plus d’une génération, pas changé grand-chose à la domination traditionnelle exercée, sur la province, par les notables des classes moyennes. Il les avait même servis, en leur permettant d’éliminer, en partie, des grands postes de l’État, leurs vieux adversaires de la très haute bourgeoisie ou de la noblesse. Chez ces hommes étrangers aux intransigeances aristocratiques, la démocratie flattait un goût très sincère d’humanité. Elle ne les inquiétait pas encore dans leur bourse ou dans la solidité de leur modeste prestige. Mais un jour vint où, favorisé par la tragédie économique, l’électeur du commun fit entendre beaucoup plus haut et plus dangereusement sa voix. Les rancunes furent avivées par un véritable sentiment d’inégalité retournée. Contraint à payer de sa personne, chaque jour plus durement, le bourgeois crut s’apercevoir que les masses populaires, dont le labeur était la source profonde de ses gains, travaillaient au contraire moins que par le passé – ce qui était vrai – et même moins que lui-même : ce qui n’était peut-être pas aussi exact, en tout cas, tenait un compte insuffisant des différentes nuances de la fatigue humaine. On le vit s’indigner que le manœuvre trouvât le loisir d’aller au cinéma, tout comme le patron ! L’esprit des classes ouvrières, que leur longue insécurité avait accoutumé à vivre sans beaucoup de souci du lendemain, heurtait son respect inné de l’épargne. Dans ces foules au poing levé, exigeantes, un peu hargneuses et dont la violence traduisait une grande candeur, les plus charitables gémissaient de chercher désormais en vain le « bon pauvre » déférent des romans de Mme de Ségur. Les valeurs d’ordre, de docile bonhomie, de hiérarchie sociale complaisamment acceptée, auxquelles toute leur éducation avait formé des âmes naturellement peu amies des nouveautés, paraissaient prêtes à être balayées ; et avec elles, peut-être, quelque chose d’assurément beaucoup plus précieux : un peu de ce sens national qui, sans que le riche s’en doute toujours assez, réclame des humbles une dose d’abnégation bien plus considérable que chez leurs maîtres.
Parce que la bourgeoisie était ainsi anxieuse et mécontente, elle était aussi aigrie. Ce peuple dont elle sortait et avec lequel, en y regardant de plus près, elle se fût senti plus d’une affinité profonde, trop déshabituée, d’ailleurs, de tout effort d’analyse humaine pour chercher à le comprendre, elle préféra le condamner. On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence les plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l’épouvante des ménagères dépassa, s’il était possible, celle de leurs époux. On accuse aujourd’hui la bourgeoisie juive d’avoir fomenté le mouvement. Pauvre Synagogue, à l’éternel bandeau. Elle trembla, j’en puis témoigner, plus encore que l’Église. Il en fut de même pour le Temple. « Je ne reconnais plus mes industriels protestants », me disait un écrivain, né dans leur milieu. « Ils étaient naguère, entre tous, soucieux du bien-être de leurs ouvriers. Les voici, maintenant, les plus acharnés contre eux ! » Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracée dans l’épaisseur de la société française.
Certes, je n’ai nulle envie d’entreprendre ici l’apologie des gouvernements de Front populaire. Une pelletée de terre, pieusement jetée sur leurs tombes : de la part de ceux qui, un moment, purent mettre en eux leur foi ; ces morts ne méritent rien de plus. Ils tombèrent sans gloire. Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de chose. Les événements mêmes, qui les dépassaient, n’en portent pas, à beaucoup près, tout le poids. La tentative succomba, avant tout, devant les folies de ses partisans ou qui affectaient de l’être. Mais l’attitude de la plus grande partie de l’opinion bourgeoise fut inexcusable. Elle bouda, stupidement, le bien comme le mal. J’ai vu un brave homme, nullement insensible aux plaisirs des yeux, refuser de mettre les pieds à l’Exposition Universelle. Elle avait beau offrir cet incomparable trésor, orgueil de notre nation : les chefs-d’œuvre de l’art français. Un ministre abhorré l’avait inaugurée. Son achèvement avait été, disait-on, compromis par les exigences des syndicats. C’en était assez pour prononcer sur elle l’anathème. Quelles huées lorsqu’on nous parla d’organiser les loisirs. On railla, on boycotta. Les mêmes personnes élèvent aujourd’hui aux nues les mêmes efforts, depuis que l’idée a été reprise, plus ou moins sérieusement sous un autre nom, par un régime selon leur cœur.
Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore, disent-ils, si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire – le vrai, celui des foules, non des politiciens – il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. Malheureusement, les hommes dont les ancêtres prêtèrent serment sur l’autel de la patrie, avaient perdu contact avec ces sources profondes. Ce n’est pas hasard si notre régime, censément démocratique, n’a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde. Nous avons laissé à Hitler le soin de ressusciter les antiques péans. J’ai connu, à la Ire armée, des officiers chargés d’entretenir le « moral » des troupes. Le commandement avait, pour cela, fait choix d’un banquier très parisien et d’un industriel du Nord. Ils pensaient que pour glisser « quelques vérités » dans les journaux du front, il fallait, d’abord, les enrober de grasses plaisanteries. Quant au Théâtre aux Armées, plus il donnait de farces graveleuses, meilleur il leur semblait. De plus en plus loin du peuple, dont elle renonçait à pénétrer, pour sympathiser avec eux, les authentiques mouvements d’âme, tour à tour refusant de le prendre au sérieux ou tremblant devant lui, la bourgeoisie, en même temps, s’écartait, sans le vouloir, de la France tout court.
En accablant le régime, elle arrivait, par un mouvement trop naturel, à condamner la nation qui se l’était donné. Désespérant, malgré elle, de ses propres destins, elle finissait par désespérer de la patrie. Criez-vous que j’exagère ? Relisez les journaux que hier elle lisait et inspirait : vous serez édifié. Au temps où la Belgique venait de rejeter l’alliance au profit d’une neutralité tristement fallacieuse, un ami bruxellois me disait : « Vous ne vous imaginez pas le mal qu’ont fait à votre cause vos grands hebdomadaires. Ils proclament, chaque semaine, que vous êtes pourris. Que voulez-vous ! On les croit. » Nous ne les croyions nous-même que trop. Une grande partie de nos classes encore dirigeantes, celles qui nous fournissaient nos chefs d’industrie, nos principaux administrateurs, la plupart de nos officiers de réserve, sont parties en guerre toutes pleines de cette hantise. Ils recevaient les ordres d’un système politique qui leur semblait corrompu jusqu’aux moelles ; ils défendaient un pays qu’ils jugeaient, d’avance, incapable de résister ; les soldats qu’ils commandaient étaient issus d’un peuple, à leur gré, dégénéré. Quel que pût être leur courage personnel et la force de leur patriotisme, était-ce là une bonne préparation mentale pour lutter, comme il l’eût fallu, « jusqu’au dernier quart d’heure » ?
Or, ces partis pris, les états-majors ne les partageaient que trop bien. Non qu’ils dussent nécessairement en être à ce point contaminés. Il s’en fallait de beaucoup que les officiers de carrière, même dans les plus hautes fonctions, sortissent tous de milieux héréditairement favorisés par la fortune. Plus d’un, au contraire, demeurait, par ses origines, très proche des couches populaires. Par profession et par point d’honneur, ils étaient, pour la plupart, fort étrangers à tout bas esprit mercantile. L’avenir du capitalisme, à supposer qu’ils eussent trouvé le temps de réfléchir sur lui, ne leur aurait assurément pas inspiré de considération particulière et une redistribution des richesses n’avait rien pour effrayer le plus grand nombre d’entre eux. Hommes de devoir, dans leur presque totalité, et patriotes fervents, ils étaient les soldats de la France. Ils auraient rougi qu’on pût les prendre pour les mercenaires de quelques intérêts privés ou d’une classe. Mais, que savaient-ils des réalités sociales ? L’école, la caste, la tradition avaient bâti autour d’eux un mur d’ignorance et d’erreur. Leurs idées étaient simples. « À gauche », on était « antimilitariste » ; on y pensait mal, on n’y respectait pas l’autorité, qui fait, comme chacun sait, la force principale des armées. Quant au socialiste, ils le connaissaient de longue date : c’était le mauvais troupier qui se plaint perpétuellement de l’ordinaire et parfois, pour comble d’horreur, va saisir les journaux de ses jérémiades. Quiconque pactisait avec ces gens-là se trouvait suspect. Roosevelt même avait quelque chose de « bolcheviste » (je l’ai entendu dire, et par un chef d’état-major). Au surplus, étant, dans leur masse, d’esprit peu curieux, et dressés, dès leur adolescence, à fuir l’hérésie, cette courte orthodoxie leur suffisait parfaitement. Ils ne cherchaient, en aucune façon, à s’informer. Parmi les feuilles étalées sur la table de notre popote, Le Temps représentait l’extrême rouge. Ainsi, un groupe de jeunes chefs, recrutés entre les plus intelligents, n’ouvrait jamais un quotidien qui reflétât, si peu que ce soit, les opinions professées, à tort ou à droit, par la majorité des Français.
Battons notre coulpe. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le déplore : les hommes auxquels revenait l’honneur de représenter, au cours de ces dernières années, ce qu’il y avait chez nous de tendances d’esprit authentiquement libérales, désintéressées et humainement progressives, ont commis une de leurs plus lourdes fautes, en s’abstenant de tout effort pour se faire mieux comprendre d’un groupe professionnel où subsistaient de si hautes valeurs morales. Le malentendu date, je pense, de l’affaire Dreyfus et notre côté de la barricade n’en porta assurément pas, à l’origine, la responsabilité. Il n’en est pas pour cela plus excusable. Combien de fois, voyant mes camarades boire, comme petit-lait, aux sources de haine et de bêtise que continuaient à dispenser, durant la guerre même, de sordides hebdomadaires, ne me suis-je pas dit « Quel dommage que de si braves gens soient si mal renseignés ! Quelle honte surtout que personne, jamais, n’ait véritablement cherché à les éclairer ».
Mais le fait est là : et nous pouvons maintenant en mesurer les résultats. Mal instruits des ressources infinies d’un peuple resté beaucoup plus sain que des leçons empoisonnées ne les avaient inclinés à le croire, incapables, par dédain comme par routine, d’en appeler à temps à ses réserves profondes, nos chefs ne se sont pas seulement laissé battre. Ils ont estimé très tôt naturel d’être battus. En déposant, avant l’heure, les armes, ils ont assuré le succès d’une faction. Quelques-uns, certes, cherchèrent, avant tout dans le coup d’État, le moyen de masquer leur faute. D’autres cependant, dans le haut commandement, presque tous dans les rangs de l’armée étaient loin de poursuivre consciemment d’aussi égoïstes desseins. Ils n’ont accepté le désastre que la rage au cœur. Ils l’ont accepté, cependant, trop tôt, parce qu’ils lui trouvaient ces atroces consolations : écraser, sous les ruines de la France, un régime honni ; plier les genoux devant le châtiment que le destin avait envoyé à une nation coupable.
J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, c’est vrai, nous étions revenus bien fatigués. Nous avions aussi, après ces quatre ans d’oisiveté combattante, grande hâte de reprendre sur l’établi, où nous les avions laissé envahir par la rouille, les outils de nos divers métiers : nous voulions, par des bouchées doubles, rattraper le travail perdu. Telles sont nos excuses. Je ne crois plus, depuis longtemps, qu’elles suffisent à nous blanchir.
Nous sommes beaucoup à avoir mesuré, très tôt, l’abîme où la diplomatie de Versailles et la diplomatie de la Ruhr menaçaient de nous précipiter. Nous comprenions qu’elles réussissaient ce merveilleux coup double : nous brouiller avec nos alliés de la veille ; maintenir toute saignante, notre antique querelle avec les ennemis que nous venions à grand-peine de vaincre. Or, nous n’ignorions pas ce que représentaient de puissance latente et la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Les mêmes hommes, ou peu s’en faut, que nous avons vus nous conseiller, aujourd’hui avant même que l’heure en eût sonné, la triste sagesse de Louis XVIII, nous engageaient alors à la magnificence de Louis XIV. Nous n’étions pas assez sots pour croire, avec eux, que dans une France appauvrie, relativement dépeuplée et d’un potentiel industriel médiocre, une pareille politique fût de saison : si tant est qu’elle l’ait jamais été. Comme nous n’étions pas prophètes, nous n’avions pas deviné le nazisme. Mais nous prévoyions bien que, sous une forme dont nous nous avouions incapables de dessiner, avec précision, les contours, le sursaut allemand viendrait, un jour, alimenté par les rancunes, dont nos folies multipliaient la semence, et que son déclenchement serait terrible. Si l’on nous avait interrogés sur l’issue vraisemblable d’une seconde guerre, nous aurions répondu, sans doute, par l’espoir d’une seconde victoire. Mais, sans nous dissimuler que, dans cette tourmente renouvelée, la civilisation européenne risquait de sombrer à jamais. Nous sentions, d’autre part, dans l’Allemagne d’alors, la montée encore timide de bonnes volontés, franchement pacifiques, honnêtement libérales, qu’il ne tenait qu’à nos chefs d’encourager. Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert, mais du moins, quel que soit le succès final, peut toujours se rendre la justice d’avoir crié sa foi. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains !
Tout ce qu’on a lu plus haut sur les faiblesses qui, peu à peu, minaient la robuste santé du pays, sur la léthargie intellectuelle des classes dirigeantes et leurs rancœurs, sur les illogiques propagandes dont les mixtures frelatées intoxiquaient nos ouvriers, sur notre gérontocratie, sur le malaise de l’armée, dans la nation, tout cela ou presque tout, il y a longtemps que nous nous le murmurions, entre amis choisis. Combien ont eu le cran de parler plus fort ? J’entends bien, nous n’avions pas des âmes de partisans. Ne le regrettons pas. Ceux d’entre nous qui, par exception, se laissèrent embrigader par les partis, finirent presque toujours par en être les prisonniers beaucoup plutôt que les guides. Mais ce n’était pas dans les comités électoraux que nous appelait notre devoir. Nous avions une langue, une plume, un cerveau. Adeptes des sciences de l’homme ou savants de laboratoires, peut-être fûmes-nous aussi détournés de l’action individuelle par une sorte de fatalisme, inhérent à la pratique de nos disciplines. Elles nous ont habitués à considérer, sur toutes choses, dans la société comme dans la nature, le jeu des forces massives. Devant ces lames de fond, d’une irrésistibilité presque cosmique, que pouvaient les pauvres gestes d’un naufragé ? C’était mal interpréter l’histoire. Parmi tous les traits qui caractérisent nos civilisations, elle n’en connaît pas de plus significatif qu’un immense progrès dans la prise de conscience de la collectivité. Là est la clef d’un grand nombre de contrastes qui, aux sociétés du passé, opposent, si crûment, celles du présent. Une transformation juridique, dès lors qu’elle est perçue, ne se produit pas de la même façon que si elle était demeurée purement instinctive.
Les échanges économiques n’obéissent pas aux mêmes lois, selon que les cours des prix sont ou non connus de l’ensemble des participants. Or, de quoi est faite cette conscience collective, sinon d’une multitude de consciences individuelles, qui, incessamment, influent les unes sur les autres ? Se former une idée claire des besoins sociaux et s’efforcer de la répandre, c’est introduire un grain de levain nouveau, dans la mentalité commune ; c’est se donner une chance de la modifier un peu et, par suite, d’incliner, en quelque mesure, le cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie des hommes. Avant tout, nous étions requis, une fois de plus, par la tâche quotidienne. Il ne nous reste, pour la plupart, que le droit de dire que nous fûmes de bons ouvriers. Avons-nous toujours été d’assez bons citoyens ?
Je n’étale pas ces remords par délectation morose. L’expérience ne m’a point appris qu’un péché confessé fût, pour cela, moins lourd à porter. Je pense à ceux qui me liront : à mes fils, certainement, à d’autres, peut-être, un jour, parmi les jeunes. Je leur demande de réfléchir aux fautes de leurs aînés. Peu importe qu’ils les jugent avec l’implacable sévérité des âmes encore fraîches, ou leur réservent un peu de cette indulgence amusée, dont les générations montantes accordent volontiers au vieil âge le dédaigneux bénéfice. L’essentiel est qu’ils les connaissent, pour les éviter.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans cette situation affreuse que le sort de la France a cessé de dépendre des Français. Depuis que les armes, que nous ne tenions pas d’une poigne assez solide, nous sont tombées des mains, l’avenir de notre pays et de notre civilisation fait l’enjeu d’une lutte où, pour la plupart, nous ne sommes plus que des spectateurs un peu humiliés. Qu’adviendra-t-il de nous si, par malaventure, la Grande-Bretagne doit être, à son tour, vaincue ? Notre redressement national en sera, à coup sûr, longuement retardé. Retardé seulement, j’en ai la conviction. Les ressorts profonds de notre peuple sont intacts et prêts à rebondir. Ceux du nazisme, par contre, ne sauraient supporter toujours la tension croissante, jusqu’à l’infini, que les maîtres présents de l’Allemagne prétendent leur imposer. Enfin, les régimes « venus dans les fourgons de l’étranger » ont bien pu jouir, parfois chez nous, d’une certaine durée. Ce n’a jamais été, face aux dégoûts d’une fière nation, que le répit du condamné. N’apercevons-nous pas déjà que la plaie de l’occupation mord, chaque jour, plus cruellement dans nos chairs ? L’apparente bonhomie du début ne trompe plus personne. Pour juger l’hitlérisme, il suffit, à notre opinion, de le regarder vivre. Mais combien j’aime mieux évoquer l’image d’une victoire anglaise ! Je ne sais quand l’heure sonnera où, grâce à nos Alliés, nous pourrons reprendre en main nos propres destinées. Verrons-nous alors des fractions du territoire se libérer les unes après les autres ? Se former, vague après vague, des armées de volontaires, empressées à suivre le nouvel appel de la Patrie en danger ? Un gouvernement autonome poindre quelque part, puis faire tache d’huile ? Ou bien un élan total nous soulèvera-t-il soudain ? Un vieil historien roule ces images dans sa tête. Entre elles, sa pauvre science ne lui permet pas de choisir. Je le dis franchement : je souhaite, en tout cas, que nous ayons encore du sang à verser : même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers (je ne parle pas du mien, auquel je n’attache pas tant de prix). Car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice ; ni de liberté nationale qui puisse être pleine, si on n’a travaillé à la conquérir soi-même.
Ce n’est pas aux hommes de mon âge qu’il appartiendra de reconstruire la patrie. La France de la défaite aura eu un gouvernement de vieillards. Cela est tout naturel. La France d’un nouveau printemps devra être la chose des jeunes. Sur leurs aînés de l’ancienne guerre, ils posséderont le triste privilège de ne pas avoir à se garer de la paresse de la victoire. Quel que puisse être le succès final, l’ombre du grand désastre de 1940 n’est pas près de s’effacer. Peut-être est-ce une bonne chose d’être ainsi contraints de travailler dans la rage ? Je n’aurai pas l’outrecuidance de leur tracer un programme. Ils en tireront eux-mêmes les lois au fond de leur cerveau et de leur cœur. Ils en adapteront les contours aux leçons des événements. Nous les supplions seulement d’éviter la sécheresse des régimes qui, par rancune ou orgueil, prétendent dominer les foules, sans les instruire ni communier avec elles. Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence. Nous attendons d’eux aussi que, tout en faisant du neuf, beaucoup de neuf, ils ne rompent point les liens avec notre authentique patrimoine qui n’est point ou qui, du moins, n’est pas tout entier là où de prétendus apôtres de la tradition le veulent mettre. Hitler disait un jour, à Rauschning : « Nous avons raison de spéculer plutôt sur les vices que sur les vertus des hommes. La Révolution française en appelait à la vertu. Mieux vaudra que nous fassions le contraire. » On pardonnera à un Français, c’est-à-dire à un homme civilisé – car c’est tout un – s’il préfère, à cet enseignement, celui de la Révolution, et de Montesquieu : « Dans un État populaire, il faut un ressort, qui est la vertu. » Qu’importe si la tâche est ainsi rendue plus difficile ! Un peuple libre et dont les buts sont nobles, court un double risque. Mais, est-ce à des soldats qu’il faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de l’aventure ?
Guéret-Fougères (Creuse) : juillet-septembre 1940.