XXIX Deuil de la reine. La messagère

Lionel parti, la reine demeura plus triste que jamais, car elle craignait que Lancelot ne succombât au venin des couleuvres ; et sachez qu’il n’y avait pas une âme à la cour à qui elle osât dire ses pensées. Elle menait sa vie accoutumée, usant ses jours à broder d’or et de soie, à écouter des contes, à jouer aux échecs et aux tables, à faire manger son faucon au poing ; mais, chaque fois qu’elle était seule, elle ouvrait la boîte d’ivoire que Lionel lui avait apportée, et elle regardait les cheveux de son ami, puis les baisait aussi pieusement qu’une relique. Parfois aussi elle se faisait chanter par ses pucelles les chansons et les complaintes les plus tristes qu’elles connussent, comme celle de la dame du Faiel dont le sire partit pour la croisade et ne revint jamais.

Je chante pour mon courage

Que je veux réconforter,

Car j’ai eu si grand dommage

Que je crains de m’affoler.

Las ! de la terre sauvage

Mon seigneur n’est pas rentré !

Mais je sens mon cœur plus sage

Quand de lui je peux parler.

Quand ils crieront : « Outrée ! »

Dieu, aidez au pèlerin

Pour qui suis épouvantée :

Car félons sont Sarrasins !

Je souffrirai mon dommage

Et les ans pourront passer.

Il est en pèlerinage :

Dieu l’en laisse retourner !

Ah ! malgré tout mon lignage

Je ne veux chance trouver

De faire autre mariage.

Fol, qui m’en ose parler !

Quand ils crieront : « Outrée ! »

Dieu, aidez au pèlerin

Pour qui suis épouvantée :

Car félons sont Sarrasins !

J’ai l’âme toute dolente

Qu’il ne soit en ce pays,

Celui qui mon cœur tourmente

Je n’ai plus ni jeux ni ris.

Il est bel et je suis gente…

Dieu, dis pourquoi tu le fis ?

Si bonne était notre entente !

Pourquoi nous as départis ?

Quand ils crieront : « Outrée ! »

Dieu, aidez au pèlerin

Pour qui suis épouvantée :

Car félons sont Sarrasins !

Je veux rester en attente

Car j’ai son hommage pris.

Quand la douce brise vente,

Qui vient du lointain pays

Où est celui qui me hante,

J’y tourne aussitôt mon vis.

Lors, me semble que le sente

Par-dessous mon manteau gris.

Quand ils crieront : « Outrée ! »

Dieu, aidez au pèlerin

Pour qui suis épouvantée :

Car félons sont Sarrasins !

Hélas ! que je fus déçue

De ne point l’accompagner !

Sa chemise dévêtue

M’envoya pour l’embrasser.

La nuit, quand l’amour me tue,

La mets contre moi coucher,

La serrant sur ma chair nue

Pour mes durs maux apaiser.

Quand ils crieront : « Outrée ! »

Dieu, aidez au pèlerin

Pour qui suis épouvantée :

Car félons sont Sarrasins !

Cependant la reine mangeait, buvait, dormait si peu que c’était merveille qu’elle ne rendît l’âme et que ce ne l’est point si, à la fin, elle tomba malade : dont le roi se tourmenta beaucoup, car il ne soupçonnait pas que ce fût à cause de Lancelot du Lac, tant elle s’était toujours prudemment conduite. Et tous, pauvres et riches, s’inquiétaient de la maladie de leur dame, comme de l’absence de Lancelot et des chevaliers qui étaient partis en quête de lui, de manière que la cour était toute troublée.

Un soir que la reine s’était endormie, affaiblie de pleurer et jeûner comme elle faisait, elle rêva qu’elle entrait dans une chambre et qu’elle y trouvait Lancelot couché à côté de la plus belle demoiselle du monde. La douleur qu’elle eut de ce songe l’éveilla : elle sortit de son lit et, après avoir fait le signe de la croix, elle se mit à sangloter aussi fort que si elle eût vu finir le monde entier :

– Ha, disait-elle, beau doux ami, plût à Dieu que je vous visse couché avec une demoiselle, pourvu que vous fussiez sain et sauf !

À l’entendre gémir ainsi, une pucelle qui dormait dans la chambre eut grand’peur qu’elle ne tombât en frénésie, et elle lui aspergea le visage d’eau, bénite en criant :

– Dame, voici le roi : sauvez-vous dans votre lit !

À ces mots, la reine, qui avait toujours beaucoup redouté son seigneur, se recoucha, et elle s’endormit de fatigue jusqu’au matin.

À son réveil, elle se trouva mieux et appela la pucelle :

– Belle cousine, lui dit-elle, me feriez-vous bien un message ? Mais, si vous n’étiez sage et discrète, j’en mourrais de chagrin.

– Dame, je suis de votre lignage et votre plus proche parente : si vous me manquiez, tout me manquerait, car je n’attends nul bien en ce monde que de vous.

– Il vous faut donc aller en Gaule et chercher là le château de Trèbe. Tout auprès s’élève une abbaye jadis bâtie en mémoire du roi Ban : on la nomme le Moutier royal ; elle se dresse sur une colline, auprès d’un lac. Pénétrez hardiment dans cette eau, car ce n’est qu’enchantement ; ou, si vous n’avez le cœur de le faire, attendez d’y voir entrer quelqu’un et suivez-le. Vous y trouverez de belles maisons et de sages et courtoises gens à qui vous demanderez de vous conduire à la Dame du Lac, qui a nom Viviane. Et, quand vous serez devant elle, vous la supplierez de venir à moi et vous lui remettrez ce message.

Comme elle achevait ces mots, le roi entra dans la chambre, qui fut tout joyeux de la voir assise sur son lit.

– Dame, demanda-t-il, comment vous sentez-vous ?

– Sire, non plus si malade qu’hier, Dieu merci.

– Avez-vous mangé ? fit-il.

– Sire, oui, un peu.

– Je voudrais bien que vous pussiez vous lever et venir causer avec mes chevaliers : peut-être en apprendriez-vous des nouvelles qui vous réconfortassent.

– Sire, je suis encore trop faible.

– Je m’en vais donc, car il est temps de dîner.

Là-dessus, il sortit et annonça à tout le monde qu’elle se trouvait mieux. Aussitôt les dames et demoiselles accoururent dans la chambre de la reine, et elles s’efforcèrent de l’égayer ; mais comment aurait-elle eu quelque joie au cœur, quand elle avait perdu celui dont toute joie lui venait ?

Le lendemain, elle remit à sa cousine une robe de soie, avec la cotte et le manteau pareils, pour chevaucher, et un autre manteau, très beau, à vêtir dans les hautes cours. Puis elle fit amener le meilleur de ses palefrois qui fut garni aussi richement que possible. Enfin elle donna à la demoiselle un nain bien emparlé, qui connaissait une foule de langages, et un écuyer preux et hardi pour l’escorter. Et, les coffres chargés sur les sommiers, la demoiselle s’en fut droit vers la Gaule, avec ses gens.

La reine avait monté sur la plus haute tour pour la voir s’éloigner. Quand sa cousine eut disparu dans la forêt, le cœur lui manqua. Mais, en baissant les yeux, elle vit à son doigt un anneau que Lancelot lui avait donné, et cela la réconforta un peu. Puis elle descendit dans sa chambre et pria Notre Seigneur de lui envoyer des nouvelles de celui qu’elle désirait, telles qu’elle pût être joyeuse.

Et ce fut peu après que Lionel revint à Camaaloth : il conta comment il avait quitté Lancelot sain et sauf devant le château où l’avait conduit la vieille, et la reine s’en réjouit fort, et le roi Artus et toute la cour comme elle. Mais le conte dit maintenant ce qu’il advint de sa cousine, qui chevauchait vers la Dame du Lac.

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