NOUVELLE III LE MARI AVARE, OU LA REPARTIE

Un seigneur catalan, nommé messire Diégo de la Rata, grand maréchal des armées de Robert, roi de Naples, vint visiter Florence, lorsque le sage et vertueux messire Antoine Dorso en était encore évêque. Comme ce seigneur était aussi galant que bel homme, sa principale occupation, pendant son séjour dans notre bonne ville, était de faire sa cour aux dames. Il devint amoureux, entre autres, d’une nièce du frère de l’évêque, qui passait pour une beauté rare. Le mari de cette belle dame, quoique riche et de naissance, avait des sentiments fort bas et un très-vilain caractère. Son vice dominant était une avarice sordide. Le maréchal, qui connaissait le personnage, tant par la voix publique que d’après ses propres observations, ne fit pas difficulté de lui offrir cinq cents ducats pour qu’il le laissât coucher une nuit avec sa femme, que notre avare tenait de court. La proposition ayant été acceptée sans beaucoup de cérémonies, le rusé Catalan, qui voulait punir le mari de sa lâcheté, fit dorer des pièces de monnaie connues sous le nom de popolins, qui avaient alors cours dans la Toscane ; et après avoir passé la nuit avec la belle, qui ne fut sans doute point consultée, et qui dut le prendre pour son mari, il remit à celui-ci les prétendus ducats dont il avait pris soin de se munir. J’ignore si le Catalan indiscret se vanta de sa bonne fortune, ou si le mari, en se plaignant de la tromperie, fit connaître lui-même sa turpitude ; ce qui est certain, c’est que l’aventure fut sue de toute la ville, et que les plaisants en rirent beaucoup. L’évêque, en homme sage, fit semblant de ne rien savoir ; il reçut le Catalan à son ordinaire, et ils étaient souvent ensemble. Un jour de Saint-Jean, qu’ils se promenaient tous deux à cheval par la ville, ils s’arrêtèrent dans la rue où l’on faisait les courses. Ils s’approchent d’un groupe de dames qui s’amusaient à voir les coureurs, et se trouvent à côté d’une jeune et belle femme, nouvellement mariée, que vous pouvez avoir tous connue, et que la peste vient de nous enlever. C’était madame Nonne de Pulci, cousine de messire Alesso Rinucci, logée près de la porte Saint-Pierre. Cette dame, outre la jeunesse et la beauté, avait beaucoup d’esprit, et parlait avec autant de grâce que de facilité. L’évêque, qui la connaissait un peu, la fit voir au grand méréchal. Un moment après, le prélat, oubliant sa prudence ordinaire, adresse la parole à cette dame ; et, frappant sur l’épaule du Catalan : « Que dites-vous de ce cavalier, madame Nonne ? Pourriez-vous bien en faire la conquête ? » La belle, croyant que ces paroles attaquaient son honneur, et jugeant qu’elles ne pouvaient que donner des impressions désavantageuses sur son compte à ceux qui les avaient entendues, répondit promptement, et sans chercher à se justifier : « Peut-être aussi, monseigneur, aurait-il de la peine à faire la mienne : en tout cas, je puis vous assurer que si je me laissais vaincre, ce ne serait pas pour de la fausse monnaie. » Le prélat et le Catalan, tous deux piqués au vif de cette repartie, l’un pour s’être conduit si peu honnêtement à l’égard d’une femme honnête, l’autre comme parent ou allié du mari avare et crapuleux, se retirèrent tout confus, sans oser rien répliquer.

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