Nouvelle III L’esprit crédule

Dans notre bonne ville de Florence, qui fourmille de toutes sortes de personnages, il y avait un peintre nommé Calandrin, homme simple et neuf au dernier point. Il était presque toujours avec deux autres peintres, dont l’un portait le nom de Lebrun, et l’autre celui de Bulfamaque, gens fort enjoués, mais prudents et rusés, et qui ne fréquentaient Calandrin que pour s’amuser de sa grande simplicité.

Il y avait dans le même temps à Florence un jeune homme nommé Macé del Saggio, qui était bien le personnage le plus facétieux et le plus délié qu’il fût possible de trouver. Ayant entendu parler de la simplicité de Calandrin, il résolut de s’en divertir, en lui jouant quelque bon tour, ou en lui faisant accroire quelque chose d’extraordinairement ridicule. Il le rencontra un jour dans l’église de Saint-Jean, occupé à examiner les diverses peintures et le beau tabernacle qu’on avait posé depuis peu sur le maître-autel. L’occasion paraissant favorable à son dessein, il s’en ouvre à un de ses amis qui était avec lui, et s’approche, dans cette intention, du bon Calandrin. Il fait d’abord semblant, ainsi que son ami, de ne pas l’apercevoir, et se met à parler du mérite de certaines pierres, et en parle si pertinemment, qu’on eût cru entendre le plus fameux des lapidaires. Le peintre, qui l’écoutait raisonner, et qui paraissait émerveillé de ce qu’il entendait, s’approche des deux discoureurs, et les salue en les abordant. Macé continue sa conversation avec son ami, lorsque Calandrin l’interrompt pour lui demander où l’on trouvait des pierres si précieuses et de si grande vertu. « On en trouve beaucoup, répond Macé d’un air sérieux, à Berlinsonne, ville de Basque, située dans un canton nommé Bengodi, où l’on lie les ceps de vigne avec de la saucisse. On a, dans ce pays-là, continua-t-il, une oie pour de l’argent et un oison par-dessus le marché. On y voit une montagne de fromage de Parme râpé, sur laquelle demeurent des gens qui ne sont occupés qu’à faire des macaronis et des massepains, qu’on cuit dans du jus de chapon, et qu’on jette ensuite en bas aux passants ; et plus en a, qui plus en attrape. Au pied de cette montagne, coule un ruisseau de vin de Malvoisie, auquel il ne se mêle jamais une goutte d’eau. – Oh ! le bon pays ! s’écrie Calandrin ; mais, dites-moi, je vous prie, ce qu’on fait des chapons dont le jus sert à faire des biscuits ? – Ce qu’on en fait ? les Basques les mangent tous. – Avez-vous été dans ce pays-là ? – Si j’y ai été ? oh ! je vous en réponds : plus de mille fois. – Est-ce bien loin d’ici ? – Il y a plus de mille lieues. – Il est donc encore plus loin que la Brusse. – Assurément. »

Calandrin, voyant que Macé disait tout cela d’un grand sang-froid, le crut comme un article de foi. « C’est trop loin pour moi, ajouta-t-il ; autrement je serais ravi d’y aller avec vous, pour avoir le plaisir de voir faire la culbute à ces macaronis, à ces biscuits, et d’en attraper une bonne quantité. Mais ayez la bonté de me dire si l’on trouve dans ce pays si singulier les pierres dont vous parliez tout à l’heure. – Sans doute, il y en a de deux sortes. Les unes sont des pierres à moudre, qu’on tire de Sertignage et de Moûtisce, dont on fait des meules de moulin, et ces meules tournent d’elles-mêmes pour faire la farine. De là vient qu’on dit proverbialement, dans ce pays-là, que les grâces viennent de Dieu, et les bonnes meules de Moûtisce. Ces pierres à moudre sont en si grande quantité que les habitants de ce pays n’en font pas plus de cas que des émeraudes. Celles-ci y sont si communes, qu’il y en a des montagnes plus élevées que le mont Morel. Elles jettent tant d’éclat, qu’il fait jour au milieu de la nuit. Qui ferait enchâsser ces pierres avant de les tirer de la carrière, et les porterait au Soudan, serait sûr d’en avoir tout ce qu’il voudrait. L’autre espèce de pierre précieuse qu’on trouve dans ce pays est celle que nous autres lapidaires appelons éliotropie. Elle a la vertu de rendre invisible quiconque en porte sur soi. – Il faut avouer, dit Calandrin, que ce pays est merveilleux. Faites-moi le plaisir de me dire, continua-t-il, si l’on ne trouve point ailleurs cette dernière sorte de pierre. – On en trouve aussi dans la Toscane, dans la plaine de Mugnon. – De quelle grosseur, de quelle couleur est-elle ? – Il y en a de toutes les grosseurs ; mais presque toutes sont de couleur noirâtre. »

Calandrin, ayant bien retenu tout ce que Macé lui avait dit de la nature de ces dernières pierres, et se faisant mille félicités chimériques s’il pouvait en trouver, se retira résolu d’en chercher. Mais, ne voulant rien faire sans ses amis Lebrun et Bulfamaque, il les chercha en diligence pour leur communiquer sa découverte et son projet. Après avoir couru toute la matinée pour les joindre, il se ressouvint, sur l’heure de midi, qu’ils travaillaient tous deux au monastère des dames de Fayence. Il alla les y trouver, négligeant toutes ses affaires pour cet objet. « Mes amis, leur dit-il, nous voilà les plus riches de Florence, si vous voulez vous en rapporter à moi. J’ai appris d’un homme digne de foi, que, dans la plaine de Mugnon, se trouve une pierre qui a la vertu de rendre invisible celui qui la porte sur soi ; ainsi, je suis d’avis que nous allions la chercher sans délai : nous la trouverons, je vous en assure ; je sais comme elle est faite. Quand nous l’aurons trouvée et mise dans notre poche, qui pourra nous empêcher d’aller chez ces gros banquiers dont les comptoirs sont, comme vous le savez, toujours pleins de ducats, et d’en remplir nos poches ? nous ne serons vus de personne. Par ce moyen, nous deviendrons riches en fort peu de temps, et nous n’aurons plus la peine de barbouiller des murailles tout le long du jour comme font les limaçons. »

Lebrun et Bulfamaque ne purent entendre ces extravagances sans en rire eux-mêmes. Ils auraient éclaté, s’ils n’avaient voulu prolonger leur amusement. Feignant donc d’être surpris du discours de cet imbécile, ils louèrent la sagesse de son projet ; après quoi, Bulfamaque lui demanda comment on nommait cette pierre merveilleuse. Calandrin, qui n’avait pas plus de mémoire que de jugement, en avait déjà oublié le nom. Qu’avons-nous affaire, répondit-il, de savoir comment on la nomme, pourvu que nous connaissions sa vertu et que nous puissions nous la procurer ? Je la connais, il n’en faut pas davantage. Si vous voulez me croire, nous irons sur-le-champ la chercher. Comment est-elle donc faite ? dit Lebrun. – Il y en a de différentes grosseurs ; mais toutes sont de couleur noirâtre. Pour ne pas nous tromper, nous ramasserons celles qui approchent de la couleur noire, jusqu’à ce que nous ayons rencontré la véritable. Allons, mes amis, ne perdons point de temps. – Un peu de patience, dit Lebrun. » Puis, se tournant vers son camarade : « Il me paraît, lui dit-il, que notre ami raisonne très-juste ; mais il me semble aussi que ce n’est pas une heure propre à cette recherche : le soleil est à présent si chaud, et donne si aplomb sur la plaine de Mugnon, que je suis persuadé qu’il doit avoir calciné les pierres qu’il peut y avoir, et que celles qui sont naturellement noires nous paraîtraient blanches. D’ailleurs, comme c’est aujourd’hui un jour ouvrable, nous pourrions rencontrer dans cette plaine des gens qui, devinant notre dessein, chercheraient aussi bien que nous, et auraient peut-être plus de bonheur. Ainsi, je suis d’avis que nous remettions la partie à demain matin, qui est un jour de fête, si toutefois vous le trouvez à propos. » Bulfamaque approuva le conseil de son camarade, et Calandrin imita, comme de raison, son exemple. Il les pria instamment l’un et l’autre de bien garder le silence sur cette chose, qui ne lui avait été confiée que sous le secret. Il leur conta en même temps tout ce qu’il avait entendu dire du pas de Basque, jurant comme un païen qu’il n’y avait rien de plus vrai.

Après que Calandrin se fut retiré, les deux peintres concertèrent la conduite qu’ils tiendraient le lendemain avec lui, pour se bien divertir de son excessive crédulité. Cet original fut sur pied dès le point du jour. Il courut éveiller ses amis, qui furent bientôt prêts. Ils sortirent tous trois par la porte de Saint-Gal, et arrivèrent de fort bonne heure à la plaine de Mugnon. Calandrin, qui brillait d’envie de trouver ladite pierre, marchait toujours le premier, allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et se jetant avec précipitation sur toutes les pierres noires qu’il rencontrait. Lebrun et Bulfamaque allaient après lui, et pour mieux lui en imposer, en ramassaient quelques-unes. Quand notre bon imbécile en eut plein son sein, ses poches et son manteau, Lebrun, voyant que l’heure du dîner approchait, demanda à son compagnon, ainsi qu’il en était convenu avec lui : « Où est donc allé Calandrin ? » Bulfamaque, qui le voit tout près de lui, tourne sa tête de tous côtés, et feignant de ne pas le voir : « Je n’en sais rien, répondit-il, mais il était là tout à l’heure.

– Que dis-tu tout à l’heure ? reprit Lebrun : je suis sûr qu’il s’en est retourné chez lui, et que, profitant de notre application à chercher, il est allé dîner sans daigner nous en avertir. – Il a fort bien fait, repartit Bulfamaque, de nous jouer ce tour ; puisque nous avons été assez simples pour le suivre dans cette plaine, nous n’avons que ce que nous méritons. Quels autres que nous, en effet, auraient été assez imbéciles pour se laisser persuader qu’on trouve ici des pierres qui ont la vertu de rendre invisibles ceux qui les portent sur eux ? »

Calandrin écoutait leur conversation avec la plus grande joie, et, ne doutant point qu’il n’eût trouvé la pierre, il résolut de s’en retourner sans rien dire. Il leur tourna le dos et prit le chemin de la ville. « Que faisons-nous ici ? continua Bulfamaque. Pourquoi ne pas nous en retourner comme il l’a fait ? – Je le veux bien ; mais je te jure que notre ami ne m’en fera plus accroire : je suis furieux du tour qu’il nous a joué. Que n’est-il encore assis près de nous ? je lui lancerais cette pierre dans les talons ; » et en même temps il la lui jette aux jambes. Calandrin sentit vivement le coup ; cependant il ne dit mot, et après s’être gratté l’endroit où la pierre l’avait atteint, il double le pas et gagne chemin. Bulfamaque prend une seconde pierre, et la montrant à Lebrun : « J’enrage, lui dit-il, que ce faquin se soit ainsi moqué de notre crédulité ; s’il était ici, je lui donnerais de ce caillou sur le dos ; » et en disant cela il le lui jette justement à l’endroit qu’il avait dit. Ils le suivirent ainsi à coups de pierres, depuis la plaine de Mugnon jusqu’à la porte de Saint-Gal, où ils jetèrent à terre celles qui leur restaient. Ils s’arrêtèrent avec les gardes, qui, prévenus du fait, firent semblant de ne point voir Calandrin quand il passa au milieu d’eux. Celui-ci, voyant qu’on l’avait laissé passer sans lui rien dire, était au comble de la joie. Il alla droit à sa maison, située près du coin des moulins. Il passa le long de la rivière, et le hasard voulut qu’il arrivât chez lui sans que personne lui dît un seul mot, quoiqu’il fût chargé comme un mulet. Il est vrai qu’à cette heure-là il y avait peu de monde dans les rues, parce que c’était justement l’heure du dîner. Mais sa femme, nommée Tesse, se trouva malheureusement sur la montée. Elle ne l’eut pas plutôt vu qu’elle se mit à le gronder de ce qu’il avait été si longtemps à revenir. « D’où diable sors-tu à l’heure qu’il est ? sais-tu bien que tout le monde a dîné ? est-il possible que le ciel m’ait donné pour mari un homme de cette espèce ? »

Calandrin, jugeant par le discours de sa femme qu’il n’était plus invisible, et croyant qu’elle seule en était cause, entra aussitôt dans la plus grande colère. « Maudite femme, s’écria-t-il, que tu me fais de tort ! tu as tout gâté ; mais, par ma foi, tu me le payeras. » Il se décharge au plus vite de ses pierres, et courant à elle d’un air furieux, il la bat, la prend aux cheveux, la jette à terre et lui donne tant de coups de poing, tant de coups de pied, qu’il la laisse presque morte, quoique la pauvre femme s’épuisât à lui demander pardon.

Cependant Lebrun et Bulfamaque, après avoir ri quelque temps avec les gardes de la folie de leur camarade, le suivirent de loin et à petits pas. Arrivés près de la porte de sa maison, et entendant qu’il battait sa femme, ils l’appellent comme s’ils ne faisaient que d’arriver. Calandrin tout en eau, enflammé de colère et las de battre sa femme, parut à la fenêtre et les pria de monter. Feignant d’être fâchés contre lui, ils entrent, et voyant la chambre pleine de pierres et sa femme échevelée, le visage meurtri et pleurant à chaudes larmes dans un coin : « Que signifie tous ceci, mon cher Calandrin ? lui dirent-ils. Auriez-vous envie de bâtir, puisque voilà tant de pierres ? » Et puis, se tournant vers l’infortunée qui se lamentait : « Vous vous êtes donc vengé sur votre femme, lui dit Lebrun, du mauvais tour que vous nous avez joué ? Que veulent dire toutes ces folies ? » Calandrin, assis sur une chaise, accablé de lassitude, à cause du grand faix qu’il avait porté et des coups qu’il avait donnés, désolé de la bonne fortune qu’il croyait avoir perdue, n’eut pas la force de répondre un seul mot. Bulfamaque, voyant qu’il gardait le silence, et ne pouvant contenir son indignation, lui dit : « Si tu avais quelque chagrin, ce n’est pas sur nous qu’il fallait te venger, en nous laissant comme deux badauds dans la plaine de Mugnou, où tu nous avais menés sous un vain prétexte. C’est fort mal à toi de t’en être retourné sans nous rien dire. Tu peux compter aussi que c’est bien la dernière pièce que tu nous feras. » Calandrin, ramassant le peu de force qui lui restait : « Mes amis, répondit-il, ne vous fâchez pas ; la chose n’est pas comme vous l’entendez. Je suis plus à plaindre que vous ne croyez. J’avais trouvé la pierre précieuse dont je vous avais parlé ; vous en serez convaincus vous-mêmes lorsque je vous aurai dit que j’étais à moins de dix pas de vous dans le temps que vous me cherchiez. » Il leur conta ensuite d’un bout à l’autre ce qu’ils avaient fait, sans oublier les coups de pierres qu’il avait reçus, tantôt sur les jambes, tantôt sur les épaules. « Sachez de plus, continua-t-il, que les gardes, qui sont attentifs jusqu’à l’importunité pour voir tout ce qu’on porte dans la ville, ne m’ont pas dit le moindre mot en entrant : nouvelle preuve que j’étais vraiment invisible. En un mot, personne ne m’a vu et personne non plus ne m’a rien dit tout le long du chemin. Mais quand je suis arrivé ici, cette misérable femme est venue au-devant de moi ; elle m’a vu et a renversé toutes mes espérances. Maudite engeance que les femmes ! elles font perdre, vous ne l’ignorez pas, la vertu à toutes choses. Je me regardais comme le plus heureux des hommes, et me voilà le plus malheureux. Je m’en suis vengé en la rouant de coups, et je ne sais ce qui m’empêche de lui en donner encore autant. Plût à Dieu ne l’eussé-je jamais vue ! » Et là-dessus, s’échauffant tout de nouveau, il voulait la battre encore ; mais ses amis l’en empêchèrent. Ils faisaient les surpris, et affirmaient la vérité des circonstances que Calandrin leur rapportait. Ils avaient toutes les peines du monde de s’empêcher de rire, et auraient sans doute satisfait leur envie à cet égard, si la fureur de ce brutal, qui en voulait toujours à sa femme, ne les eût arrêtés. Ils lui représentèrent son tort de l’avoir ainsi maltraitée, s’efforçant de lui faire entendre qu’elle n’était aucunement la cause de son malheur, qu’il ne devait s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il s’était exposé à sa rencontre, sachant que les femmes, dans leur temps critique, détruisent la vertu de toutes choses. Mais que, puisque le bon Dieu ne lui avait point donné cette idée, il avait voulu sans doute le punir de les avoir trompés en ne leur faisant point part de sa découverte. Enfin, après plusieurs remontrances de cette nature, ils finirent par le raccommoder avec sa femme et le laissèrent fort chagrin dans sa maison pleine de pierres.

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