NOUVELLE IV LE ROSSIGNOL

Il n’y a pas encore longtemps que vivait dans la Romagne un très-bon gentilhomme, fort estimé par son mérite, qui portait le nom de messire Litio de Valbone. Sa femme Jacquemine lui donna, sur le déclin de l’âge, une fille qui croissait en gentillesse et en beauté, à mesure qu’elle grandissait ; si bien qu’elle devint une des plus charmantes demoiselles du pays. Comme ils n’avaient point d’autre enfant, ils l’aimaient beaucoup, et la gardaient avec soin, dans l’espérance de la marier un jour très-avantageusement.

Dans le même temps, et dans la même ville, vivait un jeune homme de bonne mine, et bien découplé, nommé Richard, de la famille des Menard de Brettinote. Il connaissait messire Litio, et lui rendait de fréquentes visites. Il était reçu et traité, par lui et par sa femme, comme l’enfant de la maison. Il s’amusait quelquefois à badiner avec leur fille, qu’il trouvait fort aimable. Ces sortes de badinage cessèrent lorsque la demoiselle fut nubile ; mais ce fut pour faire place à l’amour. Richard, en effet, devint éperdument amoureux de la belle, et faisait tout ce qu’il pouvait pour cacher sa passion. Comme les demoiselles sont pénétrantes sur cette matière, la jeune Catherine s’aperçut bientôt de la conquête qu’avait faite sa beauté ; cette découverte lui fit grand plaisir ; Richard commença dès lors à lui paraître plus aimable, elle ne tarda pas à l’aimer à son tour, mais elle n’en fut que plus réservée avec lui.

Cet air de réserve intimidait tellement le jeune homme, qu’il n’osait lui déclarer ses sentiments, quelque envie qu’il en eût : il craignait de déplaire, ou de n’être pas payé de retour. Las enfin de se contraindre, il résolut un jour de s’expliquer, et profita d’un tête-à-tête pour peindre toute la vivacité de son amour. Il fut agréablement surpris d’apprendre qu’il ne sentait rien pour Catherine, que Catherine ne sentît pour lui. Après tout ce que deux amants peuvent se dire en pareil cas, encouragé par un début si heureux, Richard conclut qu’il n’y a rien de plus beau dans le monde que l’union de deux cœurs qui s’aiment tendrement, qu’il ne dépendait que de la belle de lui faire goûter et de goûter elle-même les plaisirs les plus doux, et qu’un peu de complaisance de sa part suffirait pour le rendre le plus heureux des hommes. « Tu vois, mon cher Richard, lui répondit-elle, combien je suis observée par mes parents : il ne m’est pas possible, avec cette gêne, de faire ce que tu désires ; mais fournis-moi les moyens de nous voir sans crainte d’être surpris, et je te promets de me prêter à tout ce qui peut augmenter ton bonheur et le mien. » Richard, après avoir un peu réfléchi, lui répliqua : « Je n’en vois pas de plus sûr, que de faire en sorte qu’on te permette de coucher dans la galerie qui donne sur le jardin, où je tâcherai de grimper, quoique le mur en soit fort élevé. – Si tu es sûr de pouvoir l’escalader, je suis certaine d’obtenir la permission de coucher dans la galerie. Richard s’étant fait fort de franchir le mur, la belle lui dit de ne pas se mettre en peine du reste. Ils se séparèrent ensuite, fort contents l’un de l’autre, non sans s’être furtivement donné mille tendres baisers. »

Le jour suivant, Catherine se plaignit à sa mère, que la grande chaleur l’avait empêchée de dormir, la nuit précédente. On était alors sur la fin du mois de mai. « Tu te moques, je crois, ma fille ; je ne trouve pas qu’il fasse chaud. – Pour moi, je brûle, et vous m’obligerez beaucoup de le dire à mon père : vous ne lui direz que la pure vérité. Considérez, d’ailleurs, que les jeunes gens ont le sang plus chaud que les personnes d’un certain âge. – Cela est vrai, ma fille ; mais il faut prendre le temps comme il est. Peut-être fera-t-il plus frais la nuit suivante, et tu dormiras mieux. – Dieu le veuille ! mais il n’est pas vraisemblable que les nuits se refroidissent à mesure qu’on avance dans l’été. – Que veux-tu que j’y fasse ? – Vous pourriez y remédier. – Et comment ? – En me permettant, si mon père ne le trouve pas mauvais, de faire dresser un lit dans la galerie du jardin. Le lieu est frais et tranquille ; j’aurais le plaisir d’entendre chanter le rossignol, et j’y serais infiniment mieux que dans ma chambre. – J’en parlerai à ton père, et nous ferons ce qu’il jugera à propos. »

La mère en parla effectivement à son mari. Les vieillards sont ordinairement difficiles. « Votre fille, dit Litio, veut donc dormir au chant du rossignol ? Dites-lui que si elle n’est pas contente, je la ferai dormir à celui des cigales. » Catherine, ayant appris la réponse de son père, ne dormit réellement point la nuit suivante ; ce ne fut pas le chaud, mais le dépit qui en fut cause. Elle ne laissa même pas dormir sa mère, qui couchait dans la même pièce, ou tout à côté, tant elle se plaignit souvent de la chaleur. C’est pourquoi madame Jacquemine ne fut pas plutôt levée qu’elle alla trouver son mari. « Il faut, lui dit-elle, que vous aimiez bien peu votre fille, pour sacrifier sa santé à vos caprices. Que vous importe qu’elle couche dans la galerie ou ailleurs ? sachez qu’elle n’a pas fermé l’œil de toute la nuit, à cause du chaud ; elle a été dans une agitation continuelle, et m’a empêché de dormir moi-même. Faut-il s’étonner qu’une fille de son âge se fasse un plaisir d’entendre chanter le rossignol ? n’est-ce pas l’ordinaire des enfants ? – Eh bien, que ce soit fini, répondit Litio d’un ton chagrin ; qu’on lui dresse un lit dans la galerie avec des rideaux de serge ; qu’elle y couche, et qu’elle entende donc chanter le rossignol tout son soûl. » Instruite par sa mère de cette conversation, Catherine se hâta de faire placer le lit, dans l’espérance d’y coucher la nuit suivante. Elle fit en sorte de voir Richard dans le bourg ; mais n’ayant pu lui parler, elle l’en avertit par un signe dont ils étaient convenus.

Le soir, dès qu’elle fut couchée, son père ferma une porte qui communiquait à la galerie, et alla se coucher aussi. Richard, jugeant que tout le monde dormait, monte à l’aide d’une échelle sur un mur, du haut duquel il grimpe, non sans beaucoup de peine et de danger, sur des pierres d’attente d’un autre mur, et gagne la galerie, sans faire le moindre bruit. La belle, qui ne dormait pas, le reçut avec la plus grande satisfaction. Ils passèrent la nuit fort agréablement, et firent plusieurs fois chanter le rossignol ; mais pas si souvent qu’ils l’auraient voulu l’un et l’autre. Cet oiseau, pour reprendre haleine, mettait des intervalles dans son chant, qui n’en devenait que plus agréable chaque fois qu’il le recommençait. Dans un de ces intervalles, qui n’étaient pas fort longs, nos amants accablés soit de fatigue, soit de chaleur, furent surpris par le sommeil vers la pointe du jour. Ils étaient tout nus sur le lit, et la belle embrassait alors son amant du bras droit, et tenait de la main gauche le rossignol qu’elle avait fait chanter. Il était grand jour et ils dormaient encore, lorsque Litio, s’étant levé et se souvenant que sa fille avait couché dans la galerie, disait en soi-même : « Il faut que je voie un peu comme le rossignol aura fait dormir Catherine. »

Il s’approche du lit sur la pointe des pieds, de peur de l’éveiller, ouvre tout doucement les rideaux, et voit Richard et sa fille dans la susdite posture. Il ne dit mot, et va de ce même pas trouver sa femme. « Levez-vous promptement, lui dit-il, venez voir votre fille ; vous savez l’envie qu’elle avait du rossignol : elle a si bien fait le guet cette nuit, qu’elle l’a pris ; venez voir comme elle le tient dans sa main. – Ce que vous dites là, serait-il bien vrai ? lui répondit-elle. – N’en doutez pas ; vous en serez convaincue, si vous vous dépêchez de me suivre. » Madame Jacquemine saute du lit, s’habille à la hâte, suit son mari, qui lui dit de ne point faire de bruit, et voit sa fille qui tenait effectivement le rossignol, qu’elle désirait si fort d’entendre chanter. Piquée de se voir trompée à ce point par Richard, qu’elle n’aurait jamais soupçonné d’une pareille trahison, elle allait l’éveiller pour l’accabler d’injures, si son mari ne l’en eût empêchée. « Gardez-vous bien de faire le moindre éclat, lui dit-il ; ce serait la plus grande de toutes les sottises. Puisque notre fille l’a choisi pour amant, elle l’aura pour époux. Il est riche et bon gentilhomme ; le parti est aussi avantageux que nous puissions le désirer. Si donc Richard veut sortir d’ici comme il y est venu, il faudra qu’il l’épouse ; et alors, croyant avoir mis le rossignol dans une cage étrangère, il se trouvera qu’il ne l’aura logé que dans la sienne. » La dame, voyant son mari si raisonnable, modéra sa colère ; et n’éveilla point le couple amoureux, d’autant plus que sa fille dormait d’un fort bon sommeil, et qu’elle devait s’être fatiguée à prendre le rossignol, dont elle avait eu si grande envie.

Cependant Richard ne tarda point à s’éveiller ; surpris de ce qu’il était grand jour, il appelle Catherine. « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, comment pourrai-je m’en retourner ? Il est grand jour ; quel parti prendre ? » À ces mots, Litio s’approche du lit. « Je vous le dirai, le parti que vous devez prendre, » répondit-il en tirant les rideaux. À ce coup inattendu, Richard se crut mort. « Je vous demande pardon, monsieur, s’écria-t-il aussitôt ; je suis un traître, un perfide, je mérite la mort ; mais songez que mon crime ne vient que du grand amour que j’ai pour mademoiselle votre fille. Punissez-moi, j’y consens, mais laissez-moi la vie. – L’amitié que j’avais pour toi, lui dit alors Litio, ne méritait pas une pareille récompense de ta part ; mais puisque tu t’es oublié à ce point, puisqu’un transport de jeunesse t’a porté à me manquer si essentiellement, il dépend de toi de sauver ta vie et de réparer l’outrage que tu m’as fait : il faut sur-le-champ reconnaître ma fille pour ta légitime épouse ; sinon, tu n’as qu’à recommander ton âme à Dieu. Vois le parti que tu veux prendre. Décide-toi promptement ; car je ne suis pas d’humeur de patienter une seule minute. »

Pendant que Litio s’expliquait de la sorte, sa fille avait lâché le rossignol, et s’était cachée dans les draps. Elle inondait le lit de ses larmes, et suppliait son père de faire grâce à son amant, et son amant de se conformer aux désirs de son père. Richard ne se fit pas prier longtemps. La confusion qu’il avait de sa faute, l’envie de la réparer, la peur de mourir, mais plus que tout cela l’amour dont il brûlait pour Catherine et le désir de la posséder librement le déterminèrent à répondre, sans balancer, qu’il était prêt à l’épouser. Litio prit alors un anneau de sa femme, et le jeune homme épousa sa maîtresse sur-le-champ, et lui jura une fidélité éternelle. Cela fait, le père et la mère se retirèrent et laissèrent reposer les amants, jugeant qu’ils en avaient besoin. Ils furent à peine hors de la chambre, que les deux époux s’embrassèrent de nouveau. Ils avaient fait chanter, dit-on, six ou sept fois le rossignol pendant la nuit, ils le firent chanter encore deux fois avant de se lever. Il y a toute apparence que les autres jours ne furent pas aussi heureux que celui-là ; car c’est un oiseau qui perd sa voix à force de chanter. Quoi qu’il en soit, quand Richard fut levé, il eut une plus longue conversation avec son beau-père, et ils ne se séparèrent point sans avoir ri l’un et l’autre de l’aventure. Quelques jours après, les noces se firent publiquement en présence des parents et des amis des nouveaux mariés, selon toutes les formalités requises. La fête, qui fut brillante et magnifique, se fit chez le père de la demoiselle, qui eut tout sujet de se féliciter de l’avoir si bien mariée. On assure que le rossignol dont elle avait fait choix chanta longtemps au gré de ses désirs.

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