Nouvelle première Messire Roger

Messire Roger de Figiovan a été un des plus aimables et des plus vaillants chevaliers qu’ait produits la ville de Florence ; peut-être aussi a-t-il été un des honnêtes hommes dont elle puisse se vanter. Comme il était fort riche, qu’il brûlait du désir de s’illustrer, et qu’il voyait que la Toscane était un pays peu propre à favoriser ses desseins, il résolut d’entrer, pendant quelque temps, au service d’Alphonse, roi d’Espagne, prince d’une réputation qui effaçait celle des princes ses voisins. Il passa donc à Madrid, suivi d’un nombreux équipage, et fut fort bien reçu du roi. Il vécut pendant quelque temps auprès de lui d’une manière brillante, se signala par plusieurs belles actions, et acquit bientôt la réputation d’un galant homme. Cependant, comme il étudiait avec soin le caractère et la conduite du roi, il remarqua que ce prince accordait les grâces assez indiscrètement, et que ce n’était pas toujours le mérite qui avait part à ses dons. Les châteaux, les places, les baronnies étaient distribués à des gens ignorés, et qui n’avaient d’autre titre, pour les obtenir, que beaucoup d’intrigue. Il se connaissait, il savait fort bien ce qu’il valait, et, voyant qu’on l’oubliait dans la distribution des faveurs, il crut que cet oubli, tout injuste qu’il était, blessait son honneur. Il résolut donc de se retirer. Il demanda son congé au roi, et l’obtint. Ce prince lui fit présent de la plus belle et de la meilleure mule qu’il y eût dans ses écuries, telle enfin que Roger eût pu la désirer pour le long voyage qu’il projetait. Ensuite le roi chargea un de ses gentilshommes, dont il connaissait la sagesse et la discrétion, de tâcher de trouver le moyen d’accompagner messire Roger dans sa route, sans qu’il pût s’apercevoir qu’il eût des ordres pour cela ; de bien écouter ce qu’il dirait de lui, afin de pouvoir lui en rendre compte, et de faire en sorte de le ramener à la cour après qu’il aurait bien déclamé. L’officier joua fort bien son rôle. Il épia le moment où Roger sortirait de la ville. Dès qu’il le vit partir, il le suivit, l’aborda, et, lui faisant accroire qu’il allait en Italie, il marcha avec lui, comme compagnon de voyage. Ils parlèrent d’abord de choses indifférentes et générales ; mais, sur les neuf heures, le gentilhomme dit à Roger : « Je crois qu’il serait à propos de faire pisser nos montures et de les faire un peu repaître. » On entre dans une hôtellerie, où toutes les bêtes pissèrent, excepté la mule ; ce qui fut remarqué de Roger. S’étant remis en route, on arrive à un ruisseau où ils firent boire les bêtes, et où la mule ne manqua pas de pisser. « La peste soit de l’animal ! s’écria Roger ; il est du naturel du maître de qui je la tiens. » L’officier ne laissa pas échapper cette phrase ; il en avait déjà recueilli beaucoup d’autres sur le compte du roi, mais toutes étaient en son honneur. Le lendemain matin, le gentilhomme fit si bien, qu’il contraignit Roger de revenir sur ses pas. On prétend que, ne pouvant l’y déterminer par la persuasion, il l’y obligea par ordre du roi. Quoi qu’il en soit, Alphonse, prévenu déjà de son propos, le fait venir, lui fait un bon accueil, et lui demande pourquoi il l’avait comparé à sa mule. « Sire, répondit le Florentin sans se déconcerter, j’ai fait cette comparaison parce qu’elle est juste. En effet, ma mule n’ayant pas pissé où il fallait, et pissant où il ne fallait pas, a agi, ce me semble, comme Votre Majesté, qui ne donne pas quand il le faut, et qui donne quand il ne le faut pas, puisqu’elle comble de ses dons ceux qui en sont indignes et qu’elle les refuse à ceux qui n’ont rien négligé pour les mériter. – Mon cher Roger, répondit le roi, si je ne vous ai pas, comme à beaucoup d’autres, accordé mes faveurs, ce n’est pas que je ne vous en aie cru beaucoup plus digne que la plupart de ceux qui les ont obtenues. Je connais tout votre mérite, je vous rends la justice qui vous est due ; mais votre malheureuse étoile s’est toujours opposée aux effets de ma bonne volonté : c’est elle et non pas moi qu’il faut accuser, et je veux vous en donner une preuve convaincante. – Sire, répliqua le Toscan, je ne me plains point de n’avoir eu aucune part à vos dons, parce que je ne suis pas tourmenté du désir d’augmenter ma fortune ; mais je me plains de ce que cet oubli paraît déposer et contre mes services et contre le désir que j’ai toujours eu de mériter votre estime. Cependant je reçois votre déclaration avec tout le respect et toute la reconnaissance que je vous dois, et suis prêt à voir tout ce qu’il vous plaira, quoique vous n’ayez aucunement besoin de justification à mon égard. » Le roi le mena dans une grande salle où, selon ses ordres, il y avait deux coffres fermés : « Un de ces coffres, lui dit-il ensuite en présence de plusieurs personnes, contient ma couronne, mon sceptre et mes bijoux les plus précieux ; l’autre ne renferme que de la terre. Prenez lequel des deux il vous plaira : je vous donne celui que vous choisirez. Vous verrez, par cette épreuve, qui de votre étoile ou de moi a été injuste envers vous. »

Roger ayant obéi, le roi fait ouvrir le coffre qu’il avait choisi : c’était celui qui ne contenait que de la terre. « Vous voyez bien, reprit alors Alphonse en riant, que ce que j’ai dit de votre étoile est exactement vrai ; mais vos vertus méritent que j’en corrige la maligne influence. Je sais que vous n’avez nulle envie de devenir Espagnol ; ainsi je ne vous donnerai ni château ni place ; mais je veux que le coffre que la fortune vous a refusé soit à vous en dépit d’elle. Emportez-le dans votre pays ; qu’il soit pour vous et pour les vôtres un témoignage de votre vertu et de mon empressement à récompenser le mérite. Roger reçut le présent, et, après avoir fait les remercîments qu’il méritait, il reprit, bien joyeux, le chemin de la Toscane.

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