NOUVELLE V RIEN DE PLUS TROMPEUR QUE LA MINE

Messire Forêt de Rabata était un petit homme fort mal fait, ayant le visage plat et le nez camus comme celui d’un chien terrier : il était, en un mot, si affreux que, l’eût-on comparé au plus difforme des Baronchi, on l’aurait encore trouvé fort laid. Cependant, avec sa difformité, il fut un si grand jurisconsulte, que les savants de son temps l’ont regardé comme un code vivant de droit civil.

Giotto, fameux peintre, n’était guère moins laid. Celui-ci avait une imagination si vive pour saisir tous les rapports des objets, pour en rendre les moindres nuances, que ses ouvrages faisaient illusion, et qu’on prenait pour la nature ce qui n’en était qu’une imitation, tant son pinceau était énergique et plein de vérité. C’est lui qui ressuscita la peinture de l’état de langueur et de barbarie où l’avaient plongée des peintres sans goût et sans talent, plus jaloux de charmer les yeux des ignorants et de gagner de l’argent que de plaire aux connaisseurs et d’acquérir de la gloire ; aussi le regarde-t-on comme une des lumières de l’école florentine. Ce qui relevait infiniment son mérite était une modestie fort rare dans les gens de son état. Il avait l’ambition d’être le prince des peintres, et néanmoins il ne voulait point qu’on lui donnât seulement le nom de maître. Mais son humilité ne faisait qu’augmenter l’éclat de ses talents, qui lui attiraient chaque jour des envieux parmi les autres peintres, et même parmi ses propres élèves.

Ces deux hommes aussi mal faits, et d’une figure aussi désagréable l’un que l’autre, avaient leur bien à un village près de Florence, nommé Maguel. Après y avoir passé quelques jours de la belle saison, comme ils s’en retournaient à Florence, ils se rencontrèrent à moitié chemin, aussi mal montés et aussi mal habillés l’un que l’autre. Tandis qu’ils cheminaient ainsi ensemble au petit pas, ils furent surpris par une de ces grosses pluies d’été qui viennent tout à coup et finissent quelquefois de même. Pour se mettre à couvert, ils entrèrent dans la chaumière d’un paysan qu’ils connaissaient. Cependant la pluie ne discontinuait point. Impatientés d’attendre, et voulant arriver de jour à la ville, ils empruntèrent chacun à ce paysan un vieux manteau de bure grise, et un méchant chapeau, ne trouvant rien de meilleur, et se remirent en chemin. Après avoir marché quelque temps fort mouillés et fort crottés, l’orage se dissipa. Messire Forêt écoutant Giotto, qui était beau parleur, s’avise de le regarder avec affectation de pied en cap ; et le trouvant si laid et si mal accoutré, sans songer qu’il n’était pas plus beau lui-même, il se mit à rire, et lui dit : « Pensez-vous que si nous rencontrions à présent quelqu’un qui ne vous eût jamais vu ni connu, il vous prît pour le plus excellent peintre du monde ? – Oui, monsieur, répliqua Giotto dans le moment, s’il pouvait croire, en vous examinant des pieds jusqu’à la tête, que vous savez seulement votre a, b, c. » Le jurisconsulte, se voyant battu des mêmes armes dont il avait attaqué son compagnon de voyage, demeura bouche close, et reconnut son imprudence. Cette anecdote, dont je puis garantir la vérité, nous apprend qu’il ne faut jamais railler les autres, quand on fournit soi-même matière à la raillerie.

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