Nouvelle X La jument du compère Pierre

Il y avait, l’année dernière, à Barlette, un prêtre nommé messire Jean de Barole. Son bénéfice ne lui suffisant pas pour vivre, il conduisait, de côté et d’autre, dans les foires de la Pouille, différentes marchandises sur une jument qui lui appartenait. En courant le pays, il avait fait rencontre d’un certain Pierre, du village des Trois-Saints, qui faisait, avec un âne, le même métier que lui. Il ne l’appelait, selon l’usage du pays, que le compère Pierre, à cause de l’étroite familiarité qui les unissait. Toutes les fois qu’il venait à Barlette, il le menait avec lui, le couchait, le régalait du mieux qu’il pouvait. Leurs honnêtetés étaient réciproques. Compère Pierre, qui n’avait à Trois-Saints qu’une petite maisonnette à peine suffisante pour loger son âne, sa femme, jeune et belle, et lui, en faisait les honneurs à messire Jean, quand il lui faisait l’honneur d’y venir. Cependant, quand il s’agissait de coucher, compère Pierre ne pouvait satisfaire sa bonne volonté, n’ayant qu’un lit qu’il partageait avec sa femme ; il fallait donc que messire Jean couchât sur un peu de paille, à côté de sa jument, qui était logée, avec l’âne, dans une écurie fort étroite. Madame Jeannette, qui n’ignorait pas les bons traitements que son mari recevait à Barlette, de la part du curé, avait proposé plusieurs fois d’aller coucher avec une de ses voisines, nommé Zite Cataprise, et de laisser sa place au bon prêtre. Celui ci avait toujours refusé cet arrangement. Un jour, entre autres, pour prétexter son refus : « Commère Jeanne, lui dit-il, ne vous inquiétez pas de moi : je ne suis pas aussi à plaindre que je le parais. Cette jument que vous me connaissez, je la change, quand je veux, en une belle fille, et lui rends sa première forme. Croyez que je ne puis ni ne veux l’abandonner. » Jeannette, qui était simple d’esprit, crut ce prodige, et en fit part à son mari. « Si le curé, ajouta-t-elle, est aussi véritablement ton ami que tu le dis, que ne te confie-t-il son secret ? tu ferais de moi une jument, et avec l’âne et moi, tes affaires iraient mieux : nous ferions double profit. » Compère Pierre, qui n’était rien moins qu’un rusé compère, crut aussi au prodige, se rendit au conseil de sa femme, et, sans perdre de temps, sollicita messire Jean de lui apprendre son secret. Celui-ci s’efforça de le détourner de cette idée ; mais n’en pouvant venir à bout : « Puisque absolument vous le voulez, lui dit-il, demain matin, à notre ordinaire, soyons levés avant le jour, et je vous ferai part de toute ma science. » Vous imaginez bien que l’attente et l’impatience empêchèrent compère Pierre et commère Jeannette de fermer l’œil pendant une partie de la nuit. Dès que le jour commença à poindre, ils se levèrent et appelèrent le curé. « Il n’y a personne au monde, dit celui-ci en se levant, à qui je voulusse découvrir mon secret ; mais vous l’avez exigé, je ne puis rien vous refuser. Cependant, si vous voulez être bien instruits, observez très-exactement ce que je vous prescrirai. » Après qu’on lui eut tout promis, messire Jean prend une chandelle, et la met entre les mains du compère Pierre, en lui disant : « Regarde bien tout ce que je ferai, et retiens fidèlement les paroles que je prononcerai ; mais, sur toutes choses, mon ami, garde-toi de rien dire, quoique je fasse : le moindre mot gâterait tout, et il serait impossible d’y revenir. Fais des vœux seulement pour que je puisse bien attacher la queue ; car c’est le plus difficile de l’ouvrage. » Compère Pierre prend la chandelle et jure de suivre en tout les ordres du magicien.

Alors messire Jean fait dépouiller Jeannette de tous ses vêtements, sans en excepter un seul, la fait coucher sur ses mains et ses pieds, dans la posture d’une jument ; puis, lui touchant le visage et la tête : « Que ceci, dit-il, soit une belle tête de jument. » De là passant aux cheveux : « Que ceci soit belle crinière de jument. » Ensuite, portant la main sur la poitrine, où il sentit deux globes élastiques et durs, dont le mouvement et la dureté se communiquèrent bientôt à une des parties secrètes de messire Jean : « Que ceci, dit-il, soit beau poitrail de jument. » Il en fit autant sur le ventre, sur les cuisses, sur les jambes et sur les bras. Il ne restait plus que la queue à former ou plutôt à placer. Le curé se poste derrière le cul de Jeannette, et, tandis qu’il appuie une de ses mains sur la croupe, il prend de l’autre l’outil avec lequel on plante les hommes, et l’introduit dans sa gaine naturelle ; mais à peine l’y a-t-il enfoncé, que Pierre, qui, jusqu’à ce moment avait tout regardé attentivement et sans mot dire, ne trouvant pas cette dernière opération de son goût, s’écria : « Halte là, messire Jean ; je n’y veux point de queue, je n’y veux point de queue : aussi bien l’attachez-vous trop bas. » Le curé ne démarrait point ; le mari courut le tirer par sa soutane. « Peste de nigaud ! dit messire Jean tout chagrin, car il n’avait pas bien achevé sa besogne ; ne t’avais-je pas recommandé de garder le plus profond silence, quelque chose que tu visses ? la métamorphose allait s’opérer dans l’instant ; mais ton maudit babil a tout gâté, et ce qu’il y a de pis, c’est que je ne puis recommencer. – Vraiment, répondit Pierre, je n’y voulais pas une telle queue, et vous l’attachiez beaucoup trop bas ; et, s’il en fallait une absolument, pourquoi ne me disiez-vous pas de la mettre moi-même ? »

La jeune femme, qui avait pris goût à cette dernière opération de la cérémonie : « Bête que tu es ! dit-elle à son bonhomme de mari, pourquoi as-tu gâté tes affaires et les miennes ? où as-tu jamais vu de jument sans queue ? Tu seras gueux toute ta vie : encore un moment de patience et tout était fait. Ne t’en prends qu’à toi-même si nous sommes toujours misérables. »

Comme l’indiscrétion de Pierre ôtait toute possibilité de faire d’une femme une jument, Jeannette se rhabilla, et compère Pierre tacha de faire son métier ordinaire avec son âne. Il ne voulut point suivre messire Jean à la foire de Betonte, et se garda bien, dans la suite, de lui redemander une jument.

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