NOUVELLE III LES ORAISONS POUR LA SANTÉ

Dans la ville de Sienne, un jeune homme, nommé Renaut, issu d’une famille très-honnête, bien élevé, de jolie figure et fort bien fait, devint passionnément amoureux d’une jeune et jolie femme nouvellement mariée. Il s’imagina que, s’il trouvait moyen de lui parler, il en obtiendrait bientôt tout ce qu’il voudrait. Dans ce dessein, il chercha un expédient qui le mît à portée de la voir et de l’entretenir sans se rendre suspect au mari. Agnès était grosse depuis six ou sept mois : il mit dans sa tête de devenir son compère. Il accosta un jour le mari, qu’il connaissait, et lui témoigna son désir de la manière la plus polie et la plus adroite. Le mari, loin de soupçonner les vues de Renaut, accepta la proposition, et en parut même flatté. Le jeune homme, devenu compère d’Agnès, profita de l’occasion qu’il eut de la voir, pour lui confirmer de bouche ce que ses soupirs et ses yeux lui avaient dit tant de fois auparavant. Il lui peignit la situation de son cœur, et ne manqua pas de lui dire que son repos, son bonheur, sa vie même, dépendaient du retour dont elle payerait ses sentiments.

La belle, qui n’était ni prude ni bégueule, ne s’offensa point de la déclaration. Son amour-propre en parut même flatté ; mais comme elle était sage et qu’elle aimait son mari, elle ôta toute espérance à Renaut, et lui défendit de parler davantage d’amour. L’amant fit de nouvelles tentatives, elles ne lui réussirent pas plus que la première. Il se fit moine de dépit ; et soit que l’état religieux lui convînt, soit autre chose, il persista dans sa résolution, et demeura dans l’ordre. Il renonça sérieusement à l’amour et aux autres vanités du monde. Il tint bon quelque temps ; mais le démon, plus fort que sa dévotion, lui fit à la longue reprendre ses vieilles habitudes. Sa passion pour Agnès se réveilla, et il se livra à tous ses anciens penchants, sans vouloir pour cela quitter le froc. Au contraire, il se faisait un plaisir de se montrer en habit de religieux, toujours propre, toujours élégant ; c’était, en un mot, un moine petit-maître. On le voyait partout réciter des vers galants, chanter des couplets de sa façon, et faire mille autres gentillesses semblables. Mais qu’ai-je besoin de vous décrire le luxe de frère Renaut ? Il suffit de dire qu’il se conduisait comme font les moines d’aujourd’hui. Quels sont ceux en effet qui suivent l’esprit de leur état ? Hélas ! à la honte de ce siècle pervers et corrompu, les moines, vous le savez, ne rougissent pas de paraître dans le monde, gras, dodus, vermeils, délicats, recherchés dans leurs habits, et de marcher, non comme la modeste colombe, mais tels que des coqs orgueilleux, qui lèvent avec fierté leur crête panachée. Leurs chambres sont pleines de pots de confitures, de dragées, d’eaux de senteurs, des meilleurs vins de Grèce et des autres pays, de liqueurs, de fruits d’ambroisie ; de sorte qu’elles ressemblent plutôt à des boutiques d’épiciers ou de parfumeurs qu’à des cellules de religieux. Ils ne cachent même pas qu’ils sont sujets, pour la plupart, à la goutte, qui, comme on sait, ne s’attache guère à ceux qui jeûnent, qui sont tempérants, chastes, qui mènent une conduite sage et réglée, ainsi qu’il convient à des ecclésiastiques et surtout à des moines. Pour moi, malgré l’indulgence qui m’est naturelle, je ne puis voir sans surprise et sans indignation combien ils ont dégénéré et combien ils dégénèrent tous les jours. Saint Dominique et saint François n’avaient pas trois habits pour un ; leurs habillements n’étaient pas de soie, ni de drap fin, ni de couleur recherchée, mais de grosse laine et de couleur naturelle, uniquement destinés à les défendre du froid, et non pour les faire paraître avec éclat. Dieu veuille remédier à ces abus, en ouvrant enfin les yeux aux imbéciles qui les nourrissent et les engraissent de leurs charités !

Frère Renaut, revenu à ses premières inclinations, rendait de fréquentes visites à sa commère et devenait chaque jour plus hardi. Il sollicita la dame avec plus d’onction, plus de persévérance qu’il ne l’avait fait autrefois. La bonne Agnès, qui avait eu le temps de se lasser de son mari, qui se voyait ainsi pressée, qui trouvait frère Renaut plus mûr, plus beau, plus musqué depuis qu’il s’était fait moine, vaincue un jour par ses sollicitations, se retrancha dans ces expressions vagues dont se servent les femmes portées à accorder ce qu’on leur demande. « Comment ! frère Renaut, lui dit-elle, est-ce que les religieux font ces sortes de choses ? – Quand j’aurai ôté l’habit que vous me voyez, répondit le moine, je vous livre, madame, un homme fait comme les autres. » La belle, continuant de faire la petite bouche : « Dieu me préserve, s’écria-t-elle, d’avoir une pareille condescendance ! N’êtes-vous pas mon compère ? le péché serait trop grand ; et c’est ce qui m’empêche de céder à vos désirs. – Belle raison pour vous en empêcher ! repartit le paillard ; j’avoue que ce serait un péché ; mais quels péchés beaucoup plus grands le bon Dieu ne pardonne-t-il pas, lorsqu’on s’en repent ? D’ailleurs, dites-moi, je vous prie, qui est plus proche parent de votre fils, ou votre mari qui l’a engendré, ou moi qui l’ai tenu sur les fonts de baptême ? » La dame répondit que c’était son mari. « Eh bien, reprit le moine, cela empêche-t-il que vous ne couchiez avec lui ? – Non, assurément, dit Agnès. – Je puis donc y coucher aussi bien que lui, moi qui ne tiens pas de si près à votre fils. » La belle, qui n’était pas habile en l’art de raisonner, et qui se déconcertait pour peu de chose, crut ou feignit de croire que le moine avait raison. « Qui pourrait résister, compère, lui dit-elle, à votre éloquence ? » Après cela elle se rendit, et consentit à tout ce qu’il voulut. On imagine bien que ce ne fut pas pour cette fois seulement. Le compère et la commère se retrouvèrent plusieurs autres fois, et avec d’autant plus d’aisance et de liberté, que le compérage les mettait à l’abri de tout soupçon.

Un jour que frère Renaut était sorti avec un de ses compagnons, il crut, avant de rentrer au couvent, devoir passer chez sa commère. Il n’y avait avec elle dans la maison qu’une jeune et jolie servante. Le compère envoya son camarade au grenier avec cette petite fille pour lui enseigner sa patenôtre. Pour lui, il entra dans la chambre à coucher avec sa commère, qui tenait son petit enfant par la main, et ayant fermé la porte, ils s’assirent sur un petit lit de repos. Après s’être fait mutuellement quelques légères caresses, frère Renaut quitta son froc pour se livrer à de plus grandes. À peine ces heureux amants avaient-ils passé une demi-heure ensemble, que le mari, qui venait de rentrer, se fit entendre à la porte de la chambre, heurtant et appelant sa femme. « Je suis perdue, dit-elle alors ! voici mon mari. Il n’est pas douteux qu’il ne s’aperçoive à présent de notre commerce. » Frère Renaut, sans capuchon et sans soutane, commence à trembler de son côté. « Si j’avais seulement le temps de reprendre mes habits, nous trouverions quelque excuse ; mais, si vous lui ouvrez et qu’il me voie en cet état, il n’y aura pas moyen d’en trouver. – Habillez-vous promptement, dit la belle en se ravisant ; prenez ensuite votre filleul dans vos bras, et écoutez bien ce que je dirai à mon mari, afin que ce que vous direz, de votre côté, s’accorde avec ce que j’aurai dit ; dépêchez-vous seulement, et laissez-moi le soin de nous disculper. » Cela dit : « Je suis à vous dans le moment, » cria-t-elle à son mari. Elle court ensuite lui ouvrir la porte, et lui dit, d’un visage gai : « Vous saurez, mon ami, que frère Renaut, notre compère, est venu nous voir fort à propos. C’est un coup du ciel ; sans lui nous perdions aujourd’hui notre enfant. » À ces derniers mots, le bonhomme de mari faillit à se trouver mal. Il en fut tout interdit, et n’ouvrit la bouche que pour demander le malheur qui était arrivé. « Hélas ! continua-t-elle, ce pauvre petit est tout à coup tombé dans une telle faiblesse que je le croyais mort. Je ne savais comment m’y prendre pour le faire revenir, lorsque frère Renaut est entré. Il l’a examiné, l’a pris entre ses bras : Ce sont des vers, ma commère, m’a-t-il dit, qui lui montent au cœur, et qui l’étoufferaient si l’on n’y remédiait promptement. Ne vous chagrinez pas, je les enchanterai, et, avant que je sorte d’ici ils seront tous morts, et vous verrez votre enfant aussi sain et aussi bien portant qu’avant sa faiblesse. Comme vous étiez nécessaire ici, continua la dame, pour dire certaines oraisons, et que la servante n’a pu vous trouver, frère Renaut les a fait dire à son compagnon au plus haut étage de la maison. Je suis entrée ici avec lui, parce que personne autre que le père ou la mère de l’enfant ne peut assister à cet enchantement. Nous nous sommes donc enfermés pour n’être interrompus par qui que ce fût. Il tient encore en ce moment notre cher fils entre ses bras, et il pense que, lorsque son compagnon aura achevé de dire ses oraisons, tout sera fait ; car l’enfant est déjà beaucoup mieux. »

Ce récit déconcerta tellement le pauvre benêt de mari, qui idolâtrait son fils, qu’il prit tout cela pour argent comptant. « Hélas ! que je le voie, dit-il en soupirant. – Gardez-vous-en bien, reprit Agnès, vous gâteriez tout. Attendez encore un peu. Je vais savoir si vous pouvez entrer, ne vous étant pas trouvé au commencement ; je vous appellerai ensuite. »

Frère Renaut, à qui ce récit, dont il n’avait rien perdu, avait donné le temps de s’habiller, prit l’enfant dans ses bras ; et, voyant que le mari avait donné dans le panneau, il cria tout haut : « Ma commère, n’est-ce pas le compère que j’entends ? – C’est moi-même, mon révérend père, répondit le mari. – Avancez donc, s’il vous plaît, » reprit le moine. Le bonhomme s’étant approché : « Tenez, voilà votre enfant en parfaite santé. Tout ce que je vous demande pour le service que je viens de vous rendre, c’est que vous fassiez mettre un enfant de cire, de la grandeur du vôtre, devant l’image de saint Ambroise, par les mérites duquel le Seigneur vous a fait cette grâce. » L’enfant, voyant son père, courut aussitôt à lui et le caressa à sa manière. Le père le prit dans ses bras en pleurant de tendresse, et ne se lassait point de le baiser, ni de remercier le charitable compère qui l’avait guéri.

Le compagnon de frère Renaut, qui avait déjà enseigné à la jeune servante, non pas une seule, mais au moins quatre patenôtres, et qui lui avait fait présent d’une bourse de soie qu’il avait reçue d’une nonnain, n’eut pas plutôt entendu le mari, qu’il sortit du grenier et vint sur la pointe des pieds se mettre dans un endroit d’où il pouvait voir et entendre parfaitement ce qu’on faisait. Quand il vit que tout s’était bien passé, il entra dans la chambre en disant : « Frère Renaut, j’ai dit en entier les quatre oraisons dont vous m’avez chargé. – Tu as bien fait, mon cher confrère, et j’admire la force de ton haleine. Je voudrais en avoir une aussi bonne ; car je n’en avais encore dit que deux lorsque mon compère est arrivé. Mais le ciel a eu égard à ta peine et à la mienne, et a guéri l’enfant à ma grande satisfaction. » Le bon cocu fit aussitôt apporter du meilleur vin avec des confitures, et traita du mieux qu’il lui fut possible les deux religieux, qui avaient besoin de réparer leurs forces. Il les accompagna ensuite jusqu’à la porte, et leur renouvela ses remercîments en leur disant adieu. Il n’eut rien de plus pressé que de commander la statue de cire, qu’on plaça effectivement devant un saint Ambroise qui n’est pas celui de Milan.

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