Nouvelle X La trompeuse trompée

Il était autrefois d’usage, dans les villes maritimes, comme il est encore aujourd’hui, de porter dans un grand magasin, connu en plusieurs pays sous le nom de douane, toutes les marchandises nouvellement débarquées et d’en remettre aux commis, chargés de les recevoir, un état où leur prix était marqué. Les commis, après les avoir enregistrées sur leurs livres et s’être fait payer les droits, donnaient ensuite aux marchands un petit magasin séparé, pour les serrer. Les courtiers s’informaient de la qualité et du prix des marchandises de chaque magasin, et du nom du marchand, pour en procurer le débit, moyennant un certain bénéfice. C’est ce qui se pratiquait et se pratique encore à Palerme, port de mer des plus fréquentés de la Sicile.

Les femmes de cette ville sont très-galantes, très-intéressées, très-corrompues ; avec cela elles ont tant de manège, que quiconque ne les connaîtrait pas, les prendrait pour les femmes du monde les plus honnêtes. La plupart sont belles et bien faites ; elles s’attachent surtout aux étrangers, parce qu’elles les plument plus aisément que les nationaux. Elles ne voient pas plutôt un nouveau débarqué qu’elles s’informent de son nom et de sa fortune et pour être mieux au fait de ses richesses, elles prient les commis de la douane de leur laisser consulter leurs registres, où elles trouvent la liste et le prix des marchandises qui lui appartiennent, et font ensuite de leur mieux pour attirer notre homme dans leurs filets. Vous ne sauriez croire le nombre de négociants qu’elles ruinent. Bienheureux ceux qui en sont quittes pour leurs marchandises, et qui n’y laissent pas la peau et les os !

Après ces détails, qui m’ont paru nécessaires, vous saurez qu’il n’y a pas longtemps qu’un jeune Florentin, nommé Salabet, mais plus connu sous le surnom de Nicolas de Chignien, fut envoyé par ses maîtres dans cette ville avec un reste d’étoffes de laine qu’il n’avait pu vendre à la foire de Salerne et qui pouvaient valoir cinq cents écus. Après en avoir donné l’état aux commis de la douane et les avoir serrées dans un magasin, il chercha à s’amuser par-ci par-là dans la ville, sans montrer beaucoup d’empressement de s’en défaire. Ce jeune homme était fort bien fait de sa personne. Une de ces femmes avides d’étrangers, qui en avait entendu parler, et qui fut bientôt au fait de l’état de ses affaires, jeta les yeux sur lui, persuadée qu’elle n’aurait pas de peine à le plumer. C’était une fine commère, connue sous le nom de madame Blanche-Fleur. Elle ne tarda pas à s’en faire remarquer, et joua si bien son rôle, que le Florentin la prit pour une dame de conséquence. Comme il avait assez bonne opinion de lui-même, il ne douta point que son air ne l’eût charmée, et résolut de mener cette intrigue à son dénoûment. Il chercha donc tous les moyens de se lier avec elle, et passant et repassant sans cesse devant sa porte, il eut le plaisir de s’apercevoir qu’il ne déplaisait pas. Après avoir eu l’art de le bien enflammer et lui avoir fait entendre qu’elle éprouvait pour lui une égale tendresse, la belle lui dépêcha secrètement une de ses femmes, fort habile dans l’art de négocier une affaire de galanterie. L’ambassadrice prit le ton qu’il fallait pour réussir dans sa mission, et lui dit, presque la larme à l’œil, que sa bonne mine avait tellement fait impression sur sa maîtresse, qu’elle n’avait pas un instant de repos, et qu’elle consentirait volontiers à le voir en cachette, s’il voulait se trouver à une étuve qu’elle lui désignerait. Ensuite elle tira de sa bourse un anneau qu’elle lui remit de sa part, comme un gage de son amour.

Salabet était au comble de la joie. Il prend l’anneau, l’examine de près, le baise avec transport, et l’ayant mis à son doigt, il répond à la bonne commissionnaire que madame Blanche-Fleur ne fait que lui rendre justice en le payant de retour ; qu’il pense à elle nuit et jour ; qu’il l’aime au delà de toute expression, et qu’il n’y a pas de lieu où il ne soit prêt à aller pour se procurer le plaisir de la voir. « Elle n’a qu’à me faire savoir le jour et le moment, et je m’y rendrai. »

La dame, instruite de ses dispositions, lui renvoie sur l’heure sa confidente, pour lui dire à quelles étuves il devait aller la trouver, le lendemain après vêpres.

L’heure du rendez-vous venue, Salabet, qui ne s’était vanté à personne de son aventure, se rend chez le baigneur, et apprend avec plaisir que l’étuve était retenue pour madame Blanche-Fleur. À peine y avait-il passé quelques minutes, qu’il vit arriver deux servantes chargées, l’une d’un beau et grand matelas de futaine, l’autre d’un panier plein de provisions. On étendit les matelas sur un lit, avec des draps de fin lin, bordés d’or et de soie, qu’on couvrit d’une courte-pointe, d’un boucassin de Chypre très-blanc, et de deux oreillers brodés magnifiquement. Après cela, les deux servantes entrèrent dans la chambre du bain et le lavèrent avec soin.

Madame Blanche-Fleur ne se fit pas attendre longtemps. Elle arriva accompagnée de deux autres servantes, et fit mille caresses à Salabet dès qu’elle fut seule avec lui. Après bien des soupirs poussés de part et d’autre, et bien des baisers donnés et rendus : « Il n’y a que vous seul, dit la dame, qui ayez pu me faire venir ici. Il n’y a pas eu moyen de me défendre de vos charmes, trop aimable Toscan ; vous avez embrasé mon cœur. » Après plusieurs galanteries de même force, ils se déshabillèrent et entrèrent tout nus dans le bain, aidés de deux servantes. La dame, sans permettre que personne portât la main sur son corps, se lava elle-même avec un savon composé de différentes odeurs, où celle du musc dominait ; après quoi elle se fit essuyer par les servantes, avec des draps très-fins et parfumés. Le Florentin fut servi avec le même soin. Ils furent portés l’un et l’autre sur les épaules des servantes, bien enveloppés, dans le lit qui avait été préparé. Un instant après, on tira les draps mouillés et on laissa le couple amoureux sur les autres draps, qu’on avait arrosés d’eau de roses, d’eau de fleur d’oranger, de jasmin et d’eau de naphte, toutes prises dans de petits flacons d’argent très-beaux. Ils furent enfin régalés de confitures et de vins exquis, si bien que Salabet se croyait en paradis. Mais rien ne le charmait tant que la beauté de madame Blanche-Fleur. Il aurait souhaité de tout son cœur qu’on se fût dispensé de tant de cérémonies, pour se trouver seul avec la dame, aussi lui tardait-il infiniment que les servantes se retirassent. Il s’ouvrit à ce sujet à la belle, qui leur ordonna aussitôt de passer dans une autre pièce, et de laisser seulement dans la chambre une bougie allumée. Les amants ne se virent pas plutôt seuls qu’ils commencèrent à s’embrasser et à goûter les plaisirs de l’amour. Le Florentin ne se lassait point de répéter les jouissances, d’autant plus délicieuses qu’il se croyait le plus aimé des hommes. Quand la dame comprit qu’il était temps de se lever, elle sonna les femmes pour l’habiller, et leur ordonna de servir encore du vin et des confitures, pour réconforter le galant, qui en avait besoin. Avant de se séparer : « Mon cher ami, lui dit-elle, tu serais bien aimable et me ferais grand plaisir si tu voulais venir souper et coucher ce soir chez moi. Salabet, qui en était véritablement épris et qui croyait ne devoir qu’à l’amour les plaisirs qu’il avait goûtés avec elle, lui répondit que son désir le plus ardent était de faire quelque chose qui lui fût agréable, et qu’il était disposé de coucher non-seulement ce soir-là avec elle, mais tous les jours de sa vie, si elle le trouvait bon. Après cette réponse ils se séparèrent.

La dame ne manqua pas de faire parer sa chambre et de donner des ordres pour préparer un magnifique souper. Le Florentin fut reçu le mieux du monde, on lui fit faire bonne chère, et le repas fut égayé par mille jolis propos. De la table il passa dans la chambre à coucher. L’odeur des parfums les plus doux qu’il respira en entrant, la richesse des meubles, l’air de décence et les manières polies de la maîtresse du logis, tout lui persuada qu’il avait affaire à une personne du premier rang et fort riche. Quoiqu’il eût entendu dire des choses désavantageuses sur son compte, il regardait tout cela comme un effet de la calomnie et de la jalousie ; et supposé même qu’elle eût joué quelqu’un, il ne pouvait se figurer qu’elle fût capable de le tromper. Il coucha ce soir-là avec elle, et eut tous les sujets du monde de s’en féliciter. Il se croyait aussi aimé qu’il était amoureux, et la belle n’épargna rien pour le nourrir dans cette idée. Le lendemain, elle lui fit présent d’une belle ceinture d’argent avec une bourse, en lui disant : « Mon cher ami, tu peux disposer de tout ce que je possède comme s’il t’appartenait. Depuis que je t’ai donné mon cœur, je suis plus à toi qu’à moi-même, et tu peux par conséquent te regarder ici comme le maître et y commander comme chez toi. Salabet répondit à cela par de nouvelles caresses et par les assurances d’un attachement inviolable. Il ne s’en sépara que pour aller à la place où les marchands ont coutume de se rendre, et profitait de tous ses moments de liberté pour aller prendre du plaisir chez elle, sans qu’il lui en coûtât rien. Peu de temps après, il profita d’une occasion qu’il eut de vendre ses draps avec beaucoup de profit. La belle, en ayant été instruite incontinent par ses espions, jeta un dévolu sur la somme qu’il en avait retirée, et prépara ses batteries pour la lui enlever. Salabet vint quelques jours après souper avec elle ; il n’y eut point de caresses qu’elle ne lui fît ; elle se montra si passionnée, que le Florentin crut qu’elle allait expirer entre ses bras. Il suffisait qu’il louât quelque chose pour qu’elle le pressât de le recevoir. Elle voulut lui faire accepter deux très-belles tasses d’argent ; mais, comme il avait déjà reçu pour plus de trente écus de présents, sans avoir jamais fait pour elle un sou de dépense, il crut devoir refuser celui-là, quelque instance qu’elle fît. Elle ne s’inquiéta point de ce refus, parce qu’elle était bien assurée de la sincérité de son attachement, d’après toutes les mesures qu’elle avait prises pour lui persuader qu’elle l’aimait avec autant de désintéressement que de passion. Pendant qu’ils étaient occupés à s’entretenir de leur tendresse mutuelle, une des servantes de la dame vint lui dire qu’elle avait quelque chose à lui communiquer en particulier. Elle sort et rentre un quart d’heure après, fondant en larmes. Elle se jette sur son lit, et se lamente sans rien dire à son amant. Celui-ci, surpris d’un changement aussi subit, vole vers elle, la prend entre ses bras et se met à pleurer de compagnie : « Qu’as-tu donc, ma chère amie ? d’où vient que tu pleures ainsi ? quelle est la cause de ton chagrin ? ne me le cache point, ma douce amie. » Elle ne lui répond qu’en redoublant ses pleurs. Il lui parle encore, et après qu’il l’eut priée bien fort : « Hélas ! mon doux ami, s’écria-t-elle, je ne sais ce que je dois dire, ni ce que je dois faire. J’ai le plus grand chagrin du monde. Je viens de recevoir des lettres de Messine, parmi lesquelles il y en a une d’un de mes frères, qui me prie de lui envoyer mille écus dans huit jours, dussé-je engager ou vendre tout ce que j’ai au monde, parce que, sans cela, il aura la tête tranchée sur un échafaud. Je suis au désespoir. Le moyen de trouver cette somme en si peu de temps ! S’il m’eût au moins donné quinze jours pour me retourner, je pourrais la lui procurer. Je vendrais une de mes terres ; mais un terme si court m’en ôte les moyens. Je sens que je ne pourrai survivre à la douleur d’apprendre la mort de mon frère. » Et là-dessus larmes et doléances de recommencer.

Salabet, qui aurait été plus clairvoyant s’il eût été moins amoureux, croyant ces larmes sincères et que ce qu’elle disait était la vérité même, se mit à la consoler. « Il ne me serait pas possible, madame, de vous prêter les mille écus, parce que je ne les ai pas en mon pouvoir ; je n’en possède que cinq cents, et je vous les offre de bon cœur, si vous pouvez me les rendre d’ici à quinze jours. Par bonheur, je vendis hier mes draps, sans quoi je n’aurais pu vous offrir un sou. – Quoi ! mon cher ami, tu t’es donc laissé manquer d’argent, puisque tu n’en as que depuis hier ? Que ne m’en demandais-tu ? car, quoique je n’aie pas les mille écus, j’en avais toujours cent et même deux cents à ton service. Un manque de confiance de cette nature ne me permet pas d’accepter l’offre que tu me fais. » Salabet, plus touché de ces paroles que de tout ce qui lui avait été dit et fait auparavant : « Il faut, ma bonne amie, que ce ne soit pas là ce qui t’empêche de prendre mes cinq cents écus ; car, sois assurée que si j’avais eu besoin d’argent, je n’aurais pas fait la moindre difficulté de t’en demander, d’après la connaissance intime que j’ai de ton affection pour moi. – Je reconnais à ce trait, mon cher Salabet, que tu m’aimes véritablement, et que je ne me suis pas trompée en te choisissant pour mon bon ami. C’est ce qui s’appelle être généreux et délicat, que de prévenir ainsi ma demande et de m’offrir une aussi grosse somme d’argent. Tu m’étais déjà bien cher, mais tu me le deviens encore davantage par un tel procédé. Rien n’est plus noble ; vous voulez que je vous sois redevable de la tête de mon frère ; c’est un service que je n’oublierai jamais. C’est avec regret pourtant que j’accepte vos cinq cents écus, parce que je sais que les marchands sont dans le cas de faire valoir leur argent et de manquer de bonnes affaires faute de fonds ; mais ce qui m’enhardit, c’est l’espérance de te rendre sous peu de jours cette somme, et plutôt que d’y manquer, j’engagerais toutes les maisons qui m’appartiennent. » En disant ces derniers mots, elle se laissa tomber, en pleurant, sur le visage du Florentin, qui, pour ne pas l’abandonner à son chagrin, passa la nuit avec elle. Il n’eut rien de plus pressé, le lendemain, que d’aller chercher les cinq cents écus, sans attendre qu’elle l’en fît souvenir. Il les lui remit de bonne grâce, et sans exiger d’autre assurance que la parole qu’elle lui avait donnée de les lui rembourser sous quinzaine. La dame les reçut en riant du cœur et pleurant des yeux. Elle ne manqua pas, comme on le peut croire, de renouveler au marchand, avant de le quitter, les assurances de son amour et de sa juste reconnaissance.

Ce fut tout autre chose les jours suivants. Parvenue à son but, elle changea de marche. Salabet, qui précédemment pouvait la voir à toute heure du jour et de la nuit, trouvait souvent sa porte fermée. C’était beaucoup, quand de sept visites qu’il lui faisait, il y en avait une d’heureuse ; sans compter que ce n’était plus le même accueil ni la même chère qu’auparavant. Un mois s’était écoulé au delà du terme pris pour le payer, que madame Blanche-Fleur ne parlait pas de s’acquitter. Salabet prit sur sa timidité de lui demander son argent. On ne lui répondit que par de mauvaises défaites. Ce fut alors seulement qu’il comprit qu’il avait été trompé et joué. Il ne se possédait pas de rage d’avoir été dupe à ce point. Mais qui ne l’eût été comme lui ? Comment se figurer qu’une femme qui s’était conduite avec tant d’art et de finesse n’était qu’une comédienne ? Ce qui le fâchait surtout, c’était de n’avoir pas exigé une reconnaissance des cinq cents écus. Comment les ravoir ? Se plaindre ? il n’avait ni preuve ni témoin, et il vit bien que madame Blanche-Fleur était femme à tout nier. Il n’osa même s’ouvrir à personne sur son aventure, dans la crainte qu’on ne se moquât de lui, ayant surtout été averti par plusieurs personnes de se défier de la dame. Ce qu’il y eut de plus fâcheux pour lui fut qu’il reçut ordre de ses maîtres de leur envoyer les cinq cents écus par la voie de la banque ; car, le jour même qu’il avait vendu sa marchandise, il n’avait pas manqué de leur en donner avis. Pour cacher la sottise qu’il avait faite et s’épargner les justes reproches qu’il méritait, au lieu d’aller à Pise, comme on le lui avait ordonné, il passa à Naples, où était alors le nommé Pierre Canigiano, trésorier de l’impératrice de Constantinople, homme d’esprit et d’une grande pénétration, et intime ami de Salabet. Celui-ci alla le trouver dans son malheur, lui conta quelques jours après son aventure, lui demanda conseil et le pria de lui donner les moyens de gagner sa vie, étant dans la ferme résolution de ne plus reparaître à Florence. Après lui avoir fait les reproches qu’il méritait et lui avoir fait sentir tout ce qui pouvait résulter contre lui de son imprudence, il lui conseilla de retourner à Palerme. Il lui dit la conduite qu’il devait y tenir, et lui prêta de l’argent pour lui faciliter les moyens de réussir dans le projet qu’il lui suggéra. Salabet goûta ses avis et se mit en devoir de les suivre. Il fit faire plusieurs ballots bien arrangés et bien marqués ; et ayant acheté une vingtaine de barriques où il y avait eu de l’huile, il les remplit d’eau, embarqua le tout sur un vaisseau, et s’en retourna à Palerme muni des instructions de son ami. Il donna en arrivant la liste et le prix des marchandises aux commis de la douane, les fit enregistrer en son nom, les mit en magasin, et déclara qu’il était dans l’intention de ne les vendre qu’après en avoir reçu une grande quantité d’autres qu’il attendait.

Blanche-Fleur ne tarda pas d’en être instruite ; et apprenant que ce qu’il avait apporté valait environ deux mille écus, sans compter ce qu’il attendait encore, crut qu’elle ne ferait pas mal de lui rendre ses cinq cents écus, dans l’espérance de lui arracher une plus forte somme. Dans ce dessein, elle l’envoya chercher ; et Salabet, devenu plus prudent, et qui s’était attendu à cela, ne fit aucune difficulté d’aller la trouver, et se félicitait en lui-même de ne s’être point brouillé avec elle. Il fut mieux accueilli que les dernières fois, et on feignit d’ignorer qu’il eût reçu de nouvelles marchandises. La belle lui fit d’abord de grandes excuses de ce qu’elle ne lui avait pas rendu son argent dans le temps, ajoutant qu’elle ne doutait point que ce manque de parole ne l’eût mis de mauvaise humeur. « J’avoue, madame, lui répondit-il en riant, que j’eus alors des affaires qui me chagrinèrent un peu ; mais le temps et mes amis m’ont fourni d’autres ressources. Je suis de telle humeur contre vous, madame, et je vous en veux si fort, que j’ai vendu la plus grande partie de mon bien pour m’établir dans cette ville. J’y ai déjà pour plus de deux mille écus de marchandises, et j’en attends du Ponant pour plus de trois mille encore. Je vous suis trop attaché ; l’amour que vous avez su m’inspirer est trop profondément gravé dans mon cœur, pour que je puisse vivre éloigné de vous. Votre société est devenue nécessaire à mon bonheur. Il semble que vous m’ayez ensorcelé, tant je m’occupe de vous le jour et la nuit. – Vous me faites grand plaisir, mon cher ami, de m’apprendre que vous êtes dans l’intention de vous fixer dans notre ville. Soyez assuré que mon amour ne s’est pas plus refroidi que le vôtre ; et si j’ai paru moins passionnée dans ces derniers temps, vous ne devez vous en prendre qu’aux chagrins domestiques qui m’étaient survenus. Quand on est dans l’affliction, il est bien difficile de faire bon visage à ses amis. À présent que mes chagrins sont finis, soyez assuré que je serai plus honnête et plus aimable que je ne l’ai été par le passé, sans néanmoins être plus amoureuse ; car, je vous le répète, vous n’avez point cessé de m’être cher. Au reste, une de mes plus grandes afflictions fut de n’avoir pu vous rendre au terme convenu l’argent que vous m’aviez prêté d’une manière si généreuse ; vous fûtes à peine parti qu’il me rentra des fonds. Je vous les aurais envoyés, si j’avais eu votre adresse ; mais puisque vous voilà de retour, vous les prendrez vous-mêmes. » Cela dit, elle fit apporter un sac où étaient les mêmes cinq cents écus qu’elle avait reçus, et les lui mit dans les mains, en le priant de voir si le compte y était. Dieu sait si Salabet dut être content. Il prit le sac, compta les écus, et en trouva cinq cents, ni plus ni moins. Il dit ensuite à la dame qu’il était très-persuadé de la vérité de ce qu’elle venait de lui dire, et en même temps si satisfait d’elle, que tout ce qu’il avait serait toujours à son service. « Vous pourrez vous en convaincre dans le besoin, ma belle dame, ajouta-t-il, surtout quand j’aurai mon ménage en ville. » Ils se quittèrent tous deux fort contents l’un de l’autre, du moins à en juger par les apparences. Le Florentin continua de la voir, et elle de lui faire toutes les politesses qui étaient en son pouvoir. Ils avaient leurs vues l’un et l’autre ; mais le galant était bien loin de se laisser duper une seconde fois. Il ne songeait, au contraire qu’à se venger de la tromperie qu’il avait essuyée et de celle qu’on lui préparait, car il lui fut facile de s’apercevoir que madame Blanche-Fleur ne lui avait rendu les cinq cents écus que dans le dessein de lui en escroquer mille et davantage, si la chose était possible. Un jour qu’elle l’avait prié à souper et à coucher, il feignit, en arrivant, une tristesse qu’il n’éprouvait pas. On aurait dit qu’il allait mourir, tant le chagrin qu’il affectait paraissait l’avoir changé. La belle, qui ne put s’empêcher de remarquer sa mélancolie, lui en demanda la cause. Il se fit longtemps presser pour s’expliquer, et lui répondit enfin qu’il était ruiné ; que le vaisseau sur lequel on avait chargé les marchandises avait été arrêté par les corsaires de Monègue, qui demandaient dix mille écus pour le rendre, et qu’il fallait qu’il en donnât mille pour sa part, s’il voulait récupérer ce qui lui appartenait. Je n’ai pas un seul écu en ce moment en mon pouvoir, ajouta-t-il, car les cinq cents que vous m’avez rendus, je les ai envoyés à Naples pour faire acheter des toiles qu’on m’enverra ici. Je pourrais bien me défaire des marchandises que j’ai au magasin de la douane ; mais, dans ces temps-ci, j’y perdrais presque la moitié. Malheureusement pour moi, je suis trop peu connu à Palerme pour pouvoir emprunter une somme si considérable. Voilà, ma belle amie, le sujet de mon chagrin. Si je ne trouve pas promptement de l’argent, mes marchandises seront portées à Monègue, et, après cela, il n’y a plus de ressources. » Madame Blanche-Fleur, qui croyait que c’était autant de perdu pour elle, fut véritablement affligée de cet accident, et pensa aux moyens qu’il y avait à prendre pour empêcher que les marchandises ne fussent portées à Monègue. « Tu ne saurais croire, mon bon ami, combien je partage ta peine ; Dieu m’est témoin que si j’avais mille écus en mon pouvoir, je te les prêterais sur l’heure et sans balancer ; mais je ne suis pas en argent. Lorsque vous me prêtâtes les cinq cents écus, j’en empruntai cinq cents autres pour parfaire les mille dont j’avais besoin, et m’adressai à un homme qui prend trente pour cent d’intérêt. Si vous voulez emprunter sur ce pied-là, il vous prêtera, j’en suis sûre, tout ce que vous voudrez. Mais, je vous en avertis, il faudra lui donner de bons gages. Tout ce que je puis faire pour vous obliger est de m’engager moi-même pour vous, si l’on veut mon cautionnement ; mais, si on le refuse, quelle sûreté trouverez-vous ? quels gages pourrez-vous donner ? » Salabet sentit d’abord le motif de ces offres, et comprit parfaitement que ce serait elle-même qui prêterait l’argent ; ce qui lui fit grand plaisir. « Quelque exorbitant que soit l’intérêt qu’on exige, lui répondit-il, vous m’obligerez grandement de me faire prêter les mille écus, puisque la nécessité m’oblige d’en passer par là. Pour sûreté, je n’en puis donner de meilleure que les marchandises que j’ai à la douane. J’offre de les inscrire au nom du prêteur, me réservant toutefois le droit de garder les clefs du magasin, soit pour faire voir les marchandises aux courtiers, soit pour être assuré qu’on ne les gâte point, ou qu’on n’en enlève point, ou qu’enfin on ne les change point contre d’autres de moindre valeur. »

La dame trouva la sûreté suffisante, et la condition ne lui parut pas déplacée. Elle promit de parler au prêteur, et envoya querir le lendemain un courtier de ses amis, qu’elle mit au fait du rôle qu’il devait jouer, et lui donna les mille écus pour les porter à Salabet, qui fit écrire au nom de cet homme les ballots qu’il avait à la douane. Cela fait, le Florentin s’embarqua le même jour, et alla rejoindre à Naples son ami Pierre Canigiano, à qui il remit l’argent qu’il lui avait emprunté. Il lui raconta la vengeance qu’il avait tirée de la Sicilienne, et le remercia du sage expédient qu’il lui avait indiqué pour ravoir ses cinq cents écus. Après s’être quelque temps diverti à Naples aux dépens de la femme qui l’avait joué, et dont il s’était bien vengé, il retourna à Florence, où il avait eu soin de faire passer à ses maîtres les cinq cents écus qui leur appartenaient.

Madame Blanche-Fleur, ne voyant plus reparaître Salabet, et l’ayant fait chercher vainement dans tout Palerme, commença à soupçonner qu’elle avait été la dupe à son tour. Après avoir attendu deux mois sans avoir de ses nouvelles, elle fit ouvrir le magasin, et l’on trouva que les barriques, qu’on croyait pleines d’huile, ne l’étaient que d’eau de mer avec un peu d’huile par-dessus. On éventra les ballots, qui n’offrirent que des étoupes, à l’exception de deux où il y avait des draps de peu de valeur. La belle Sicilienne, se voyant ainsi attrapée, pleura beaucoup les cinq cents écus rendus, mais plus encore les mille écus prêtés, disant à qui voulait l’entendre qu’il ne faisait pas bon se jouer à un Toscan.

Share on Twitter Share on Facebook