Nouvelle V La culotte du juge

Vous savez qu’il nous vient assez souvent à Florence des podestats de la Marche d’Ancône, c’est-à-dire des magistrats sans cœur, avares et misérables, menant avec eux des jurisconsultes et des notaires, qui semblent plutôt avoir été tirés de la charrue ou de la boutique d’un savetier que sortis des écoles de droit. Un de ces nouveaux gouverneurs, étant donc venu s’établir dans notre bonne ville, avait amené avec lui un juge qui se faisait nommer messire Nicolas de Saint-Lepide, et qui avait plus l’air d’un chaudronnier que d’un homme de loi. C’était lui qui jugeait les affaires criminelles. Comme il arrive souvent qu’on va au palais quoiqu’on n’ait pas de procès, Macé del Saggio y alla un matin pour y chercher un de ses amis, et entra dans la salle où siégeait messire Nicolas. Frappé de la mine singulière de ce juge, il s’arrête et l’examine depuis la tête jusqu’aux pieds. Nicolas portait un chapeau vert tout enfumé, avait une écritoire à sa ceinture, un pourpoint plus long que sa robe, et plusieurs autres choses que ne porte point un juge qui se pique d’être décemment habillé. Mais ce que Macé lui trouva de plus grotesque fut ses hauts-de-chausses, qui lui tombaient jusqu’à mi-jambe, et ses habits si étroits, qu’ils étaient tout ouverts par devant. Un juge ainsi fagoté lui fit oublier ce qu’il cherchait ; et comme il aimait beaucoup à s’amuser, il alla trouver deux de ses camarades, dont l’un se nommait Ribi et l’autre Matthias, gens d’un naturel aussi facétieux que le sien. Il les amena au palais pour leur montrer, leur dit-il, le juge le plus ridicule qu’ils eussent jamais vu. La figure et l’accoutrement de ce personnage pensa les faire mourir de rire, d’aussi loin qu’ils l’eurent aperçu ; mais rien ne les divertit plus que sa longue culotte. S’étant approchés du siége, ils remarquèrent qu’on pouvait aller par-dessous, et que la planche sur laquelle monsieur le juge avait les pieds était rompue et assez entr’ouverte pour pouvoir y passer à l’aise la main et le bras. Ils formèrent aussitôt le projet de lui enlever ses hauts-de-chausses ; et, après qu’ils furent convenus de la manière et du personnage que chacun devait jouer, ils remirent la chose au lendemain, ne trouvant pas qu’il y eût ce jour-là assez de monde à l’audience.

Ils y retournèrent donc le jour suivant ; et voyant l’assemblée aussi nombreuse qu’ils pouvaient le désirer, Matthias alla furtivement se poster sous la planche sur laquelle les pieds du juge étaient appuyés. Macé et Ribi s’étant ensuite approchés du siège, ils saisissent le magistrat par le devant de sa robe puis la tirent, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, en criant tous deux : « Justice, monsieur le juge, justice ! – Je vous supplie de me la rendre, dit Macé, avant que ce voleur, que vous voyez auprès de vous, ne sorte d’ici. Il m’a volé une paire de souliers, et je vous prie de vouloir bien me les faire restituer. Il n’y a pas encore quinze jours que je les lui vis porter chez le ressemeleur, et néanmoins il ose nier qu’il me les ait volés. » Ribi, le tirant de l’autre côté, criait de toute sa force : « Ne le croyez pas, monsieur, c’est un imposteur, un fourbe, qui veut se tirer d’affaire par une calomnie ; il a su que je venais me plaindre de ce qu’il m’a volé une petite valise qui m’était fort utile, et pour vous faire illusion, il est venu lui-même m’accuser de lui avoir dérobé des souliers. Si vous doutez de ce que j’avance, j’ai pour témoins Trecca, qui est ici, la grosse tripière que tout le monde connaît, et la femme qui reçoit ce qu’on donne à Notre-Dame de Varlais. » Macé interrompait sans cesse son camarade, et Ribi en faisait autant de son côté, criant l’un et l’autre de toutes leurs forces.

Pendant que le magistrat se tient debout pour mieux entendre les parties, Matthias, jugeant le moment favorable, passe ses mains à travers la fente des planches, saisit les deux bouts de sa culotte et les tire avec tant de force et de vivacité qu’il la fait descendre sur ses talons, car elle était fort large et le personnage fort maigre. Le juge, sentant sa culotte tomber, veut aussitôt se couvrir de sa robe ; mais Macé et Ribi, qui la tiennent serrée au lieu de la lâcher, l’écartent davantage et crient à pleine tête, chacun de son côté : « C’est vilain à vous, monsieur, de refuser de me rendre justice et de m’entendre. Pourquoi donc vouloir vous retirer ? la coutume de cette ville n’est pas d’écrire pour des affaires de cette nature. » Enfin, ils le retinrent assez longtemps pour que tous ceux qui étaient à l’audience s’aperçussent que la culotte lui était tombée sur les pieds, et vissent à découvert ce qu’on devine aisément. Ce ne furent plus que de grands éclats de rire dans toute l’assemblée. Ribi, jugeant qu’on avait assez ri, lâcha la robe et se retira en disant au juge : « Je vous promets, monsieur, de m’adresser au syndic. » Macé dit qu’il n’en appellerait point ailleurs, mais qu’il reviendrait pour lui demander justice dans un moment où il serait moins occupé. Ils s’enfuirent ainsi l’un et l’autre, et allèrent rejoindre Matthias, qui s’était enfui après avoir fait son coup.

Le juge, un peu revenu de sa surprise, remit sa culotte ; et ne doutant pas que ce ne fût un tour qu’on lui avait joué, demanda avec instance ce qu’étaient devenus les deux voleurs. On lui répondit qu’ils étaient déjà loin. Voyant qu’ils avaient échappé à son ressentiment, il se mit en colère et jura qu’il saurait si les Florentins étaient dans l’usage de baisser la culotte de leur juge quand il était sur son siège. Le podestat, qui fut bientôt instruit de l’aventure, cria beaucoup contre cette insolence ; mais il se radoucit, après que ses amis lui eurent fait entendre que les Florentins n’avaient agi de la sorte que parce qu’ils étaient persuadés qu’au lieu d’amener d’honnêtes gens éclairés il n’avait choisi que des sots, pour n’être point obligé de leur donner de forts appointements. Comme cette observation n’était que trop bien fondée, il ne crut pas devoir faire des recherches pour découvrir les coupables, et ne poussa pas plus loin cette affaire, dont le principe ne lui faisait point honneur.

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