NOUVELLE VI LES DEUX SONGES

Il y eut autrefois dans la ville de Brescia un gentilhomme connu sous le nom de messire Le Noir, de Ponte-Carraro, qui, entre autres enfants, avait une fille, nommée Andrée, que la nature et l’art avaient pris plaisir à orner de leurs dons les plus précieux. Elle était dans l’âge de se marier, quand elle devint amoureuse d’un de ses voisins, nommé Gabriel, de naissance obscure, mais doué de toutes les qualités qui font l’honnête homme et l’homme aimable. La jeune demoiselle trouva moyen de lui faire savoir l’inclination qu’elle avait pour lui ; elle se servit pour cet effet du ministère d’une femme de chambre qui lui était fort affidée. Cette fille lui ménagea plusieurs rendez-vous dans le jardin de messire Le Noir, où nos amants ne tardèrent pas à se livrer à toutes les jouissances de l’amour. Pour cimenter leur union de manière que la mort seule fût capable de la rompre, ils prirent le parti de se marier secrètement, si l’on peut appeler mariage une promesse réciproque faite par serment et par écrit d’être toujours unis et de s’épouser dès qu’ils en auraient la liberté.

Continuant donc de se voir comme mari et femme, il arriva que la jeune demoiselle rêva une nuit qu’elle était dans le jardin avec son cher Gabriel, qu’elle le tenait entre ses bras ; que dans cette situation elle avait vu sortir du corps de son amant quelque chose de noir et d’affreux, dont elle n’avait pu démêler la forme ; que ce je ne sais quoi, ayant saisi Gabriel, avait, malgré ses efforts, arraché cet amant d’entre ses bras, et qu’ensuite cette espèce de fantôme avait disparu avec sa proie, après s’être roulé quelque temps par terre. La douleur que lui causa ce songe vraiment effrayant la réveilla en sursaut. Elle eut peine à revenir de sa frayeur. Quoiqu’elle eût repris l’usage de ses sens et qu’elle fût très-contente de voir que ce n’était qu’un rêve, elle ne laissait pas d’être inquiète par la crainte que ce songe ne se réalisât. C’est pourquoi elle fit tout son possible pour empêcher Gabriel, qui devait aller la voir la nuit suivante, de se rendre au jardin. Néanmoins, comme son amant s’obstinait à ne point vouloir faire le sacrifice de ce rendez-vous, et qu’elle craignait de lui déplaire et de donner lieu à des soupçons injurieux à sa fidélité, elle consentit à le recevoir. Après s’être amusés un moment à cueillir des roses blanches, des roses vermeilles et d’autres fleurs, ils allèrent s’asseoir auprès d’une fontaine, où ils avaient coutume de se rendre pour goûter les divins plaisirs de l’amour. Quand ils se furent assez caressés, Gabriel voulut savoir la raison pourquoi sa maîtresse l’avait fait prier de remettre ce rendez-vous à un autre jour. Elle ne se fit aucun scrupule de la lui dire, et lui raconta son rêve, en lui témoignant combien elle en avait été alarmée. Le jeune homme rit beaucoup de sa simplicité, lui faisant remarquer que les songes ne signifient rien, et qu’ils n’ont, le plus souvent, d’autre cause que l’excès ou le trop de sobriété dans le manger. « S’il fallait ajouter foi aux songes, continua-t-il, j’en ai fait un aussi la nuit dernière, qui m’aurait empêché de venir ici. J’ai rêvé que, chassant dans une belle et vaste forêt, j’avais rencontré une biche extrêmement blanche, et tout à fait jolie, qui s’était en peu de temps si familiarisée avec moi, qu’elle me suivait partout. Flatté d’une telle affection, j’ai beaucoup caressé ce joli petit animal. Je m’y suis si fort attaché, que, de peur de le perdre, j’ai mis à son cou un collier d’or, duquel pendait une chaîne du même métal, que je tenais à la main. Après avoir marché quelque temps, je m’arrête pour me reposer, et mets sur mes genoux la tête de la biche, qui me paraissait également fatiguée, lorsqu’une lionne noire, affamée et horrible à voir, sortie de je ne sais où, s’offre tout à coup à mes regards. Ce hideux animal se jette aussitôt sur moi et me déchire le côté gauche, comme s’il voulait m’arracher le cœur, sans que je fasse le moindre mouvement pour fuir ou pour lui résister. La violence du mal que je croyais sentir m’ayant alors éveillé, mon premier mouvement a été de porter ma main sur le côté, et le trouvant sans blessure, je ne pus m’empêcher de rire, un moment après, de ma crédulité. Ce songe, continua-t-il, ne signifie absolument rien. J’en ai fait cent fois de pareils, et de plus affreux encore, sans qu’il m’en soit jamais rien arrivé de fâcheux. Ainsi, ma chère amie, moquez-vous de celui que vous avez fait comme je me ris du mien. Ne pensons qu’à nous bien aimer et qu’à jouir des plaisirs de l’amour.

Le récit de ce songe redoubla la frayeur de la belle ; mais, comme elle craignait d’attrister son amant, elle lui cacha ses craintes autant qu’il lui fut possible. Pour mieux lui donner le change sur les noirs et confus pressentiments qu’elle avait et pour tâcher de les oublier elle-même, elle l’embrassait et le caressait de temps en temps. Mais elle avait beau lui prodiguer ses caresses et en recevoir de sa part, qui n’étaient ni moins tendres, ni moins vives, son imagination alarmée lui présageait continuellement quelque malheur et lui causait des distractions. Elle regardait son amant plus que de coutume, et ne détournait ses regards de dessus lui que pour les porter de tous les côtés du jardin, pour voir s’il ne paraissait rien de noir. Dans un des moments où elle était occupée de regarder de part et d’autre, elle entend Gabriel pousser un gros soupir et lui dire d’une voix presque éteinte : « À mon secours, ma chère amie ; hélas ! je me meurs. » À peine a-t-il prononcé ces paroles, qu’il tombe à ses pieds. Andrée se hâte de le relever, appuie sa tête contre ses genoux, et l’arrosant de ses larmes, lui demande, tout éperdue, quelle est la cause de son mal. Son amant n’a pas la force de lui répondre ; une sueur froide couvre son visage, il se sent suffoquer : un moment après il rend le dernier soupir. Il serait difficile d’exprimer la douleur de sa maîtresse, qui l’aimait avec passion. Elle l’appelle, porte ses mains tremblantes sur tous ses membres pour s’assurer s’il vit encore ; et le trouvant sans mouvement et froid comme glace, elle gémit, elle pleure, elle se désespère. Ne pouvant plus douter qu’il ne fût mort, elle va, tout éplorée, appeler sa femme de chambre et lui faire part, en sanglotant, du malheur qui vient d’arriver. Après avoir follement tenté de rappeler Gabriel à la vie et avoir répandu bien des larmes sur son corps, Andrée dit à sa domestique d’un ton de désespoir que, puisqu’elle avait perdu ce qu’elle avait de plus cher au monde, elle était résolue de renoncer à la vie ; mais qu’avant de se donner la mort, elle voudrait bien trouver moyen de mettre son honneur à couvert, et de faire rendre à son cher amant les honneurs de la sépulture. « Dieu vous préserve, mademoiselle, répondit la confidente, de devenir homicide de vous-même ! Ce serait le vrai moyen de perdre votre amant dans l’autre monde comme vous l’avez perdu dans celui-ci : vous iriez droit en enfer, où je suis assurée que l’âme de cet honnête jeune homme n’est point allée. Il vaut mieux vous consoler et soulager l’âme de Gabriel par vos prières et vos bonnes œuvres, si elle en a besoin. Pour ce qui est de la sépulture, cela ne doit pas vous inquiéter. Il importe peu en quel lieu on soit enterré, pourvu qu’on le soit. Nous enterrerons votre amant dans le jardin ; personne n’en saura rien, puisqu’on ignore qu’il y soit venu. Nous pouvons aussi le porter dans la rue ; les premiers qui l’y trouveront ne manqueront pas d’en avertir ses parents, qui se chargeront du soin de le faire enterrer. » La jeune veuve, tout affligée qu’elle était, ne laissait pas d’écouter la servante. « À Dieu ne plaise, répondit-elle en sanglotant, que je souffre qu’un amant qui m’a été si cher, qu’un mari qui m’aimait si fort, soit enterré comme un chien, ou jeté dans la rue comme une charogne ! Il a eu mes larmes, et je veux qu’il ait celles de ses parents, s’il se peut. Je sais ce que nous avons à faire. » Elle lui donna ordre aussitôt d’aller prendre une pièce de drap de soie qu’elle avait dans son armoire, et la lui ayant apportée, elles enveloppèrent le mort de ce drap, après avoir fermé ses yeux, et avoir mis sous sa tête un petit carreau. Andrée dit ensuite à sa femme de chambre : « J’ai encore besoin de ton secours, ma chère amie. La maison de Gabriel n’est pas fort éloignée, nous pouvons l’y porter aisément ; nous le placerons sur le seuil de la porte ; on ne manquera pas de le recueillir quand le jour paraîtra. Ce ne sera pas sans doute une grande consolation pour ses parents ; mais c’en sera une grande pour moi de lui voir rendre les derniers devoirs. » Après ces mots, elle se jeta de nouveau sur le corps et le baigna de ses larmes ; elle ne pouvait s’en séparer ; mais, pressée par la domestique, parce que le jour approchait, elle se leva et tira alors de son doigt le même anneau que Gabriel lui avait donné en l’épousant, comme un gage de sa fidélité, et le mit à celui du mort, en disant : « Si ton âme voit mes larmes, ou si quelque sentiment reste au corps quand l’âme en est séparée, reçois, cher amant, avec reconnaissance le dernier présent que te fait celle que tu as si tendrement aimée. » À peine eut-elle fini ces mots, qu’elle tomba évanouie. Aussitôt qu’elle fut revenue, elles prirent le drap chacune par un bout, et se mirent en devoir de porter le mort devant sa maison. Elles furent surprises et arrêtées en chemin par la garde du podestat, qu’un accident avait attirée dans ce quartier. À cette rencontre imprévue, Andrée eût voulu être morte. Elle prit cependant son parti sur-le-champ : « Je sais, leur dit-elle en les reconnaissant, qu’il ne me servirait de rien de prendre la fuite ; me voilà disposée à comparaître devant le podestat, pour lui raconter la vérité ; mais qu’aucun de vous ne soit assez hardi pour mettre la main sur moi, puisque j’obéis volontairement, ou pour ôter rien de ce qui est sur ce mort, s’il ne veut s’exposer à être sévèrement puni. » Ils la menèrent donc chez le gouverneur, qui la fit entrer dans sa chambre, où elle lui raconta ce qui s’était passé. Après que le magistrat l’eut interrogée sur plusieurs choses, il fit visiter le mort par des médecins, pour voir s’il n’avait point été empoisonné ou tué d’une autre manière. Tous assurèrent que non, disant qu’il avait été étouffé par un abcès qu’il avait auprès du cœur. Le gouverneur, assuré par ce rapport de l’innocence de la demoiselle, dont la beauté l’avait vivement frappé, s’avisa de vouloir lui faire entendre par ses discours qu’il était maître de son sort, qu’il ne tenait qu’à lui de la faire enfermer, ajoutant que si elle voulait se prêter à ses désirs amoureux, il lui rendrait la liberté. Il ne négligea rien pour la séduire ; et voyant que les supplications ne servaient de rien, il voulut user de violence ; mais la demoiselle, que l’indignation rendait courageuse, se défendit avec vigueur, et le repoussa en lui parlant d’un ton fier et imposant. Il était déjà grand jour. Le père d’Andrée, qui, dans cet intervalle, avait été instruit de tout, courut au palais, accompagné de plusieurs de ses amis, pour réclamer sa fille. Il arriva assez à temps pour la délivrer des persécutions du gouverneur. Celui-ci, qui voulait prévenir les plaintes de la demoiselle, fit au père l’éloge de sa vertu, déclarant lui-même qu’il avait tâché de la séduire pour l’éprouver. Il ajouta qu’il était si enchanté de sa résistance et si épris de ses charmes, que s’il voulait la lui donner en mariage, il était prêt à l’épouser, quoiqu’il n’ignorât pas le peu de naissance de son premier mari.

Le podestat avait à peine achevé de parler, qu’Andrée, entendant la voix de son père de la pièce où elle était restée, courut se jeter à ses pieds, et pleurant à chaudes larmes : « Il est inutile, lui dit-elle, mon cher père, que je vous entretienne de ma faute et de mon malheur ; vous en êtes suffisamment informé : je me borne à vous demander très-humblement pardon de m’être mariée à votre insu. Le pardon que je sollicite à vos genoux n’est pas pour prolonger ma vie ; je mourrai, s’il le faut, de grand cœur, pourvu que je meure avec votre amitié. »

Messire Le Noir, déjà vieux et naturellement bon et sensible, ne put retenir ses larmes ; il la releva, en lui disant d’une voix pleine d’attendrissement : « J’aurais sans doute aimé, ma chère enfant, que tu m’eusses marqué plus de soumission, en prenant un mari de ma main ; mais je ne suis pourtant pas fâché que tu en aies pris un à ton gré. Je ne me plains que de ton peu de confiance dans le plus tendre des pères. Pourquoi m’avoir fait un secret de ton mariage ? Je l’aurais certainement approuvé, puisque ton bonheur en dépendait. Ainsi, comme j’aurais reconnu Gabriel vivant pour mon gendre, je veux qu’on le reconnaisse pour tel après sa mort. » Puis, se tournant vers ses parents et ses amis, il leur dit de se préparer à lui rendre les honneurs de la sépulture.

Les parents du défunt, qu’on avait avertis de l’accident qui était arrivé, se réunirent à ceux de la jeune veuve. On mit le corps au milieu de la cour, toujours étendu dans le drap de soie. On l’exposa dans une plus grande cour, qu’on ouvrit à tout le monde, où il fut visité de presque tous les honnêtes gens de la ville, qui l’honorèrent de leurs regrets et de leurs larmes. Il fut ensuite porté au tombeau sur les épaules de plusieurs nobles citoyens, et avec toutes les cérémonies d’usage aux funérailles des gens de distinction.

Quelque temps après, le podestat, toujours épris des charmes de la belle Andrée, revint à la charge auprès du père. Celui-ci en parla à sa fille, qui n’y voulut jamais consentir. Elle lui demanda la permission de se retirer dans un couvent avec sa femme de chambre. Son père, qui ne voulait point la gêner, lui donna son consentement, et elle pratiqua les devoirs de religion avec plus d’ardeur encore qu’elle n’avait rempli ceux de l’amour.

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