NOUVELLE III LE CONFESSEUR COMPLAISANT SANS LE SAVOIR

Dans notre bonne ville de Florence, où, comme vous savez, la galanterie règne encore plus que l’amour et la fidélité, vivait, il y a quelques années, une dame que la nature avait enrichie de ses dons les plus précieux. Esprit, grâce, beauté, jeunesse, elle avait tout ce qui peut faire adorer une femme. Je ne vous dirai pas son nom ni celui des personnes qui figurent dans cette anecdote. Ses parents, qui vivent encore et qui occupent un haut rang à Florence, le trouveraient sans doute mauvais. Je me contenterai de vous dire que cette dame appartenait à des gens de qualité, mais si peu favorisés de la fortune, qu’ils furent obligés de la marier à un riche fabricant de draps. Elle était si entêtée de sa naissance, qu’elle regarda ce mariage comme humiliant pour elle, aussi ne put-elle jamais se résoudre à aimer son mari. Cet homme d’ailleurs n’avait rien d’aimable ; tout son mérite se réduisait à être fort riche et à bien entendre son commerce. Le mépris ou l’indifférence de sa femme pour lui alla si loin, qu’elle résolut de ne lui accorder ses faveurs que lorsqu’elle ne pourrait s’en dispenser sans en venir à une rupture ouverte, se proposant, pour se dédommager, de chercher quelqu’un qui fût plus digne de son attachement.

Elle ne tarda pas à trouver la personne qu’elle cherchait. Un jour, en allant à l’église elle vit un jeune gentilhomme de la ville, dont la physionomie la charma si fort, qu’elle en devint aussitôt amoureuse. Sa passion fit de tels progrès, qu’elle ne pouvait reposer la nuit, quand elle avait passé le jour sans le voir. Pour lui, il était parfaitement tranquille, parce qu’il ignorait les sentiments qu’il avait fait naître dans le cœur de la belle ; et la belle était trop prudente pour oser les lui découvrir par lettres ou par l’entremise d’aucune femme, craignant avec raison les suites d’une pareille démarche. Comme elle était naturellement rusée, elle trouva moyen de l’en instruire sans se compromettre.

Elle avait remarqué qu’il voyait fréquemment un moine qui, quoique gras et bien dodu, menait une vie fort régulière et jouissait de la réputation d’un saint homme. Elle pensa que ce moine pourrait servir son amour, et lui fournir le moyen de parler un jour au jeune homme. Après avoir donc réfléchi sur la manière dont elle s’y prendrait, elle alla au couvent, et, ayant fait appeler le religieux, elle lui témoigna un grand désir de se confesser à lui. Le bon père, qui du premier coup d’œil la jugea femme de condition, l’entendit volontiers. Après lui avoir déclaré ses péchés, la dame lui dit qu’elle avait une confidence à lui faire et une grâce à lui demander. « J’ai besoin, mon révérend père, de vos conseils et de votre secours pour ce que j’ai à vous communiquer. Vous savez à présent quels sont mes parents : je vous ai également fait connaître mon mari ; mais je ne vous ai pas dit, et je dois vous l’apprendre, qu’il m’aime plus qu’il ne s’aime lui-même. Je ne puis rien désirer qu’il ne me le donne aussitôt. Il est extrêmement riche, et il ne se sert de sa fortune que pour prévenir mes goûts et me rendre heureuse. Je vous prie d’être bien persuadé que je réponds à sa tendresse comme je le dois. Mon amour égale pour le moins le sien. Je me regarderais comme la plus ingrate et la plus méprisable des femmes, si je songeais seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou blesser tant soit peu sa délicatesse. Vous saurez donc, mon révérend père, qu’un jeune homme dont j’ignore l’état et le nom, et qui me prend sans doute pour tout autre que je ne suis, m’assiége tellement, que je le trouve partout. Je ne puis paraître sur la porte, à la fenêtre, dans la rue, qu’il ne s’offre aussitôt à mes yeux. Je suis même étonnée qu’il ne m’ait pas suivie ici, tant il est sur mes pas. Il est grand, bien fait, d’assez jolie figure, et ordinairement vêtu de noir. Il a l’air d’un homme de bien et de distinction, et, si je ne me trompe, je crois l’avoir vu souvent avec vous. Comme ces sortes de démarches exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux, quoiqu’elle n’y ait aucune part, j’avais eu d’abord envie de prier mes frères de lui parler, mais j’ai pensé que des jeunes gens ne peuvent guère s’acquitter de ces sortes de commissions de sang-froid : ils parlent ordinairement avec aigreur ; on leur répond de même ; on en vient aux injures, et des injures aux voies de fait. J’ai donc mieux aimé, pour éviter le scandale et prévenir tout fâcheux événement, m’adresser à vous, tant parce qu’il paraît être lié avec vous, que parce que vous êtes en droit, par votre caractère, de faire des leçons non-seulement à vos amis, mais à toute sorte de gens. Je vous prie donc de vouloir bien lui faire les reproches qu’il mérite, et de l’engager à me laisser en repos. Qu’il s’adresse à d’autres femmes, s’il est d’humeur galante ; il y en a assez, Dieu merci, et il n’aura pas de peine à en trouver qui seront flattées de recevoir ses soins. Pour moi, j’en serais sincèrement fâchée ; et, grâce à Dieu, je n’ai jamais porté mes vues de ce côté-là. Je sais trop ce que je dois à mon mari et ce que je me dois à moi-même. »

Après ces mots, elle baissa la tête, comme si elle eût eu envie de pleurer.

Le religieux comprit d’abord, par le portrait qu’elle lui fit du personnage, que c’était de son ami qu’il s’agissait. Il loua beaucoup les sentiments vertueux de sa pénitente, qu’il croyait sincère, et il lui promit de faire ce qu’elle souhaitait. Puis, comme il savait qu’elle était riche, il eut soin de la régaler d’un petit sermon sur l’aumône, qu’il termina, selon l’usage, par l’exposition de ses besoins et de ceux du couvent. « Au nom de Dieu, reprit la dame, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire ; s’il nie la chose, dites-lui, s’il vous plaît, que c’est de moi que vous la tenez, et que je vous en fais mes plaintes, pour lui faire savoir combien je suis offensée de sa conduite. »

La confession achevée et l’absolution reçue, la pénitente mit à profit l’exhortation du confesseur sur l’aumône. Elle tira de sa bourse une bonne somme d’argent, qu’elle lui remit, le priant, pour donner un motif à sa libéralité, de dire des messes pour le repos de l’âme de ses parents ; après quoi, elle sortit du confessionnal et s’en retourna chez elle.

Quelques jours après, le jeune homme dont la dame était devenue amoureuse alla voir, à son ordinaire, le bon religieux, qui après lui avoir parlé de choses indifférentes, le prit à part pour lui reprocher avec douceur ses poursuites et ses assiduités prétendues auprès de la belle dévote. Le gentilhomme, qui ne la connaissait point, qui ne se rappelait même pas l’avoir jamais vue, et qui passait rarement devant sa maison, répondit tout naturellement au moine qu’il ignorait ce qu’il voulait dire. Mais le crédule confesseur, sans lui donner le temps de s’excuser davantage : « Il ne vous sert de rien, lui dit-il, de faire ici l’homme surpris et l’ignorant ; je sais ce qui en est, et vous auriez beau le nier. Ce n’est point par des inconnus ni par les voisins que j’en ai été instruit ; c’est par la dame elle-même, qui en est désolée. Outre que toutes ces folies ne vous conviennent pas du tout, je vous avertis que vous n’en retirerez aucun fruit ; cette femme est la vertu et la sagesse même ; ainsi, je vous prie de la laisser en paix, pour votre honneur et pour le sien. » Le jeune homme voulut se défendre encore, en disant qu’elle l’avait sans doute pris pour un autre. « Tout ce que vous pouvez alléguer est inutile, vous dis-je ; elle vous a trop bien dépeint pour que ce ne soit pas de vous qu’elle ait parlé. »

Le jeune gentilhomme, plus déniaisé que le bon père, comprit qu’il y avait du mystère dans ces reproches qu’il ne méritait pas. Il fit alors semblant d’avoir une espèce de honte, et promit de ne donner, à l’avenir, aucun sujet de plainte. À peine eut-il quitté le religieux, qu’il alla passer devant la maison de la femme du fabricant ; elle était à la fenêtre pour voir s’il passerait. Aussitôt qu’elle le vit venir, elle ne douta point qu’il n’eût compris le sens de ce qu’elle avait dit au moine, et la joie la plus vive éclata sur son visage. Le gentilhomme, qui fixa, en passant, ses regards sur elle, voyant que l’amour et le plaisir étaient peints dans les siens, demeura convaincu de la vérité de sa conjecture. Depuis ce jour, il passait et repassait dans cette rue, à la grande satisfaction de la dame, qui, par ses regards et par ses gestes, le confirma de plus en plus dans sa première opinion.

La belle, non moins pénétrante, ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle lui avait donné de l’amour ; mais, pour l’enflammer davantage et le mieux assurer de la tendresse qu’elle avait pour lui, elle retourne à confesse au même religieux, et commence sa confession par les larmes. Le bon père, attendri, lui demande s’il lui est survenu quelque nouveau chagrin. « Hélas ! mon révérend, j’ai de nouvelles plaintes à faire de votre ami, de cet homme maudit de Dieu, dont je vous parlai l’autre jour. Je crois, en vérité, qu’il est né pour mon tourment : il ne cesse de me poursuivre, et voudrait me porter à des choses qui m’ôteraient à jamais la paix du cœur et la confiance de revenir me jeter à vos pieds. – Quoi ! il continue de rôder devant votre maison ? – Plus fort qu’auparavant, reprit la bonne dévote ; on dirait qu’il veut se venger des reproches que je lui ai attirés de votre part, puisqu’il passe jusqu’à sept fois le jour, tandis qu’il ne passait guère plus d’une auparavant. Plût au ciel encore qu’il se fût contenté de passer et de me lorgner ! mais il a eu l’effronterie de m’envoyer, par une femme, une bourse et une ceinture, comme si je manquais de ces choses-là. J’étais si outrée de son impudence, que si la crainte de Dieu et les égards que je vous dois ne m’eussent retenue, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je me suis modérée uniquement par rapport à vous qui êtes son ami, je n’ai pas même voulu en parler à qui que ce soit, avant de vous le faire savoir. J’avais d’abord laissé la bourse et la ceinture à la commissionnaire, avec prière de les lui rendre exactement ; mais, songeant que ces femmes complaisantes prennent de toute main, et que celle-ci aurait fort bien pu retenir le présent en faisant entendre à votre ami que je l’aurais accepté, j’ai cru devoir reprendre ces bijoux pour vous les apporter. Les voilà. Je vous prie de les lui rendre, et de lui dire en même temps que je n’ai que faire de ses présents ni de sa personne ; et que, s’il ne cesse de me persécuter comme il le fait, j’en avertirai mon mari et mes frères, quoi qu’il puisse en arriver ; j’aime mieux qu’il reçoive quelque bonne injure, et peut-être quelque chose de pis, que de m’attirer le moindre blâme à son sujet. Ne ferais-je pas bien, mon révérend père, de prendre ce parti, si cela continue ? N’ai-je pas raison d’être offensée ? – Votre colère ne me surprend point, madame, lui répondit le religieux en prenant la bourse et la ceinture, qui étaient d’une richesse extraordinaire : elle est sans doute juste et bien digne d’une femme honnête et vertueuse. Je lui fis des reproches l’autre jour, et il me promit d’abandonner ses poursuites ; mais puisque, malgré ma réprimande, il ne cesse de rôder continuellement autour de votre maison, et qu’il a l’audace de vous envoyer des cadeaux, je vous promets de le tancer d’une si bonne façon, que vous n’aurez vraisemblablement plus de plaintes à me faire sur son compte. Si vous m’en croyez, vous n’en direz rien à vos parents : ils pourraient se porter à quelque extrémité, et vous auriez cela à vous reprocher. Ne craignez rien pour votre honneur ; de quelque manière que la chose tourne, je rendrai témoignage de votre vertu devant Dieu et devant les hommes. »

La dame parut consolée par ce discours, et elle changea de propos. Comme elle connaissait l’avarice du moine et celle de ses confrères, pour avoir prétexte de lui donner de l’argent : « Ces nuits dernières, lui dit-elle, plusieurs de mes parents m’ont apparu en songe, ma bonne mère entre autres. J’ai jugé, à l’air de tristesse et d’affliction qui régnait sur leur visage, qu’ils souffraient et ne jouissaient pas encore de la présence de Dieu. C’est pourquoi je voudrais faire prier pour le repos de leur âme. Je vous serai donc bien obligée de dire les quarante messes de saint Grégoire à leur intention, afin que le Seigneur les délivre des flammes du purgatoire. » Tout en disant ces mots, elle lui donna une poignée d’argent, qu’il reçut sans se faire prier. Pour l’affermir dans ses bons sentiments, le bon père lui fit une petite exhortation et la congédia après lui avoir donné sa bénédiction.

Elle ne fut pas plutôt partie, que le religieux, trop peu fin pour s’apercevoir qu’il était pris pour dupe, envoya chercher son ami. Le jeune homme comprit, à l’air courroucé du moine, qu’il allait apprendre des nouvelles de sa maîtresse. Il l’écouta sans l’interrompre, jusqu’à ce qu’il eut assez parlé pour le mettre bien au fait des intentions de la dame. Il n’y eut point de reproches que le sot personnage ne lui fît ; il en vint même, dans son appartement, jusqu’aux injures. « Vous m’aviez solennellement promis de ne plus persécuter cette femme, et vous avez l’effronterie de lui envoyer des présents ! Elle les a rejetés avec indignation. – Moi, je lui ai envoyé des présents ? répondit alors le gentilhomme, qui voulait tirer du religieux de plus grands éclaircissements. – Oui, et vous le nieriez inutilement, car elle me les a remis pour vous les rendre, monstre que vous êtes. Tenez, les voilà ; les reconnaissez-vous ? – Je n’ai plus rien à dire, répondit-il en feignant d’être confus et humilié ; je reconnais mes torts ; et puisque cette dame est si sauvage, si inflexible, je vous donne, pour cette fois, ma parole d’honneur de la laisser tranquille. » Alors le moine lui rendit bêtement la bourse et la ceinture, en l’exhortant à tenir sa promesse plus religieusement qu’il n’avait fait. Le jeune homme lui promit de se mieux conduire, et se retira fort content d’avoir reçu des assurances de l’amour de sa maîtresse. Ce présent lui fit d’autant plus plaisir qu’il y avait pour devise sur la ceinture : « Aimez-moi comme je vous aime. » Il alla incontinent se poster dans un lieu d’où il pût faire voir à la dame qu’il avait reçu son beau présent. La belle fut enchantée d’apprendre qu’elle avait affaire à un amoureux intelligent. Elle eut une joie infinie de ce que son intrigue était en bon train, et ne soupirait plus qu’après une absence de son mari pour se trouver au comble de ses désirs.

Elle n’attendit pas longtemps cette absence tant désirée. Peu de jours après, le fabricant de draps fut obligé d’aller à Gênes pour les affaires de son commerce. Il ne fut pas plutôt parti, que sa femme alla trouver son confesseur, et lui dit, après plusieurs doléances : « Je reviens, mon révérend père, pour vous dire que je n’y puis plus tenir. Il faudra que j’éclate, quoi qu’il en arrive, malgré tout ce que je vous ai promis. Sachez que votre ami est un vrai démon incarné. Vous n’imagineriez jamais ce qu’il m’a fait ce matin même, avant que le jour parût. Il a su, je ne sais comment, que mon mari était parti hier pour Gênes. N’a-t-il pas eu l’insolence d’entrer hier dans notre jardin, de monter sur un arbre qui donne vis-à-vis de ma chambre et d’ouvrir ma fenêtre ? Il était sur le point d’entrer, lorsque, éveillée par le bruit, je me suis levée pour voir ce que c’était. J’allais crier au voleur, quand ce malheureux m’a dit son nom et m’a conjurée, pour l’amour de Dieu et par considération pour vous, de ne faire aucun éclat et de lui donner le temps de se retirer. Je me suis donc contentée, purement par égard pour vous, de refermer la fenêtre, et il s’est sans doute enfui, puisque, depuis ce moment, je n’ai plus rien entendu. Je vous demande à présent, mon père, si je dois souffrir des outrages de cette nature. Je n’en ferai rien, je vous assure, et il n’en sera pas quitte à si bon marché que les autres fois. J’ai été trop patiente jusqu’à présent par condescendance pour vous, qui êtes son ami, et c’est sans doute ce qui l’a si fort enhardi à m’outrager à ce point. Si vous m’aviez laissée suivre mon premier dessein, cela ne serait point arrivé. – Mais, madame, répondit le bon père tout confus, êtes-vous bien assurée que ce soit lui ? Ne l’auriez-vous pas pris pour un autre ? – Dieu vous bénisse, mon père, je sais trop le distinguer pour être méprise, quand il ne se serait pas nommé lui-même. – Je ne puis disconvenir que ce ne soit là une hardiesse des plus criminelles. Vous avez très-bien fait de lui fermer la fenêtre au nez et de n’avoir pas voulu seconder son damnable projet. Je ne saurais donner trop de louanges à votre vertu ; mais puisque Dieu a sauvé votre honneur du naufrage, et que vous avez par deux fois déféré à mes conseils, je me flatte que vous voudrez bien mettre le comble à votre soumission en suivant encore celui que je vais vous donner. Permettez que je lui parle encore avant d’informer vos parents de son impudence. Peut-être serais-je assez heureux pour l’engager à vaincre sa brutale passion. Si je ne réussis pas à le rendre sage, à la bonne heure ; vous ferez alors tout ce qu’il vous plaira. – J’y consens encore, mon père, puisque vous le désirez ; mais je vous proteste que c’est pour la dernière fois que je vous porterai des plaintes à ce sujet. » Et, en disant ces mots, elle se retira brusquement en faisant la fâchée.

À peine fut-elle sortie, que l’amant arriva pour savoir s’il n’y aurait rien de nouveau sur le tapis. Le moine le prit en particulier pour lui dire mille injures plus fortes les unes que les autres sur son manque d’honneur et de foi. Le jeune homme, accoutumé aux reproches du zélé confesseur, s’en inquiétait fort peu ; il le laissait dire, et attendait avec grande impatience une explication plus claire. Il tâchait, par sa surprise et son maintien curieux, de le mettre dans le cas de parler le premier. Voyant qu’il n’en pouvait venir à bout : « Qu’ai-je donc fait, lui dit-il, mon père, pour exciter si fort votre courroux ? Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c’est moi qui ai crucifié Jésus-Christ ? – Oui, malheureux, vous l’avez crucifié par vos désirs impudiques… Mais, voyez le sang-froid de ce scélérat ! on dirait, à le voir, qu’il est blanc comme neige, ou qu’il a perdu le souvenir de ses crimes, comme s’il y avait plusieurs années qu’il les eût commis. Avez-vous oublié, monstre infernal, l’injure atroce que vous avez faite à la femme du monde la plus honnête ? Où étiez-vous ce matin avant le jour ? Parlez. – J’étais chez moi, dans mon lit. – Dans votre lit ! Il n’a pas tenu à vous, impudique, que vous ne soyez entré dans celui d’une autre. – Je vois, dit alors le jeune homme, qu’on a pris soin de vous instruire de bonne heure. – Cela est vrai ; mais vous étiez-vous bonnement imaginé, parce que le mari est absent, que cette femme allait vous recevoir à bras ouverts ? Grand Dieu ! est-il possible que mon ami, auparavant si honnête, soit devenu en si peu de temps un coureur de nuit ; qu’il entre dans les jardins, qu’il monte sur les arbres pour chercher à s’introduire dans la chambre des femmes les plus vertueuses ! Êtes-vous donc devenu fou, pour croire que cette sainte personne se laisse vaincre par vos importunités ? Sachez que vous êtes pour elle un objet d’aversion et de mépris. Oui, vous êtes, j’en suis sûr, ce qu’elle abhorre le plus, et vous voulez l’engager à vous aimer ! Mais quand elle ne vous aurait pas fait connaître sa répugnance pour vous, mes exhortations et la parole que vous m’aviez donnée n’auraient-elles pas dû vous retenir ? Je l’ai empêchée jusqu’à présent d’en parler à ses parents, qui vous auraient certainement fait un mauvais parti ; mais si vous continuez à la harceler, je lui ai permis et même conseillé de ne plus garder aucun ménagement. Arrangez-vous là-dessus. Je suis las de vous défendre, et je serai le premier à la louer de porter plainte contre vous à ses frères, si vous êtes assez aveugle pour faire de nouvelles tentatives auprès d’elle. »

L’amoureux gentilhomme comprit parfaitement les intentions de la belle. Il calma le religieux du mieux qu’il lui fut possible. « J’avoue, lui dit-il, que j’ai fait une folie ; mais je vous jure que ce sera la dernière, et que vous n’entendrez plus parler de moi par cette dame. Je rends hommage dès ce moment à sa vertu, et je vous remercie des soins que vous avez pris pour l’empêcher de parler de mes poursuites à ses parents. Je profiterai de vos avis, vous pouvez y compter. »

Il en profita en effet ; car, voyant clairement que sa maîtresse n’avait eu d’autre intention que de lui fournir les moyens de la voir, il ne manqua pas, dès la nuit suivante, d’entrer dans le jardin et de monter à la fenêtre par l’arbre qu’on lui avait indiqué. La belle, qui ne dormait pas, comme il est aisé de le comprendre, mais qui brûlait d’impatience de le voir arriver, le reçut à bras ouverts. Après s’être témoigné et prouvé mutuellement leur tendresse, ils rirent et s’amusèrent beaucoup de la simplicité du religieux, qui, sans s’en douter, avait si bien servi leur amour. Ils firent également plusieurs plaisanteries au sujet du mari, et prirent, avant de se séparer, des mesures pour se revoir sans avoir plus besoin de l’entremise du confesseur. Ils mirent tant de prudence dans leur intrigue, qu’ils eurent le secret de se voir fréquemment, et même de coucher plusieurs fois ensemble, sans être découverts.

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