Nouvelle VI Cent pour un

Il n’y a pas longtemps que dans notre ville vivait un cordelier qui avait la charge d’inquisiteur de la foi. Quoiqu’il s’efforçât de passer pour un homme plein de sainteté et de zèle pour la religion chrétienne, comme c’est assez l’usage parmi ces messieurs, il était néanmoins beaucoup plus ardent à rechercher ceux qui avaient la bourse pleine que ceux qui sentaient le poison de l’hérésie. Le hasard lui fit rencontrer un homme plus riche d’écus que de science, qui, se trouvant un jour dans une société, la tête échauffée par le jus de la treille ou par un excès de satisfaction, s’avisa de dire, par simplicité, plutôt que par manque de foi, qu’il avait de si bon vin dans sa cave que Dieu même en boirait s’il était au monde. Ce propos fut bientôt rapporté à l’inquisiteur, qui, connaissant les riches facultés de celui qui l’avait tenu, fondit impétueusement sur lui, cum gladiis et fustibus, et lui fit son procès, persuadé qu’il en viendrait plus de florins dans sa poche que de lumière et de secours à la foi du bonhomme.

L’accusé, cité et interrogé si ce qu’on avait rapporté à l’inquisiteur était vrai, répondit qu’oui, et raconta de quelle manière et en quel sens il l’avait dit. Le Père inquisiteur, qui n’en voulait qu’à son argent, lui repartit aussitôt : « Est-ce que tu t’imagines que Dieu soit un buveur et un gourmet de vins excellents, comme un Chincillon, ou tel autre d’entre vous tous, qui ne bougez presque pas du cabaret ? Tu voudrais sans doute nous persuader à présent, par une humilité affectée, que ton cas n’est pas grave : mais c’est vainement ; et si nous faisons notre devoir, tu seras condamné à être brûlé. » Ces menaces et plusieurs autres, prononcées d’un ton aussi véhément et aussi dur que s’il eût été question de quelque épicurien qui eût nié l’immortalité de l’âme ou douté de l’existence de la Divinité, jetèrent la terreur dans l’esprit du prisonnier. Après avoir quelque temps rêvé sur sa situation, et avoir cherché quelque expédient pour adoucir la rigueur de sa sentence, il imagina de recourir à l’onguent de Plutus, et d’en frotter les mains du Père inquisiteur, ne connaissant pas de meilleur remède contre le poison de l’avarice qui ronge presque tous les ecclésiastiques, et les cordeliers surtout, sans doute parce qu’ils n’osent toucher d’argent. Quoique Galien n’ait point indiqué cette recette, elle ne laisse pas d’être excellente. Le bonhomme y eut recours, et fut dans le cas de s’en applaudir. L’onction produisit des effets si merveilleux, que le feu dont il avait été menacé se convertit en une croix. Il en fut revêtu ; et comme s’il eût dû faire le voyage de la terre sainte, et qu’on eût eu dessein d’en décorer sa bannière, on lui donna une croix jaune sur un fond noir. Après quelques pénitences peu rigoureuses, l’inquisiteur lui accorda sa liberté, à condition que, pour sa dernière pénitence, il entendrait tous les matins la messe à Sainte-Croix, et qu’à l’heure du dîner il viendrait se présenter devant lui jusqu’à nouvel ordre, et lui permit de disposer du reste du jour comme il voudrait.

Pendant que le pénitent remplissait exactement ce qui lui avait été prescrit, il entendit un jour chanter à la messe ces paroles de l’Évangile : Vous recevrez cent pour un, et posséderez la vie éternelle. Frappé de ce passage, il lui resta gravé dans la mémoire. Il vint à l’heure accoutumée se présenter au Père inquisiteur, et le trouva ce jour là à table. Il s’approche, et interrogé s’il avait entendu la messe, il répondit qu’oui, sans hésiter. « N’as-tu rien entendu, reprit le cordelier, qui te cause quelque doute, et dont tu veuilles t’éclaircir ? – Non, mon révérend père ; je crois tout fermement, et n’ai de doutes sur rien ; mais puisque vous me permettez de parler, je vous dirai que j’ai entendu une chose qui me fait de la peine, et pour vous et pour vos confrères, quand je songe au sort que vous éprouverez dans l’autre vie. – Quelle est donc cette chose ? dit le Père inquisiteur. – C’est ce mot de l’Évangile, répond le pénitent, où il est dit : Vous recevrez cent pour un. – Il n’est rien de si vrai, reprit le père ; mais je ne vois point là ce qui peut t’affecter si fort pour nous. – Vous allez le connaître, répliqua celui-ci : depuis que je fréquente votre couvent, j’ai vu donner aux pauvres, qui sont à la porte, tantôt une, tantôt deux chaudières de soupe, qui sont, à la vérité, que les restes de celle qu’on sert à chacun de vous. Or, si pour chaque chaudière il vous en est à chacun rendu cent dans l’autre monde, vous en aurez tant qu’il n’est pas possible que vous n’y soyez tous noyés dedans. »

Cette naïveté fît rire ceux qui étaient à table avec l’inquisiteur : mais lui, qui sentit que c’était un trait contre l’avarice et l’hypocrisie des moines, et un reproche indirect de sa conduite, en fut piqué au vif, et aurait volontiers intenté un second procès au bonhomme, s’il n’eût craint de révolter le public, qui l’avait déjà blâmé au sujet du premier. Il lui commanda, dans son dépit, de s’éloigner, de ne plus se représenter devant lui, et lui permit de vivre désormais tout comme il l’entendrait.

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