Introduction

Quand je songe, sexe aimable, que vous avez naturellement le cœur sensible et compatissant, je ne doute point que cette introduction ne vous cause de l’ennui et du dégoût, par le souvenir affreux qu’elle va vous retracer de cette terrible peste qui fit de si cruels ravages dans les lieux où elle pénétra. Mon dessein n’est cependant pas de vous détourner, par ce tableau, de la lecture de cet ouvrage, mais de vous rendre plus agréables les choses qui suivront ce triste préliminaire. Un voyageur, qui gravit avec peine au haut d’une montagne escarpée, goûte un plus doux plaisir lorsque, parvenu au sommet, il découvre devant lui une plaine vaste et délicieuse. De même, sexe charmant, j’ose vous promettre que la suite vous dédommagera amplement de l’ennui que pourra vous causer ce commencement. Ce n’est pas que je n’eusse désiré de vous conduire, par un sentier moins pénible, dans les lieux agréables que je vous annonce, et que je n’eusse volontiers commencé par les histoires divertissantes que je publie ; mais le récit que je vais faire doit nécessairement les précéder. On y apprendra ce qui les a fait naître, et quels sont les personnages qui vont les raconter.

L’an 1348, la peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d’Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s’était fait ressentir dans diverses contrées d’Orient, où il enleva une quantité prodigieuse de monde. Ses ravages s’étendirent jusque dans une partie de l’Occident, d’où nos iniquités, sans doute, l’attirèrent dans notre ville. Il y fit, en très-peu de jours, des progrès rapides, malgré la vigilance des magistrats, qui n’oublièrent rien pour mettre les habitants à l’abri de la contagion. Mais ni le soin qu’on eut de nettoyer la ville de plusieurs immondices, ni la précaution de n’y laisser entrer aucun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d’autres règlements très-sages, ne purent les en garantir.

Pendant le temps de cette calamité, un mardi matin, sept jeunes dames, en habit de deuil, comme la circonstance présente semblait l’exiger, se rencontrèrent dans l’église de Sainte-Marie-la-Nouvelle. La plus âgée avait à peine accompli vingt-huit ans, et la plus jeune n’en avait pas moins de dix-huit. Elles étaient toutes unies par les liens du sang, ou par ceux de l’amitié ; toutes de bonne maison, belles, sages, honnêtes et remplies d’esprit. Je ne les nommerai pas par leur propre nom, parce que les contes que je publie étant leur ouvrage, et les lois du plaisir et de l’amusement étant plus sévères aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors, je craindrais, par cette indiscrétion, de blesser la mémoire des unes et l’honneur de celles qui vivent encore. Je ne veux pas d’ailleurs fournir aux esprits envieux et malins des armes pour s’égayer sur leur compte ; mais, afin de pouvoir faire connaître ici ce que disait chacune de ces dames, je leur donnerai un nom conforme, en tout ou en partie, à leur caractère et à leurs qualités. Je nommerai la première, qui était la plus âgée, Pampinée ; la seconde, Flamette ; la troisième, Philomène ; la quatrième, Émilie ; la cinquième, Laurette ; la sixième, Néiphile ; et je donnerai, non sans sujet, à la dernière, le nom d’Élise.

Ces dames, s’étant donc rencontrées, par hasard, dans un coin de l’église, s’approchèrent l’une de l’autre, après que l’office fut fini, et formèrent un cercle. Elles poussèrent d’abord de grands soupirs, en se regardant mutuellement, et commencèrent à s’entretenir sur le fléau qui désolait leur patrie. Madame Pampinée prit aussitôt la parole : « Mes chères dames, dit-elle, vous avez sans doute, ainsi que moi, ouï dire que celui qui use honnêtement de son droit, ne fait injure à personne. Rien n’est plus naturel à tout ce qui respire que de chercher à défendre et à conserver sa vie autant qu’il le peut. Ce sentiment est si légitime, qu’il est souvent arrivé que, par ce motif, on a tué des hommes, sans avoir été jugés criminels, ou du moins dignes de châtiment. S’il est des cas où une telle conduite est autorisée par les lois, qui n’ont pour objet que l’ordre et le bonheur de la société, à plus forte raison pouvons-nous, sans offenser personne, chercher et prendre tous les moyens possibles pour la conservation du notre vie. Quand je réfléchis sur ce que nous venons de faire ce matin, sur ce que nous avons fait les autres jours, et sur les propos que nous tenons en ce moment, je juge, et vous le jugez tout comme moi, que chacune de nous craint pour elle-même ; et il n’y a là rien d’étonnant. Mais, ce qui me surprend fort, c’est que douées, comme nous le sommes, d’un jugement de femme, nous n’usions pas de quelque remède contre ce qui fait l’objet de nos justes craintes. Il semble que nous demeurons ici pour tenir registre de tous les morts qu’on apporte en terre, ou pour écouter si ces religieux, dont le nombre est presque réduit à rien, chantent leur office à l’heure précise, ou pour montrer, par nos habits, à quiconque vient ici, les marques de notre infortune et de l’affliction publique. Si nous sortons de cette église, nous ne voyons que morts ou que mourants qu’on transporte çà et là ; nous rencontrons des scélérats autrefois bannis de la ville pour leurs crimes, et qui aujourd’hui profitent du sommeil des lois pour les enfreindre de nouveau. Nous voyons les plus mauvais sujets de Florence (qui, engraissés de notre sang, se font nommer fossoyeurs) courir à cheval dans tous les quartiers, et nous reprocher, dans leurs chansons déshonnêtes, nos pertes et nos malheurs ; enfin, nous n’entendons partout que ces paroles : « Tels sont morts, tels vont mourir ; » et, s’il y avait encore des citoyens sensibles, nos oreilles seraient sans cesse frappées de plaintes et de gémissements. Je ne sais si vous l’éprouvez comme moi ; mais, quand je rentre au logis, et que je n’y trouve que ma servante, j’ai une si grande peur, que tous mes cheveux se dressent sur la tête. En quelque endroit que j’aille, il me semble que je vois l’ombre des trépassés, non pas avec le même visage qu’ils avaient pendant leur vie, mais avec un regard horrible et des traits hideux, qui leur sont venus je ne sais d’où. Je ne puis goûter nulle part un moment de tranquillité… »

Ses compagnes l’ayant interrompue pour lui dire que leur sort était tout aussi désagréable que le sien, elle reprit aussitôt la parole pour leur faire remarquer que de toutes les personnes qui avaient un endroit à pouvoir se retirer hors de la ville, elles étaient peut-être les seules qui n’en eussent pas profité ; qu’il y avait une sorte d’indécence attachée au séjour de Florence, depuis que la corruption, fruit du désordre général, s’y était introduite ; qu’elle était si grande, que les religieuses, sans respect pour leurs vœux, sortaient de leur couvent, et se livraient sans mesure aux plaisirs les plus charnels, sous prétexte que ce qui convenait aux autres femmes devait leur être permis. « D’après cela, mesdames, que faisons-nous ici ? ajouta-t-elle avec vivacité. Qu’y attendons-nous ? À quoi pensons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation et de notre honneur, que tout le reste des citoyens ? Nous jugeons-nous moins précieuses que les autres ; ou nous croyons-nous d’une nature différente, capable de résister à la contagion ? Quelle erreur serait la nôtre ! Pour nous détromper, rappelons-nous ce que nous avons vu, et ce qui se passe même encore sous nos yeux. Que de femmes jeunes comme nous, que de jeunes gens aimables, frais et bien constitués, ont été les tristes victimes de l’épidémie ! Ainsi, pour ne pas éprouver un pareil sort, qu’il ne sera peut-être pas dans deux jours en notre pouvoir d’éviter, mon avis serait, si vous le trouvez bon, que nous imitassions ceux qui sont sortis ou qui sortent de la ville ; et que, fuyant la mort et les mauvais exemples qu’on donne ici, nous nous retirassions honnêtement dans quelqu’une de nos maisons de campagne pour nous y livrer à la joie et aux plaisirs, sans toutefois passer en aucune manière les bornes de la raison et de l’honneur. Là, nous entendrons le doux chant des petits oiseaux ; nous contemplerons l’agréable verdure des plaines et des coteaux, nous jouirons de la beauté de mille espèces d’arbres chargés de fleurs et de fruits ; les épis ondoyants nous offriront l’image d’une mer doucement agitée. Là, nous verrons plus à découvert le ciel, qui, quoique courroucé, n’étale pas moins ses beautés, mille fois plus agréables que les murailles de notre cité déserte. À la campagne, l’air est beaucoup plus pur, plus frais ; nous y trouverons en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Nos yeux n’y seront pas du moins fatigués de voir sans cesse des morts ou des malades ; car, quoique les villageois ne soient pas à l’abri de la peste, le nombre des pestiférés y est beaucoup plus petit, proportions gardées. D’ailleurs, faisons attention que nous n’abandonnons ici personne ; nous pouvons dire, au contraire, que nous y sommes abandonnées. Nos époux, nos parents, nos amis, fuyant le danger, nous ont laissées seules, comme si nous ne leur étions attachées par aucun lien. Nous ne serons donc blâmées de personne en prenant le parti que je vous propose. Songez que, si nous refusons de l’embrasser, il ne peut que nous arriver quelque chose de triste et de fâcheux. Ainsi, si vous voulez me croire, prenant avec nous nos servantes et tout ce qui nous est nécessaire, nous irons, dès aujourd’hui, parcourir les lieux les plus agréables de la campagne, pour y prendre tous les divertissements de la saison, jusqu’à ce que nous voyions quel train prendront les calamités publiques. Faites attention surtout, mesdames, que l’honneur même nous invite à sortir d’une ville où règne un désordre général, et où l’on ne peut demeurer plus longtemps sans exposer sa vie ou sa réputation. »

Ce discours de madame Pampinée reçut une approbation générale. Ses compagnes furent si enchantées de son projet, qu’elles avaient déjà cherché en elles-mêmes des moyens pour l’exécution, comme si elles eussent dû partir sur l’heure. Cependant madame Philomène, femme très-sensée, crut devoir leur communiquer ses observations : « Quoique ce que vient de proposer madame Pampinée soit très-raisonnable et très-bien vu, dit-elle, il ne serait pourtant pas sage de l’exécuter sur-le-champ, comme il semble que nous voulons le faire. Nous sommes femmes, et il n’en est aucune, parmi nous, qui ignore que, sans la conduite de quelque homme, nous ne savons pas nous gouverner. Nous sommes faibles, inquiètes, soupçonneuses, craintives et naturellement peureuses : ainsi, il est à craindre que notre société ne soit pas de longue durée, si nous n’avons un guide et un soutien. Il faut donc nous occuper d’abord de cet objet, si nous voulons soutenir avec honneur la démarche que nous allons faire.

– Et véritablement, répondit Élise, les hommes sont les chefs des femmes. Il ne nous sera guère possible de faire rien de bon ni de solide, si nous sommes privés de leur secours. Mais comment pourrons-nous avoir des hommes ? Les maris de la plupart de nous sont morts ; et ceux qui ne le sont pas courent le monde, sans que nous sachions où ils peuvent être actuellement. Prendre des inconnus ne serait pas décent. Il faut pourtant que nous songions à conserver notre santé et à nous garantir de l’ennui du mieux qu’il nous sera possible ! »

Pendant qu’elles s’entretiennent ainsi, elles voient entrer dans l’église trois jeunes gens, dont le moins âgé n’avait pourtant pas moins de vingt-cinq ans. Les malheurs du temps, la perte de leurs amis, celle de leurs parents, les dangers dont ils étaient eux-mêmes menacés, ne les affectaient pas assez pour leur faire oublier les intérêts de l’amour. L’un deux s’appelait Pamphile ; l’autre, Philostrate ; et le dernier, Dionéo : tous trois polis, affables et bien faits. Ils étaient venus en ce lieu dans l’espérance d’y rencontrer leurs maîtresses, qui effectivement se trouvèrent parmi ces dames, dont quelques-unes étaient leurs parentes.

Madame Pampinée ne les eut pas plutôt aperçus : « Voyez, dit-elle en souriant, comme la fortune seconde nos projets, et nous présente à point nommé trois aimables chevaliers, qui se feront un vrai plaisir de nous accompagner, si nous le leur proposons. – Ô ciel ! vous n’y pensez pas, s’écrie alors Néiphile ; faites-bien attention, madame, à ce que vous dites. J’avoue qu’on ne peut parler que très-avantageusement de ces messieurs ; je n’ignore pas combien ils sont honnêtes ; je conviens encore qu’ils sont très-propres à répondre à nos vœux, au delà même de tout ce que nous pouvons désirer ; mais, comme personne n’ignore qu’ils rendent des soins à quelques-unes d’entre nous, n’est-il pas à craindre, si nous les engageons à nous suivre, qu’on n’en glose, et que notre réputation n’en souffre ? – N’importe, dit madame Philomène en l’interrompant, je me moque de tout ce qu’on pourra dire, pourvu que je me conduise honnêtement, et que ma conscience ne me reproche rien. Le ciel et la vérité prendront ma défense, en cas de besoin. Je ne craindrai donc pas de convenir hautement, avec madame Pampinée, que, si ces aimables messieurs acceptent la partie, nous n’avons qu’à nous féliciter du sort qui nous les envoie. »

Les autres dames se rangèrent de son avis ; et toutes, d’un commun accord, dirent qu’il fallait les appeler, pour leur faire la proposition. Madame Pampinée, qui était alliée à l’un d’eux, se leva, et alla gaiement leur communiquer leur dessein, et les pria, de la part de toute la compagnie, de vouloir bien être de leur voyage. Ils crurent d’abord qu’elle plaisantait ; mais, voyant ensuite qu’elle parlait sérieusement, ils répondirent qu’ils se feraient un vrai plaisir de les accompagner partout où bon leur semblerait. Ils s’avancèrent vers les autres dames ; et, leur cœur plein de joie, ils prirent avec elles tous les arrangements nécessaires pour le départ, fixé au lendemain.

Tout le monde fut prêt à la pointe du jour. Chacun arrivé au rendez-vous, on partit gaiement, les dames accompagnées de leurs servantes, et les messieurs de leurs domestiques. L’endroit qu’ils avaient d’abord indiqué n’était qu’à une lieue de la ville : c’était une petite colline, un peu éloignée, de tous côtés, des grands chemins, couverte de mille tendres arbrisseaux. Sur son sommet était situé un château magnifique. On y entrait par une vaste cour bordée de galeries. Les appartements en étaient commodes, riants et ornés des plus riches peintures. Autour du château régnait une superbe terrasse, d’où la vue s’étendait au loin dans la campagne. Les jardins, arrosés de belles eaux, offraient le spectacle varié de toutes sortes de fleurs. Les caves étaient pleines de vins excellents, objet plus précieux pour des buveurs que pour des femmes sobres et bien élevées.

La compagnie fut à peine arrivée et réunie dans un salon garni de fleurs et d’herbes odoriférantes, que Dionéo, le plus jeune et le plus enjoué de tous, commença la conversation par dire : – « Votre instinct, mesdames, en nous conduisant ici, nous a mieux servis que n’aurait fait toute notre prudence. Je ne sais ce que vous avez résolu de faire de vos soucis : pour moi, j’ai laissé les miens à la porte de la ville. Ainsi préparez-vous à rire, à chanter, à vous divertir avec moi ; sinon permettez que je retourne promptement à Florence, reprendre ma mauvaise humeur. – Tu parles comme un ange, répondit madame Pampinée. Oui, il faut se réjouir et avoir de la gaieté, puisque ce n’est que pour bannir le deuil et la tristesse que nous avons quitté la ville. Mais comme il n’y a point de société qui puisse subsister sans règlements, et que c’est moi qui ai formé le projet de celle-ci, je crois devoir proposer un moyen propre à l’affermir et à prolonger nos plaisirs : c’est de donner à l’un de nous l’intendance de nos amusements, de lui accorder à cet égard une autorité sans bornes, et de le regarder, après l’avoir élu, comme s’il était effectivement notre supérieur et notre maître ; et afin que chacun de nous supporte à son tour le poids de la sollicitude, et goûte pareillement le plaisir de gouverner, je serais d’avis que le règne de cette espèce de souverain ne s’étendît pas au delà d’un jour ; qu’on l’élût à présent, et qu’il eût seul le droit de désigner son successeur, lequel nommerait pareillement celui ou celle qui devrait le remplacer. »

Cet avis fut généralement applaudi, et tous, d’une voix, élurent madame Pampinée pour être Reine, cette première journée. Aussitôt madame Philomène alla couper une branche de laurier dont elle fit une couronne, qu’elle lui plaça sur la tête comme une marque de la dignité royale. Après avoir été proclamée et reconnue souveraine, madame Pampinée ordonna un profond silence, fit appeler les domestiques des trois messieurs, et les servantes qui n’étaient qu’au nombre de quatre ; puis elle parla ainsi :

« Pour commencer à faire régner l’ordre et le plaisir dans notre société, et pour vous engager, Messieurs et Dames, à m’imiter à votre tour, à me surpasser même dans le choix des moyens, je fais Parmeno, domestique de Dionéo, notre maître d’hôtel, et le charge en conséquence de veiller à tout ce qui concernera le service de la table. Sirisco, domestique de Pamphile, sera notre trésorier et exécutera de point en point les ordres de Parmeno. Pour Tindaro, domestique de Philostrate, il servira non-seulement son maître, mais encore les deux autres messieurs, quand leurs propres domestiques n’y pourront pas vaquer. Ma femme de chambre et celle de madame Philomène travailleront à la cuisine et prépareront avec soin les viandes qui leur seront fournies par le maître d’hôtel. La domestique de madame Laurette et celle de madame Flamette feront l’appartement de chaque dame, et auront soin d’entretenir dans la propreté la salle à manger, le salon de compagnie, et généralement tous les lieux fréquentés du château. Faisons savoir en outre, à tous en général, et à chacun en particulier, que quiconque désire de conserver nos bonnes grâces, se garde bien, en quelque lieu qu’il aille, de quelque part qu’il vienne, quelque chose qu’il voie ou qu’il entende, de nous apporter ici des nouvelles tant soit peu tristes ou désagréables. »

Après avoir ainsi donné ses ordres en gros, la Reine permit aux dames et aux messieurs d’aller se promener dans les jardins jusqu’à neuf heures, qui était le temps où l’on devait dîner. La compagnie se sépare : les uns vont sous des berceaux charmants, où ils s’entretiennent de mille choses agréables ; les autres vont cueillir des fleurs, et forment de jolis bouquets qu’ils distribuent à ceux qui les aiment. On court, on folâtre, on chante des airs tendres et amoureux.

À l’heure marquée, les uns et les autres rentrèrent dans le château, où ils trouvèrent que Parmeno n’avait pas mal commencé à remplir sa charge. Ils furent introduits dans une salle embaumée par le parfum des fleurs, et où la table était dressée. On servit bientôt des mets délicatement préparés : des vins exquis furent apportés dans des vases plus clairs que le cristal, et la joie éclata pendant tout le repas.

Après le dîner, Dionéo, pour obéir aux ordres de Pampinée, prit un luth, et Flamette une viole. La Reine et toute la compagnie dansèrent au son de ces instruments. Le chant suivit la danse, jusqu’à ce que Pampinée jugea à propos de se reposer. Chacun se retira dans sa chambre et se jeta sur un lit parsemé de roses. Vers une heure après midi, la Reine s’étant levée, fit éveiller les hommes et les femmes, donnant pour raison que trop dormir nuisait à la santé. On alla dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, où la terre était couverte d’un gazon de verdure, et où l’on respirait un air frais et délicieux. Tous s’étant assis en cercle, selon l’ordre de la Reine : – « Le soleil, leur dit-elle, n’est qu’au milieu de sa course, et la chaleur est encore moins vive ; nous ne pourrions en aucun autre lieu être mieux qu’en cet endroit, où le doux zéphyr semble avoir établi son séjour. Voilà des tables et des échecs pour ceux qui voudront jouer ; mais si mon avis est suivi, on ne jouera point. Dans le jeu, l’amusement n’est pas réciproque : presque toujours l’un des joueurs s’impatiente et se fâche, ce qui diminue beaucoup le plaisir de son adversaire, ainsi que celui des spectateurs. Ne vaudrait-il pas mieux raconter quelques histoires, dire quelques jolis contes, en fabriquer même, si l’on n’en sait pas ? Dans ces sortes d’amusements, celui qui parle et celui qui écoute sont également satisfaits. Si ce parti vous convient, il est possible que chacun de nous ait raconté sa petite nouvelle avant que la chaleur du jour soit tombée ; après quoi, nous irons où bon nous semblera. Je dois pourtant vous prévenir que je suis très-disposée à ne faire en ceci que ce qui vous plaira davantage. Si vous êtes à cet égard d’un sentiment contraire, je vous laisse même la liberté de choisir le divertissement que vous jugerez le meilleur. »

Les dames et les messieurs répondirent unanimement qu’ils n’en connaissaient point de plus agréable que celui qu’elle proposait. « J’aime les Contes à la fureur, dit l’enjoué Dionéo. Oui, madame, il faut dire des Contes : rien n’est plus divertissant.

– Puisque vous pensez tous comme moi, répliqua madame Pampinée, je vous permets de parler sur la matière qui vous paraîtra la plus gaie et la plus amusante. » Alors, se tournant vers Pamphile, qui était assis à sa droite, elle le pria gracieusement de commencer ; et Pamphile obéit en racontant l’histoire que vous allez lire.

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