NOUVELLE VIII L’ENFER DES AMANTES CRUELLES

Il y avait autrefois à Ravenne, ville très-ancienne de la Romagne, un grand nombre de gentilshommes, parmi lesquels on distinguait un jeune homme nommé Anastase des Honnétes, qui, par la mort de son père et celle d’un de ses oncles dont il avait hérité, se trouvait puissamment riche. Il était déjà dans l’âge de se marier, lorsqu’il devint amoureux d’une jeune fille de messire Paul des Traversaires, d’une maison bien plus ancienne et plus illustre que la sienne. Il ne désespéra pas néanmoins de s’en faire aimer, et mit tout en usage pour lui plaire ; mais il eut la douleur de voir ses soins mal accueillis ; on ne lui tenait compte de rien, et plus il était attentif à faire sa cour, plus la belle se montrait dédaigneuse. Elle était si sottement fière de sa naissance, qu’elle eût cru s’avilir en aimant un homme d’une noblesse moins ancienne que celle de sa maison. Aussi Anastase ne put-il jamais parvenir à se rendre agréable à ses yeux ; il suffisait qu’il parût désirer une chose, pour qu’elle la refusât. Ces rigueurs soutenues désespéraient le jeune homme, au point qu’il lui vint plusieurs fois dans l’idée de se donner la mort. Il l’aurait même fait, s’il n’eût cru flatter par là son inhumaine. Il crut donc qu’il ferait mieux de l’abandonner, de ne plus penser à elle, ou de n’y penser que pour tâcher de la haïr. Vain projet : un cœur fortement épris ne renonce pas facilement à l’objet qui l’a enflammé ; plus il trouve de résistance, plus le feu qui l’agite devient violent. Anastase, ne pouvant donc se détacher de l’ingrate, continue ses folles dépenses et ses assiduités. Ses parents, qui le voyaient dépenser inutilement son bien et sa santé, lui représentèrent son extravagance, et lui conseillèrent de quitter Ravenne, jusqu’à ce que l’absence l’eût guéri d’une passion qui ne pouvait manquer de le ruiner, et peut-être de le conduire au tombeau. Ce malheureux amant ne put prendre de longtemps sur lui de suivre un avis aussi sage ; mais enfin, pressé, sollicité par tous ses amis, il leur promit de s’éloigner de Ravenne, et fit de grands préparatifs de voyage, comme s’il eût été question d’aller en France, ou en Espagne, ou dans quelque autre pays éloigné. Quand tout fut disposé, il part avec quelques-uns de ses amis, et s’en va à une campagne, nommée Chiarcio, qui n’est qu’à une lieue et demie de Ravenne. Il y fit dresser plusieurs tentes qu’il meubla magnifiquement, et dit à ses amis qu’il voulait demeurer là, et qu’ils pouvaient retourner à la ville, s’ils le jugeaient à propos. Fixé dans ce lieu champêtre, il ne songea qu’à mener une vie joyeuse, faisant plus de dépense que jamais, et tenant table ouverte à tous allants et venants. C’était tous les jours nouvelle compagnie et nouveaux plaisirs.

Pendant qu’il cherchait ainsi à dissiper son chagrin loin de l’objet qui le causait, un vendredi du commencement de mai, qu’il n’avait personne, et qu’il se promenait accompagné de quelques domestiques, les cruautés de sa maîtresse lui revinrent dans l’esprit, et l’occupèrent si fort, qu’il ordonna à ses gens de le laisser seul, pour pouvoir rêver plus à son aise. Sa rêverie le mena insensiblement jusque dans un bois planté de pins. Il avait fait plus d’un quart de lieue dans cette forêt sans s’en apercevoir ; et l’heure du dîner était déjà passée ; lorsque, tout occupé de celle qu’il aimait, ils crut entendre la voix d’une femme qui poussait des plaintes et des cris douloureux. Ce bruit l’arrache à sa profonde rêverie : il lève la tête, prête une oreille attentive, et est fort surpris de voir que les cris partent du milieu du bois. Il le fut bien davantage, lorsque, après avoir porté ses regards de tous côtés, il vit venir à lui, à travers des broussailles, une belle et jeune femme nue, échevelée, ayant le bas de son corps déchiré et sanglant, poursuivie par deux gros mâtins qui la mordaient presque à chaque moment, et dont l’approche lui faisait jeter des cris lamentables. Un moment après, il vit paraître un cavalier fort basané, monté sur un cheval noir, le visage enflammé de colère, tenant une lance à la main, courant après elle, l’accablant d’injures et la menaçant de la tuer. Ce spectacle remplit tout à la fois le cœur d’Anastase d’étonnement, d’horreur et de pitié. Ému de compassion pour cette femme, son premier mouvement fut de la secourir ; mais, se trouvant sans armes, il coupe une branche d’arbre, et se met au-devant des chiens. Le cavalier lui cria de loin : « Anastase, c’est vainement que tu voudrais défendre cette méchante femme ; il faut qu’elle subisse la punition qu’elle mérite. » Dans ce même moment, les chiens l’ayant saisie par les flancs, la renversèrent à terre. Le cavalier descend presque aussitôt de cheval, et s’approche de cette infortunée. « J’ignore qui vous êtes, lui dit Anastase, et d’où vous me connaissez ; mais je ne saurais m’empêcher de vous dire que c’est une grande lâcheté à un homme armé de vouloir tuer une femme nue et sans défense, et de la faire ainsi chasser comme une bête féroce. Vous avez beau vouloir m’arrêter, je la défendrai de toutes mes forces, dût-il m’en coûter la vie. – Tu sauras, mon cher Anastase, répliqua le cavalier, que je naquis dans la même ville que toi ; et je me souviens que tu étais encore bien jeune lorsque tu fus nommé Gui des Anastases. Tu sauras aussi que j’étais alors plus amoureux de cette femme que tu ne l’es aujourd’hui de la fille de Paul des Traversaires. Elle me traita si cruellement, et avec tant de fierté, que je me tuai de désespoir du même javelot que tu vois, et je fus condamné aux enfers. Cette ingrate ne jouit pas longtemps du plaisir que lui causa ma mort ; elle mourut bientôt après : et parce qu’elle ne s’était point repentie de m’avoir traité avec tant de rigueur et de cruauté, elle fut damnée aussi bien que moi. Il nous a été imposé pour peine, à elle de fuir devant moi, et à moi qui l’ai tant aimée pendant ma vie, de la poursuivre comme ma plus grande ennemie dans l’équipage où tu me vois. Toutes les fois que je l’atteins, je la perce de cette lance, je lui arrache le cœur, ce cœur qui fut toujours dur et insensible pour moi, et j’en fais ensuite la curée à ces chiens, comme tu vas le voir dans un moment. Cette opération faite, il plaît à la justice divine de la ressusciter un moment après : alors elle se relève, recommence à fuir tout de nouveau ; et moi, précédé de ces gros mâtins, je continue à la poursuivre. Tous les vendredis à la même heure, je l’atteins ici, où je lui fais subir le supplice dont je viens de te parler. Ne pense pas que nous soyons en repos les autres jours : je ne cesse point de la suivre, et je l’éventre dans tous les lieux où elle a fait ou machiné quelque chose contre moi. De son plus tendre ami, je suis devenu son persécuteur et son bourreau ; ce qui durera autant d’années qu’elle m’a fait souffrir de mois. Laisse-moi donc exécuter la volonté du souverain vengeur du crime, et ne t’avise point d’y mettre obstacle, parce que tes efforts seraient inutiles, et qu’il pourrait t’en mal arriver. » Anastase, entendant un pareil discours, sentit plusieurs fois ses cheveux se dresser sur sa tête. Les derniers mots surtout l’intimidèrent si fort, qu’il recula de frayeur. Il s’arrêta toutefois pour voir ce qui arriverait ; et, frémissant d’horreur, il vit le cavalier, tenant sa lance en arrêt, fondre comme un lion enragé sur cette malheureuse, qui, à genoux et les mains levées vers le ciel, lui demandait à grands cris miséricorde. Il lui enfonça de toute sa force sa lance dans l’estomac, et la perça d’outre en outre. Il lui ouvrit ensuite le sein, lui arracha le cœur et les entrailles, et les jeta aux chiens affamés, qui les dévorèrent incontinent. Un moment après, cette jeune victime se relève et se remet à fuir du côté de la mer, les chiens toujours attachés à sa poursuite. De son côté, le cavalier remonte à cheval, et court de nouveau après elle avec tant de vitesse, qu’Anastase les eut bientôt perdus de vue.

Il est aisé de se figurer la situation où un pareil spectacle dut le plonger. Son cœur était partagé entre l’horreur et la compassion. Revenu à lui-même, il pensa que cette aventure pourrait lui être utile, puisque la scène s’en renouvelait tous les vendredis. Il en remarqua le lieu, et s’en retourna chez lui tout pensif.

Deux ou trois jours après, il envoya querir à Ravenne plusieurs de ses parents et de ses amis. « Vous m’avez longtemps pressé, leur dit-il, de ne plus songer à l’inhumaine qui me déteste, et de cesser les folles dépenses que j’ai faites à son sujet ; me voilà enfin, une fois pour toutes, prêt à suivre votre conseil, si vous voulez m’accorder la grâce que je vais vous demander : c’est d’engager messire Paul des Traversaires, sa femme, sa fille, et autant de leurs parents qu’il sera possible, à venir dîner dans ma solitude vendredi prochain. Je vous ferai connaître ce jour-là les raisons qui m’engagent à les attirer chez moi. La chose paraissant facile aux amis d’Anastase, ils lui promirent de lui donner cette satisfaction, et ne furent pas plutôt retournés à la ville qu’ils se mirent en devoir de la lui procurer. La demoiselle seule fit quelque difficulté ; cependant elle se laissa gagner par les autres dames qui devaient être de la partie.

Pendant ce temps-là, Anastase avait fait dresser des tentes dans le bois planté de sapins. La table fut mise précisément vis-à-vis de l’endroit où s’était passée la scène effrayante dont il avait été témoin. Il plaça les convives de manière que sa maîtresse se trouvât la plus à portée de voir ce spectacle. Le repas fut des plus magnifiques et des plus somptueux. Il était déjà fort avancé, lorsqu’on entend des cris plaintifs poussés par une femme. Tout le monde est étonné, et chacun demande ce que c’est. Les cris redoublent : on se lève, on regarde de tous côtés, et bientôt on aperçoit la jeune fille poursuivie par les chiens et par le cavalier. D’abord grandes menaces de la part des spectateurs contre les chiens, et ensuite contre l’homme qui semblait les exciter ; mais celui-ci, leur ayant parlé comme à Anastase, les fit non-seulement reculer, mais les glaça de surprise et de crainte lorsqu’il renouvela en leur présence ce qui s’était passé le vendredi précédent. Les dames de la compagnie, dont plusieurs étaient parentes, soit du cavalier, soit de la jeune fille, et qui se souvenaient encore de l’amour malheureux et de la triste fin du jeune homme, furent aussi touchées de ce spectacle douloureux que si elles en eussent été le sujet. Mais il n’y en eut point qui le fût autant que la maîtresse d’Anastase : elle avait tout vu et n’avait perdu aucune parole du récit du cavalier. Il lui fut facile de juger que cette aventure l’intéressait plus que toute autre, en se rappelant la dure insensibilité avec laquelle elle avait reçu les soins et les assiduités d’un jeune homme qui l’adorait. Elle en fut si frappée, qu’il lui semblait déjà qu’elle fuyait devant lui, et que les chiens la poursuivaient et lui déchiraient les fesses. Elle passa le reste du jour dans de profondes rêveries, et la nuit dans de cruelles appréhensions : enfin elle ne put recouvrer sa tranquillité qu’après s’être reproché son inhumanité et s’être résolue à passer de la haine à l’amour. Elle ne s’en tint point là. À peine fut-il jour, qu’elle envoya secrètement à Anastase une servante qui avait sa confiance, pour le prier de la venir voir, et l’assurer qu’elle était décidée à le payer du plus tendre retour. Anastase s’étant rendu à l’invitation, la belle lui dit d’un air passionné qu’elle était prête à faire tout ce qui pourrait lui être agréable. Le jeune homme répondit qu’il était enchanté de ses nouveaux sentiments, et que, comme ses intentions avaient toujours été honnêtes, il ne voulait rien d’elle que par la voie du mariage. La demoiselle, qui ne demandait pas mieux, admira sa générosité, et se chargea d’en faire elle-même la proposition à son père et à sa mère, qui consentirent de bonne grâce à cette union. Les noces furent célébrées bientôt après, et les deux époux vécurent longtemps ensemble et dans la plus parfaite intelligence. Tel fut l’heureux effet de cette peur ; mais le plus remarquable de l’histoire, c’est que depuis cette aventure, les dames de Ravenne furent plus douces, plus sensibles, et beaucoup plus complaisantes pour leurs amants.

Share on Twitter Share on Facebook