Nouvelle IV La punition esquivée

Dans le pays de Lunigiane, qui n’est pas fort éloigné du nôtre, se trouve un monastère dont les religieux étaient autrefois un exemple de dévotion et de sainteté. Vers le temps qu’ils commençaient à dégénérer, il y avait parmi eux un jeune moine, entre autres, dans qui les veilles et les austérités ne pouvaient réprimer l’aiguillon de la chair. Étant un jour sorti sur l’heure de midi, c’est-à-dire pendant que les autres moines faisaient leur méridienne, et se promenant seul autour de l’église, située dans un lieu solitaire, le hasard lui fit apercevoir la fille de quelque laboureur du canton, occupée à cueillir des herbes dans les champs. La rencontre de cette fille assez jolie et d’une taille charmante fit sur lui la plus vive impression. Il l’aborde, lie conversation avec elle, lui conte des douceurs, et s’y prend tellement bien, qu’ils sont bientôt d’accord. Il la mène dans le couvent et l’introduit dans sa cellule sans être aperçu de personne. Je vous laisse à penser les plaisirs qu’ils durent goûter l’un et l’autre. Tout ce que je me permettrai de vous dire à ce sujet, c’est que leurs transports étaient si ardents et si peu mesurés, que l’abbé, qui avait fini son somme et qui se promenait tranquillement dans le dortoir, fut frappé, en passant devant la cellule du moine, du bruit qu’ils faisaient. Il s’approcha tout doucement de la porte, prêta une oreille curieuse, et distingua clairement la voix d’une femme. Son premier mouvement fut de se faire ouvrir ; mais il se ravisa, et comprit qu’il valait beaucoup mieux, de toute façon, qu’il se retirât dans sa chambre, sans mot dire, en attendant que le jeune moine sortît.

Quoique celui-ci fût fort occupé, et que le plaisir l’eût presque mis hors de lui-même, il crut, dans un intervalle de repos, entendre dans le dortoir quelques mouvements de pieds. Dans cette idée, il court vite, sur la pointe des siens, à un petit trou, et il voit que l’abbé écoutait. Il ne douta point qu’il n’eût tout entendu, et il se crut perdu. La seule idée des reproches et de la punition qu’il allait subir le faisait trembler. Cependant, sans laisser apercevoir son trouble et son chagrin à sa maîtresse, il cherche dans sa tête un expédient pour se tirer, aux moindres frais, de cette cruelle aventure. Après avoir un peu réfléchi, il en trouva un assez adroit, mais plein de malice, qui lui réussit à merveille. Feignant de ne pouvoir garder plus longtemps la jeune paysanne : « Je m’en vais, lui dit-il, m’occuper des moyens de te faire sortir d’ici sans être vue d’âme qui vive ; ne fais point de bruit et n’aie aucune crainte ; je serai bientôt de retour. » Le moine sort, ferme la porte à double tour, va droit à la chambre de l’abbé, lui remet la clef de sa cellule, ainsi que chaque religieux le pratique quand il sort du couvent, et lui dit d’un air très-tranquille : « Comme il ne m’a pas été possible, ce matin, de faire transporter tout le bois qu’on a coupé dans la forêt, je vais de ce pas, mon révérend père, faire apporter le reste, si vous me le permettez. »

Cette démarche prouva à l’abbé que le jeune moine était bien loin de soupçonner d’avoir été découvert. Charmé de son erreur, qui le mettait à portée de se convaincre plus évidemment de la vérité, il fit semblant de tout ignorer, prit la clef et lui donna permission d’aller au bois. Dès qu’il l’eut perdu de vue, il rêva au parti qu’il devait prendre. La première idée qui lui vint dans l’esprit fut d’ouvrir la chambre du coupable en présence de tous les moines, pour qu’ils ne fussent pas ensuite étonnés de la dure punition qu’il lui ferait subir ; mais réfléchissant que la fille pouvait appartenir à d’honnêtes gens, et que même ce pouvait être une femme mariée, dont le mari méritait des égards, il crut devoir, avant toutes choses, aller lui seul l’interroger, pour aviser ensuite au meilleur parti qu’il y aurait à prendre. Il va donc trouver la belle prisonnière ; et ayant ouvert la cellule avec précaution, il entre et ferme la porte sur lui.

Quand la fille, qui gardait un profond silence, le vit entrer, elle fut tout interdite, et, toute honteuse, redoutant quelque terrible affront, elle se mit à pleurer. L’abbé, qui la regardait du coin de l’œil, étonné de la trouver si jolie, fut touché de ses larmes ; et, l’indignation faisant place à la pitié, il n’eut pas la force de lui adresser le moindre reproche. Le démon est toujours aux trousses des moines : il profite de ce moment de faiblesse pour tenter celui-ci, et tâche de réveiller en lui les aiguillons de la chair. Il lui présente l’image des plaisirs qu’a goûtés son jeune confrère ; et bientôt, malgré les rides de l’âge, l’abbé, éprouvant le désir d’en goûter de pareils, se dit à lui-même : « Pourquoi me priverais-je d’un bien qui s’offre à moi ? Je souffre assez de privations, sans y ajouter encore celle-là ! Ma foi, cette fille est tout à fait charmante ! Pourquoi n’essayerais-je point de la conduire à mes fins ? Qui le saura ? Qui pourra jamais en être instruit ? Péché secret est à demi pardonné. Profitons donc d’une fortune qui ne se représentera peut-être jamais, et ne dédaignons point un plaisir que le ciel nous envoie, » Dans cet esprit, il s’approche de la belle affligée ; et, prenant un tout autre air que celui qu’il avait en entrant, il cherche à la tranquilliser, en la priant avec douceur de ne point se chagriner. « Cessez vos pleurs, mon enfant ; je comprends que vous avez été séduite : ainsi ne craignez point que je vous fasse aucun tort ; j’aimerais mieux m’en faire à moi-même. » Il la complimenta ensuite sur sa taille, sur sa figure, sur ses beaux yeux ; et il s’exprima de manière et d’un ton à lui laisser entrevoir sa passion. On juge bien que la fille, qui n’était ni de fer ni de diamant, ne fit pas une longue résistance. L’abbé profite de sa facilité pour lui faire mille caresses et mille baisers plus passionnés les uns que les autres. Il l’attire ensuite près du lit, et dans l’espoir de lui inspirer de la hardiesse, il y monte le premier. Il la prie, la sollicite de suivre son exemple, ce qu’elle fit après quelques petites simagrées. Mais croirait-on que le vieux penard, sous prétexte de ne point la fatiguer par le poids de sa révérence, qui à la vérité n’était pas maigre, lui fit prendre une posture qu’il aurait dû prendre lui-même, et que d’autres que lui n’auraient certainement pas dédaignée ?

Cependant le jeune moine n’était point allé au bois, il n’en avait fait que le semblant, et s’était caché dans un endroit peu fréquenté du dortoir. Il n’eut pas plutôt vu le révérend père abbé entrer dans sa cellule qu’il fut délivré de toutes ses craintes. Il comprit, dès ce moment, que le tour plein de malice qu’il avait imaginé aurait son entier effet. Pour en être convaincu, il s’approcha tout doucement de la porte et vit par un petit trou, qui n’était connu que de lui seul, tout ce qui se passa entre la fille et le très-révérend père.

Lorsque l’abbé en eut pris à son aise avec la jeune paysanne, et qu’il fut convenu avec elle de ce qu’il se proposait de faire, il la quitta, referma la porte à clef et se retira dans sa chambre. Peu de temps après, sachant que le moine était dans le couvent, et croyant tout bonnement qu’il revenait du bois, il l’envoya promptement chercher, dans l’intention de le réprimander vivement et de le faire mettre en prison, pour se délivrer d’un rival et jouir seul de sa conquête. Dès qu’il le vit entrer, il prit un visage sévère. Quand il lui eut lavé la tête d’importance, et qu’il lui eut dit la punition qu’il lui réservait, le jeune moine, qui ne s’était point déconcerté, lui répondit aussitôt : « Mon très-révérend père, je ne suis pas assez ancien dans l’ordre de Saint-Benoît pour en connaître encore toutes les règles. Vous m’avez bien appris les jeûnes et les vigiles ; mais vous ne m’aviez point encore dit que les enfants de Saint-Benoît dussent donner aux femmes la prééminence et s’humilier sous elles ; à présent que Votre Révérence m’en a donné l’exemple, je vous promets de n’y manquer jamais, si vous me pardonnez mon erreur. »

Le père abbé, qui n’était pas sot, comprit tout de suite que le moine en savait plus long que lui, et qu’il devait avoir vu tout ce qu’il avait fait avec la fille. C’est pourquoi, tout honteux de sa propre faute, il n’osa lui faire subir une punition qu’il méritait aussi bien que lui. Il lui pardonna donc de bon cœur, et lui imposa silence sur tout ce qui s’était passé. Ils prirent ensemble des mesures pour faire sortir la fille secrètement du monastère, et vraisemblablement pour l’y faire rentrer plusieurs autres fois.

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