Nouvelle VIII L’Avare corrigé

Il y eut autrefois à Gênes un gentilhomme commerçant, connu sous le nom de messire Ermin de Grimaldi, qui passait pour le plus riche particulier qu’il y eût alors en Italie. Mais autant il était opulent, autant était-il avare. Il n’ouvrait jamais sa bourse pour obliger qui que ce fût, et se refusait à lui-même les choses les plus nécessaires à la vie, tant il craignait de faire la moindre dépense ; bien différent en cela des autres Génois, qui aimaient le faste et la bonne chère. Il poussa cette ladrerie si loin, que ses concitoyens lui ôtèrent le surnom de Grimaldi, pour lui donner celui d’Ermin l’Avare.

Pendant que, par son économie sordide, il augmentait tous les jours ses richesses, arriva à Gênes un courtisan français, nommé Guillaume Boursier ; c’était un gentilhomme plein de droiture et d’honnêteté, parlant avec autant d’esprit que d’aisance, généreux et affable envers tout le monde. Sa conduite était fort opposée à celle des courtisans d’aujourd’hui, qui, malgré la vie dépravée qu’ils mènent et l’ignorance dans laquelle ils croupissent, ne rougissent pas de se qualifier de gentilshommes et de grands seigneurs, et qui auraient plus de raison de se faire appeler du nom de ces animaux à longues oreilles, dont ils ont, pour la plupart, les mœurs et la stupidité, plutôt que la politesse de la cour. Les gentilshommes du temps passé étaient sans cesse occupés à mettre la paix dans les familles divisées, à favoriser les alliances convenables, à resserrer les nœuds de l’amitié ; ils se faisaient un devoir et un plaisir d’égayer les esprits mélancoliques et chagrins par des propos aussi joyeux qu’innocents, de secourir les malheureux, et de rendre service aux hommes de tous les états : ils cultivaient leur esprit pour se rendre utiles et intéressants dans la cour où ils vivaient, et étaient surtout attentifs à réprimer, par une juste censure et avec la douceur d’un père à l’égard d’un enfant, les vices et les travers de leurs inférieurs. Les courtisans de nos jours font presque tout le contraire : ils ne s’occupent qu’à se nuire réciproquement, à se susciter des querelles et des haines, par des propos ou des rapports malins ; à se reprocher, les uns aux autres, leurs excès et leurs turpitudes. Tour à tour altiers et bas, flatteurs, caressants, tyranniques, injustes, méchants, cruels, on les voit sans cesse dégrader leur noblesse et avilir leur rang. Le plus recherché, le plus chéri, le mieux récompensé de ceux qui occupent les premiers postes est, à la honte du siècle, presque toujours celui à qui on a à reprocher le plus de défauts, de vices et quelquefois de crimes. N’est-ce pas là une preuve évidente que la vertu n’habite plus aujourd’hui parmi les hommes, puisque ceux qui sont surtout destinés à lui rendre hommage et à la faire régner croupissent sans honte dans la fange du vice ?

Mais pour reprendre le sujet de mon récit, dont une juste indignation des mœurs actuelles m’a peut-être un peu trop écarté, je vous dirai que Guillaume Boursier fut visité et honoré de toute la noblesse de Gênes. Il eut bientôt occasion d’entendre parler de l’avarice de messire Ermin et de la vie malheureuse qu’il menait, et il lui prit fantaisie de le voir. Ermin, qui, tout avare qu’il était, avait conservé un reste de politesse, et qui, de son côté, avait entendu dire que messire Boursier était un fort galant homme, le reçut de bonne grâce, et soutint à merveille la conversation, qui roula sur différents sujets. Il fut si enchanté de l’esprit et des manières polies de ce courtisan, qu’il le mena, avec les Génois qui l’avaient conduit chez lui, à une belle maison qu’il avait fait bâtir depuis peu, et qu’il voulait lui faire voir. Quand il lui en eut montré les divers appartements : « Monsieur, lui dit-il en se tournant vers lui, vous, qui me paraissez si instruit et qui avez vu tant de choses, ne pourriez-vous pas m’en indiquer une qui n’eût jamais été vue, et que je voudrais faire peindre dans la salle de compagnie ? » Boursier, sentant le ridicule de cette demande : « Faites-y peindre des éternuments, lui répondit-il ; c’est une chose que personne n’a jamais vue et qu’on ne verra jamais. Mais si vous voulez, ajouta-t-il, que je vous en indique une qu’on peut peindre, mais que certainement vous ne connaissez pas, je vous la dirai. – Vous m’obligerez, monsieur, lui répondit messire Ermin, qui ne s’attendait sans doute pas à une telle réponse. – Eh bien ! reprit Boursier, faites-y peindre la LIBÉRALITÉ.

Ce mot, ce seul mot fit une telle impression sur messire Ermin, et le rendit si honteux, qu’il prit soudain la résolution de changer de système, et de tenir une conduite différente de celle qu’il avait eue jusqu’alors. « Oui, monsieur, répondit-il un peu déconcerté, oui, je ferai peindre la Libéralité, et si bien, que ni vous, ni aucune autre personne, de quelque qualité qu’elle puisse être, ne pourra désormais me reprocher que je ne l’ai ni vue ni connue.

En effet, messire Ermin changea tellement de conduite et de sentiments, qu’il fut depuis ce jour-là le plus libéral et le plus honnête Génois de son temps, et celui qui recevait le mieux les étrangers et ses propres compatriotes.

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