Ces douleurs-là ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un voile…
Je reprends donc ce récit au moment où la vie ordinaire recommence. Le premier repas de famille en consacre la continuation, après qu'ont cessé les allées et venues de parents et d'étrangers, et tout le désordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frère Etienne, accouru de Rome, est reparti pour y achever ses études théologiques. Mélanie, en se penchant davantage sur toutes les misères de l'hôpital où elle sert, épuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, à distance, a, d'un bref câblogramme où nous avons pu mesurer son attachement, accusé le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons nous compter comme des blessés après la défaite.
La cloche a sonné et il nous faut gagner la salle à manger. Voici grand-père qui rentre de sa promenade : il s'est courbé et cassé, il s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal à lui-même :
– Ah ! soupire-t-il, essoufflé, j'ai cru que je n'arriverais jamais jusqu'à la maison.
Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous étions petits. Mais avons-nous cessé de dire : la maison ? Je le vois si faible et si vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et sur le lac, du temps où nous allions bien tranquillement tous les deux à la conquête de la liberté. Dépassant la mesure dans ma transformation, voici que je l'observe, avec une commisération excessive qui est presque du mépris.
Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas ? argumente et discute ; elle discute et argumente sur l'utilité des fortifications et des armes, et leur destruction lui paraît un jeu. Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes ? Ainsi pouvions-nous parler de nos désirs et de nos rêves, et de la cité future, et surtout de notre chère liberté. Nous le pouvions, et maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous défend et que nous sommes face à face avec la vie, avec notre propre destinée. Il n'est plus, grand-père, celui qui pour toute la famille montait la garde aux remparts.
Tante Dine achève de mettre le couvert. Elle est bien âgée pour s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de repos.
– Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire.
Mais elle proteste et gongonne, et se met à pleurer tout fort :
– Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je travaille.
Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra à l'office que Mariette, parce que notre situation est changée ? Chacun de nous devra y mettre du sien, et tante Dine, à son habitude, prend de l'avance.
Louise n'a plus sa gaieté. Elle entre, en tenant par la main sa sœur Nicole qu'elle protège. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs cheveux blonds avec plus de tendresse ? Songerais-je déjà à leur avenir plus incertain ? Jacquot, peu surveillé ces derniers temps, n'a pas été sage, mais voilà ma mère qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute qu'elle penserait à le gronder. Il s'étonne, il obéit. Et maintenant il faut s'asseoir autour de la table.
Ma mère a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant dans sa démarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle nouvelle autorité, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne vers grand-père qui la suit :
– C'est à vous de le remplacer.
Et elle désigne, en face d'elle, la chaise de mon père.
– Oh ! pas moi, refuse grand-père en s'agitant. Valentine, je n'irai pas là. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bête.
Elle insiste, mais vainement ; rien ne le fera céder. Alors ma mère lève sur moi ce regard calme et effrayé ensemble qu'elle a depuis… depuis qu'elle est veuve :
– Ce sera toi, dit-elle.
Sans un mot je m'assis à la place de mon père, et de quelques instants il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une chose si simple et si naturelle ? Si simple en effet et si naturelle était la transmission du pouvoir.
J'ai comparé la maison à un royaume, et la suite des chefs de famille à une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait à moi-même. Ma mère exerçait la régence et je portais la couronne. Et cette couronne, voici que j'en connaissais à la fois le poids et l'honneur. Comme j'étais né précédemment à la douleur et à la mort, je naissais au sentiment de ma responsabilité dans la vie. Je ne sais, en vérité, si je puis comparer à ce sentiment qui m'envahissait aucune autre émotion. Il me perçait le cœur de cette flèche aiguë et cruelle que l'on attribue généralement à l'amour. Et de ma blessure jaillissait, comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes jours. Ce sang-là, loin de diminuer les forces de la vie, se répandrait pour la défense éternelle de la race.
Avant que j'eusse atteint l'âge d'homme, le grand combat qui se livre immanquablement dans toute existence humaine entre la liberté et l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices exigés pour durer, s'était livré en moi par anticipation. Un précepteur aimable et dangereux m'avait révélé à l'avance le charme miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil même qui croit nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop énervant ne me retiendrait jamais plus tout à fait. Ma vie était fixée désormais à un anneau de fer : elle ne dépendrait plus de ma fantaisie. Je ne tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchaînées. Mais ces chaînes-là, tout homme les reçoit un jour, qu'il monte effectivement sur le trône ou que son empire ne soit que d'un arpent ou d'un nom. Comme un roi, j'étais responsable de la décadence ou de la prospérité du royaume, de la maison.
À quelques jours de là, puisque je commençais mes études de médecine, je dus partir, moi aussi, momentanément. Cet éloignement me déchirait : dans le zèle de mon rôle nouveau, je voulais croire ma présence indispensable à ma mère. N'était-elle pas toute brisée par la perte de celui qui était sa vie ? Son calme, pourtant, m'étonnait, et aussi la clarté de son jugement, et cette mystérieuse autorité nouvelle que chacun sentait. Aux obsèques, Martinod avait sollicité l'honneur de prononcer un discours pour rappeler aux assistants le dévouement de mon père, et elle s'y était refusée. Pourquoi décourager cet adversaire repentant ? J'aurais volontiers émis un avis contraire. Et peu après nous apprîmes que Martinod, songeant à reconquérir la mairie, avait compté pour sa popularité sur cette exploitation de la mort. Les ils de tante Dine ne désarmaient pas. Ils ne désarmaient jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient ni duper ni endormir.
Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et Jacquot. Grand-père ne pouvait plus compter. Il déclinait maintenant de jour en jour. Lui qui avait affiché tant d'horreur pour les clôtures, s'informait presque chaque soir si les portes étaient bien fermées au verrou. Que craignait-il ? Une fois, comme il sortait d'un demi-sommeil, il réclama son père avec insistance. Tante Dine l'en reprit un peu rudement :
– Tu sais bien qu'il est mort depuis trente années.
À notre stupéfaction, il répliqua aussitôt :
– Mais non, pas celui-là, l'autre.
– L'autre ? que veux-tu dire ?
– Celui qui était là tout à l'heure.
Et il montrait la direction du cabinet de consultation.
Nous comprîmes alors que son cerveau commençait de brouiller les générations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon père, tout naturellement, était devenu son père.
Très troublé par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui. Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberté.
La veille de mon départ, j'avais rejoint ma mère dans sa chambre. Je désirais de lui apporter du courage pour notre séparation, et j'étais plus troublé et plus faible qu'elle.
– Je reviendrai, disais-je, définitivement. Et je tâcherai de le continuer.
Nous ne le désignions pas davantage entre nous.
– Oui, me répondit-elle, ton tour est venu.
Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tête appuyée à son épaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, elle me rassura :
– Écoute : il ne faut pas être triste.
Était-ce elle qui parlait ainsi ? Surpris, je me redressai et la regardai : son visage consumé par l'épreuve, ciselé par la douleur du plus profond amour, était presque décoloré. Toute son expression lui venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait changé et vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermeté insaisissable qu'elle communiquait à son entourage sans qu'on sût comment.
– Ne t'étonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si désespérée la première nuit que j'ai supplié Dieu de me prendre. J'ai crié vers Lui, et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes pas séparés, vois-tu, nous marchons vers la réunion.
Sur la table à ouvrage, à côté d'elle, était posé un livre d'heures. Je le pris machinalement et de lui-même il s'ouvrit à une page qu'elle avait dû bien souvent relire.
– Lis à haute voix, m'invita-t-elle.
C'était la prière des agonisants, qui se récite pendant qu'entre la mort :
« Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout-puissant qui vous a créée ; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous ; au nom des Anges et des Archanges, au nom des Trônes et des Dominations ; au nom des Principautés et des Puissances, au nom des Chérubins et Séraphins, au nom des Patriarches et des Prophètes, au nom des saints Apôtres et Évangélistes, au nom des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans la paix, et votre habitation dans le saint Lieu !… »
Tout le ciel est convié pour recevoir l'âme à qui s'ouvre la porte de la vie.
Nous ne sommes pas séparés, nous marchons vers la réunion : je compris le sens de ces paroles.
Dans le silence qui suivit ma lecture, je perçus de nouveau la plainte régulière de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la confiance de mon père quand, prêt à parler, cette confiance lui avait fermé la bouche. Qu'aurait-il dit à ma mère qu'elle eût ignoré de lui ? Elle achèverait son œuvre, puis elle irait le retrouver. C'était si simple, et c'est pourquoi elle était paisible.
Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui même recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir survécu à son neveu. Et quand ma mère la reprenait doucement sur cet excès de zèle, elle protestait avec des larmes comme pour réclamer une faveur.
Comme on voit le soir, peu à peu, sur les pentes, s'allumer les feux des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par delà notre horizon même, et jusqu'au bout du monde, et jusque par delà le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les présents, pour Mélanie au chevet des pauvres, pour Etienne à Rome, et pour Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus haut ils brillaient encore.
Et il me sembla que les murs dont j'avais déploré l'étroitesse pendant mes années d'adolescence, pendant ma course à la liberté, s'ouvraient d'eux-mêmes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier ? Partout où j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes souvenirs d'enfance, avec le passé, avec ma douleur, avec ma dynastie. Partout où j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau de ma terre, comme si j'avais été pétri avec son limon ainsi que Dieu fit du premier homme.
Ce soir-là, veille de mon départ, ma foi dans la maison fut la foi dans la Maison Éternelle où revivent les morts dans la paix…
Avril 1908 – Décembre 1912.
FIN